: Reportage Cancers, insuffisance respiratoire⊠Vingt ans aprÚs les attentats du World Trade Center, "le 11-Septembre continue de tuer"
Un nombre croissant d'Américains développent des pathologies, vingt ans aprÚs avoir été contaminés par les poussiÚres toxiques dégagées lors de la chute des tours jumelles. Nous avons rencontré ces victimes collatérales des attentats.
"Je connaissais beaucoup des pompiers dont les noms sont gravés ici." Richie Alles laisse courir sa main le long des inscriptions qui bordent l'une des fontaines du Mémorial du 11-Septembre. Autour de lui, des dizaines de visiteurs parcourent des yeux l'interminable liste des 2 977 victimes des attentats de 2001 à New York, à Washington et en Pennsylvanie (Etats-Unis).
Rares sont les touristes qui se pressent sur la partie la plus récente du Mémorial, vers laquelle l'ancien chef adjoint du service des pompiers de New York se dirige désormais. Entre les arbres du Memorial Glade, six blocs de pierre surgissent du sol. Chacun est parcouru de fines veines en métal, entrelacs de lignes forgées à partir de l'acier des anciennes tours du World Trade Center. Ici, aucune gravure ne nomme les victimes qu'on honore. Car "la liste s'allonge chaque semaine", soupire Richie Alles.
InaugurĂ© en 2019, le Memorial Glade rend hommage aux "premiers intervenants" (policiers, pompiers, ambulanciersâŠ) et aux "survivants" (les civils affectĂ©s par les attentats) tombĂ©s malades depuis 2001. En vingt ans, New York a en effet vu naĂźtre un cluster de cancers, de troubles psychologiques et de pathologies aĂ©rodigestives. Plus de 65 000 personnes ont dĂ©clarĂ© au moins une de ces "maladies du World Trade Center"*, selon les Centers for Disease Control (CDC). En cause notamment : le nuage de poussiĂšre toxique qui a envahi le sud de Manhattan lorsque les tours les plus cĂ©lĂšbres de la ville se sont effondrĂ©es, deux heures aprĂšs avoir Ă©tĂ© percutĂ©es par des avions dĂ©tournĂ©s par Al-QaĂŻda.
Un "cocktail empoisonné" dans l'air
James Moschella se trouvait Ă moins de dix minutes Ă pied lorsque le premier gratte-ciel s'est Ă©croulĂ© comme un chĂąteau de cartes, juste avant 10 heures du matin. "Nous Ă©tions tous descendus dans les jardins de l'hĂŽtel de ville pour voir ce qui se passait", raconte Ă franceinfo l'avocat amĂ©ricain, dont les fenĂȘtres surplombent le petit parc. "Soudain, on a vu un nuage de poussiĂšre engloutir la rue, des morceaux de bĂ©ton et d'autres projectiles voler dans tous les sens. Je me suis mis Ă courir Ă toutes jambes."
Les photos de New-Yorkais couverts d'une fine poudre gris-blanc quelques minutes aprÚs le drame sont devenues tristement célÚbres. Mais bien peu réalisent à cet instant ce qui compose cette poussiÚre. "De l'amiante, du verre et du béton pulvérisés, des cendres et quantité de produits toxiques", liste Michael Crane, médecin chargé du programme de santé du World Trade Center au sein du réseau d'hÎpitaux Mount Sinai de Manhattan.
Lorsque les "premiers intervenants" sont dĂ©pĂȘchĂ©s sur place, ils n'ont aucun masque filtrant, aucune protection adaptĂ©e. "J'avais l'impression d'ĂȘtre dans le blizzard, l'air Ă©tait saturĂ© de cendre et de poussiĂšre", se souvient Richie Alles, arrivĂ© vingt minutes aprĂšs la chute de la deuxiĂšme tour. L'atmosphĂšre est chargĂ©e d'un "cocktail empoisonnĂ©". Sous les tonnes de dĂ©combres, les incendies alimentĂ©s par le kĂ©rosĂšne des avions continuent de brĂ»ler, dĂ©gageant des fumĂ©es toxiques. Il faudra 100 jours pour les Ă©teindre*.
