: Témoignages Election présidentielle en Turquie : à l'occasion du second tour, trois victimes de procès politiques confient leur "profond espoir de changement"
A l'approche du second tour de l'élection présidentielle en Turquie, les rêves d'alternance politique s'éloignent pour les opposants au président Recep Tayyip Erdogan. Donné favori, l'islamo-conservateur, au pouvoir depuis plus de vingt ans, pourrait rempiler pour cinq années supplémentaires. Et avec lui, les purges politiques lancées au milieu des années 2010, en particulier depuis le coup d'Etat manqué du 15 juillet 2016. La reprise en main du pouvoir avait débouché sur plus de 150 000 limogeages de fonctionnaires rien que dans les mois suivants, selon les Nations unies (communiqué en anglais), qui ont dénoncé de nombreux procès "totalement arbitraires".
Ces dernières années, le pouvoir turc a continué sa traque et jugé des milliers de personnes pour "terrorisme", avec deux principaux chefs d'accusation : l'appartenance à la confrérie religieuse de Fethullah Gülen, un ancien allié d'Erdogan accusé d'avoir ourdi le putsch raté de 2016, mais aussi la sympathie envers le peuple kurde, minorité persécutée en Turquie.
Médecins, juges, universitaires, policiers, enseignants coraniques : aucun milieu n'a été épargné par ces procédures qui ont installé un climat de méfiance dans le pays. Face à la montée en puissance du régime Erdogan, les protestataires ont parfois dû payer un lourd tribut au nom de leurs engagements. Trois d'entre eux se confient.
Füsun Üstel, 68 ans, universitaire emprisonnée pour une pétition
Un "lynchage". C'est ce que raconte avoir vécu Füsun Üstel, professeure et figure de l'université de Galatasaray, à Istanbul. En janvier 2016, elle lance avec d'autres le collectif des Universitaires pour la paix, et signe une pétition qui dénonce un "crime" ainsi que l'usage par le gouvernement de méthodes et d'armes "normalement réservées à la guerre" contre les populations kurdes dans l'est du pays. Le texte provoque l'ire du gouvernement Erdogan, qui crie à la "propagande en faveur d'une organisation terroriste", car la cause kurde est notamment portée par un groupe armé, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
"Nous ne savions pas que cela serait si lourd de conséquences", confie la politiste et historienne, qui a rapidement été la cible de poursuites. Consciente du risque d'emprisonnement, elle dit s'être "organisée". "Je suis partie en retraite anticipée quelques mois avant le début des procès, pour éviter le licenciement et garantir ma pension et mon allocation de retraite", détaille-t-elle.
Comme elle, plus de 1 100 universitaires se retrouvent face à la justice pour avoir réclamé la paix. Dans son cas, le couperet tombe en avril 2018 : elle est condamnée à 15 mois de prison, qu'elle doit purger après un appel rejeté. "J'ai été envoyée dans un quartier de haute sécurité et surpeuplé", dénonce-t-elle.
"Nous avions de l'eau chaude deux fois par semaine, impossible de mener un quotidien décent et humain."
Füsun Üstel, professeure d'université emprisonnée en 2018à franceinfo
Durant sa détention, Füsun Üstel tient grâce au soutien d'autres signataires, de nombreux universitaires, et d'organisations européennes et américaines. Elle est finalement libérée de façon anticipée le 22 juillet 2019, et voit sa peine annulée par la Cour de cassation. A sa sortie de prison, elle refuse toutefois de retourner dans le monde académique. "Je n'ai aucun regret, vu l'état actuel des universités et les dégâts causés par le gouvernement", lâche celle qui continue à travailler, de façon indépendante, sur ses domaines de recherche.
Au cours de la campagne électorale, Kemal Kiliçdaroglu, candidat à la présidentielle de la coalition d'opposition, a promis que les Universitaires pour la paix seraient réhabilités "immédiatement" s'il venait à être élu. Une annonce qui satisfait Füsun Üstel, même si ses espoirs restent "modérés". "Je ne m'attends pas à une démocratisation radicale, mais au moins à certaines réformes", explique celle qui veut de nouveau "avoir voix au chapitre", après ces procès-bâillons. "La démocratie n'est jamais un système parfait et achevé. Elle est en devenir, et il faut lutter sans cesse pour elle."
Can Candan, 54 ans, enseignant limogé
Lui aussi signataire de la pétition des Universitaires pour la paix, le réalisateur et enseignant Can Candan a été la cible d'un procès, mais n'a pas été jeté en prison. "Ils ont utilisé la stratégie de la peur, en frappant ceux qui étaient au premier rang pour impressionner le reste du groupe, analyse-t-il. Cela aurait très bien pu m'arriver." Le cinéaste reste toutefois choqué par l'ampleur de la répression déployée en 2017. "Il y avait tellement d'affaires que la presse ne pouvait plus suivre !" s'étonne encore celui qui a documenté, caméra à la main, de nombreux procès de ses collègues.