TrĂšs vite, les Ă©quipes prĂ©sentes Ă "Ground Zero" montrent des signes inquiĂ©tants de contamination par les polluants. "Le 14 septembre, j'ai eu mon premier patient, un des nombreux ouvriers qui aidaient Ă dĂ©blayer les dĂ©combres. Il avait du mal Ă respirer mais ne voulait pas s'arrĂȘter de travailler", se remĂ©more le docteur Michael Crane. Beaucoup d'autres dĂ©veloppent la "toux du 11-Septembre". MalgrĂ© ces premiĂšres alertes, les autoritĂ©s locales assurent* que l'air de Manhattan est "sain" et encouragent la reprise des activitĂ©s.
"L'objectif Ă©tait de montrer que New York ne se laissait pas abattre. Mais, dĂšs le premier jour, je n'ai eu aucun doute sur le fait qu'on baignait dans des produits toxiques."
Richie Alles, ancien pompierĂ franceinfo
La contamination dure plusieurs mois, jusqu'Ă la fin des opĂ©rations de recherche des corps et de dĂ©blayage en mai 2002. Jour aprĂšs jour, les services de voirie doivent nettoyer la poussiĂšre soulevĂ©e par les excavations sur la "Pile", comme on surnomme la montagne de gravats. "La premiĂšre fois que je suis revenu au bureau, j'ai dĂ©couvert une Ă©paisse couche de cendres sur les trottoirs. On se serait cru aprĂšs une tempĂȘte de neige", dĂ©crit Dominique Penson, avocat au sein du cabinet Barasch & McGarry, dans le sud de Manhattan.
Asthme, sinusites, nodules pulmonairesâŠ
Avant le 11-Septembre, Elizabeth L. Wilson n'avait "aucun problÚme de santé". Mais aprÚs avoir passé deux mois à "accueillir les familles qui cherchaient leurs proches disparus" à l'angle de "Ground Zero", cette ancienne conductrice de bus et représentante syndicale "s'est mise à faire des sinusites à répétition". "Puis il y a eu les crises d'asthme", raconte la New-Yorkaise de 62 ans, entre deux quintes de toux. Son odorat s'est émoussé et de récents examens ont révélé la présence de nodules dans ses poumons. "C'est bénin, mais les médecins me surveillent de prÚs."
Comme elle, environ 400 000 personnes ont Ă©tĂ© exposĂ©es aux poussiĂšres toxiques au sud de Canal Street entre septembre 2001 et mai 2002, selon les CDC*. Cette contamination peut entraĂźner des maladies diverses. "Les plus communes sont les pathologies aĂ©rodigestives, comme le reflux acide, des polypes dans les voies respiratoiresâŠ" liste Michael Crane. PlutĂŽt du genre Ă enchaĂźner les plaisanteries, le spĂ©cialiste redevient sĂ©rieux. "Ăa peut sembler trivial, le nez qui coule et les brĂ»lures d'estomac. Mais on parle de formes trĂšs handicapantes et, parfois, ce n'est que la partie Ă©mergĂ©e de l'iceberg."
James Zadroga s'est lui aussi plaint de toux et d'essoufflement aprĂšs ses premiers jours sur la "Pile". Mais l'Ă©tat du jeune inspecteur "n'a fait qu'empirer au fil des mois", raconte son pĂšre Ă franceinfo. "En 2002, Jimmy est allĂ© voir un mĂ©decin qui lui a dit : 'Il vous reste maximum cinq ans Ă vivre'. Il avait raison", laisse Ă©chapper Joe Zadroga avec amertume. Le retraitĂ© a la mĂȘme carrure que James avant qu'il ne tombe malade : grand, les Ă©paules larges, le visage rond. Et le regard sĂ©vĂšre d'un homme qui a passĂ© des annĂ©es Ă se battre pour que la pathologie de son fils soit reconnue.
Affaibli par une insuffisance respiratoire, James Zadroga enchaĂźne les arrĂȘts maladie avant d'obtenir une retraite pour raisons mĂ©dicales. Il s'installe chez ses parents dans le New Jersey, incapable de s'occuper seul de sa fille aprĂšs la mort de sa femme en 2004. "Il perdait rĂ©guliĂšrement connaissance Ă cause du manque d'oxygĂšne. A la fin de sa vie, Jimmy arrivait Ă peine Ă monter des escaliers", se dĂ©sole Joe Zadroga.