En 2019, son acquittement sur décision de la Cour de cassation est loin de signifier la fin des ennuis pour le documentariste, très attaché à l'université du Bosphore d'Istanbul. Depuis le putsch manqué, Recep Tayyip Erdogan s'est en effet arrogé le droit de nommer par décret les recteurs d'université, ce qu'il fait en janvier 2021 dans l'établissement, souvent décrit comme le "Harvard turc". La décision provoque un tollé sur le campus et l'organisation d'un grand mouvement de contestation, dont Can Candan est partie prenante.
"Malgré l'acquittement, ces affaires ont brisé des vies, à cause des licenciements, des confiscations de passeport, des suicides..."
Can Candan, cinéaste et universitaire limogéà franceinfo
"La lutte continue depuis", souligne le réalisateur au sujet des rassemblements de professeurs qui, chaque jour, se plantent sur la pelouse de l'université, pancartes à la main et dos au bâtiment du recteur. En juillet 2021, Can Candan a été suspendu et écarté du campus, officiellement pour avoir partagé une vidéo d'un média sur Twitter. "J'ai plus tard été accusé de ne pas avoir assez de diplômes, ou de faire trop peu d'heures", s'étrangle celui qui comptait, à ce moment-là, près de quinze ans d'enseignement dans cette université.
A ses yeux, l'élection présidentielle représente "un profond espoir de changement", même s'il reste prudent. A cause de la pression sur les partis d'opposition et du musellement de la presse, il ne considère pas le scrutin comme "tout à fait libre". Le cinéaste juge néanmoins que la lutte des universitaires a été rendue "suffisamment visible" dans la campagne. "Surtout parce que nous nous sommes beaucoup battus", rappelle celui qui a finalement regagné, le 23 mai, sur décision de justice, le droit d'enseigner à l'université du Bosphore.
Malgré ce dénouement positif, l'enseignant dénonce les "effets toxiques" de ces affaires dans le milieu universitaire. "Cela a fatigué tout le monde, et dissuadé beaucoup de jeunes de poursuivre dans l'enseignement et la recherche, déplore-t-il. Nous avons perdu tellement de gens brillants qui sont partis à l'étranger." A minima, il réclame ainsi la fin des nominations de recteurs par décret. "L'université n'est plus libre, il est vital qu'elle retrouve son indépendance."
Erol*, 27 ans, poursuivi lors de ses études
Rencontré dans un café d'Istanbul, Erol* tient à rester discret. "Rien que parler de mon cas à la presse peut me valoir un nouveau procès", prévient-il, nerveux. Alors qu'il était encore lycéen, le jeune homme, originaire de l'est de la Turquie, a vu son monde s'effondrer. A quelques mois des examens finaux, son établissement scolaire – un lycée spécialisé qui formait des cadres de la police – a été fermé car réputé proche de la puissante confrérie Gülen, devenue bête noire d'Erdogan.
"On l'a appris en direct en regardant la télé à l'internat", se souvient Erol. Sans autre forme de procès, les élèves se retrouvent alors sur le carreau. "Je ne rêvais pas forcément d'intégrer la police, mais c'était une bonne école, très sélective. Et une façon de s'élever socialement", regrette-t-il. Grâce à un bon score aux tests nationaux, il se réoriente vers des études de droit. De nombreux camarades de lycée font comme lui, mais apprennent qu'ils sont "fichés". "Nous savions qu'il y aurait une sorte de plafond de verre, qu'on ne pourrait jamais devenir magistrats par exemple", explique le jeune homme, qui se sent encore aujourd'hui comme "un citoyen de seconde zone".
"Notre cause n'intéresse pas les Turcs. Mon propre père soutient encore Erdogan malgré ce que j'ai subi, 'au nom de l'intérêt national'."
Erol, avocat visé par un procès politiqueà franceinfo
A la suite du coup d'Etat manqué de juillet 2016, un procureur d'Ankara ordonne l'interrogatoire des anciens camarades d'Erol. A ce moment-là, l'étudiant en droit est en colocation avec des amis, tous issus de son lycée fermé. "Dès que l'on entendait frapper à la porte, on avait peur que ce soit la police", se souvient-il. Les craintes se vérifient et les colocataires seront tous, tour à tour, emmenés pour des questions. Placé en garde à vue, Erol ressort libre. Mais d'autres seront condamnés à des peines de six mois de prison. Il devra attendre mi-2022 pour être finalement exempt de toute poursuite – et récupérer au passage sa licence d'avocat qui avait été suspendue.
Lui n'attend "pas grand-chose" de l'élection présidentielle, d'autant que le candidat d'opposition Kemal Kiliçdaroglu, seul espoir de réhabilitation à ses yeux, a peu de chances de remporter le scrutin. "Pourtant, en plus d'avoir détruit nos carrières, ces procès ont créé une grande souffrance sociale, rompu des relations, nous obligeant à rester très discrets, même avec nos collègues, explique Erol. J'ai peur qu'en cas de victoire, Recep Tayyip Erdogan ne se sente assuré de la confiance du peuple et qu'il n'aille encore plus loin dans sa répression." Si un tel scénario venait à se produire, Erol a déjà un plan : quitter "rapidement" la Turquie, comme l'ont déjà fait nombre de ses amis.
* Le prénom a été changé
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