Rien ne ralentit la dégradation de la santé du policier : ni les injections de stéroïdes, ni les antidouleurs qui l'aident à supporter la souffrance devenue quotidienne, ni la bouteille d'oxygÚne qu'il emporte désormais partout avec lui. En 2006, à seulement 34 ans, James Zadroga s'effondre alors qu'il fait chauffer du lait pour sa fille de 5 ans. L'autopsie demandée par ses parents révÚle la présence de corps étrangers dans ses poumons. Le médecin légiste conclut, "avec un degré raisonnable de certitude, que la cause de sa mort est directement liée aux événements du 11-Septembre". James Zadroga devient ainsi la premiÚre victime reconnue de l'exposition aux poussiÚres toxiques*.
"L'impression d'ĂȘtre une bombe Ă retardement"
"Le 11-Septembre continue de tuer. Les médecins avaient dit que cela prendrait une quinzaine d'années, mais il a fallu bien moins de temps que prévu", constate James Moschella. Son frÚre John, ancien pompier, a succombé à "de multiples cancers" fin 2018. "Les médecins ont tenté de l'opérer mais les tumeurs étaient trop étendues", relate l'avocat, montrant les photos et souvenirs qui s'amoncellent sur les étagÚres de son bureau.
John Moschella n'a jamais regrettĂ© les mois passĂ©s dans la poussiĂšre de "Ground Zero", pas plus que les autres "premiers intervenants". "Savoir qu'on a un cancer, c'est difficile Ă avaler", reconnaĂźt William McNeely, policier à la retraite joint par tĂ©lĂ©phone quelques jours seulement aprĂšs une ablation de la vessie. "Mais mĂȘme si j'avais su Ă l'Ă©poque que je tomberais malade, je le referais. Venir en aide aux gens, Ă©pauler le FBI dans son enquĂȘte, c'Ă©tait mon mĂ©tier."
Pour les "survivants", en revanche, la sentence est difficile Ă accepter. Dana Nelson n'avait que 14 ans lorsqu'elle a regardĂ© les avions percuter le World Trade Center depuis sa salle de classe du lycĂ©e de Stuyvesant, quelques rues plus au nord. Vingt ans plus tard, on lui a diagnostiquĂ© "une forme trĂšs agressive de cancer du sein". AprĂšs une opĂ©ration et plusieurs mois de chimiothĂ©rapie et de radiothĂ©rapie, menĂ©es en pleine pandĂ©mie de Covid-19, elle est dĂ©sormais en rĂ©mission. Mais elle doit encore suivre une "chimio orale", dans l'espoir d'empĂȘcher de nouvelles tumeurs.
"Je savais que je tomberais malade un jour. Mais je ne pensais pas que ce serait si tĂŽt."
Dana Nelson, ancienne élÚve du lycée Stuyvesantà franceinfo
AprÚs le diagnostic, elle a "ressenti de la culpabilité vis-à -vis de son fils", né début 2020. "Je ne veux pas qu'il grandisse sans mÚre", explicite la trentenaire au crùne presque rasé, assise dans un parc proche de son ancien lycée. D'ici, on aperçoit le sommet du One World Trade, le monumental gratte-ciel construit aprÚs la chute des tours jumelles.
"Je ressens Ă©normĂ©ment de colĂšre, car le 11-Septembre est une source inĂ©puisable d'Ă©preuves", poursuit Dana Nelson. Il y a d'abord eu le stress post-traumatique, un mal tristement commun chez les "survivants" et "premiers intervenants". Puis elle a vu son pĂšre lutter avec succĂšs contre un cancer du rein, Ă©galement liĂ© aux poussiĂšres toxiques, avant d'ĂȘtre elle-mĂȘme diagnostiquĂ©e. "Je finis par croire qu'on n'a pas le droit d'avoir une existence paisible", rĂ©sume l'enseignante de 34 ans, une main autour du cou comme pour contenir son Ă©motion.
"Quand on voit autant de maladies autour de soi, on en vient Ă penser que c'est inĂ©vitable", opine Richie Alles, dont les bilans de santĂ© sont jusqu'ici impeccables. Un Ă©clair malicieux passe dans le regard azur de l'ancien pompier. "Attendez, il faut que je touche du bois, on ne sait jamais !" s'amuse-t-il. L'humour ne masque toutefois pas l'inquiĂ©tude qu'il partage avec bien d'autres "premiers intervenants". "Beaucoup ont l'impression d'ĂȘtre des bombes Ă retardement", reconnaĂźt-il.
Un nombre de malades "sûrement sous-estimé"
Il a fallu dix ans aux autorités pour répondre à cette crise sanitaire. En 2011, Barack Obama a promulgué une loi fédérale*, le James Zadroga Act, créant un programme de santé et un fonds d'indemnisation. "Le premier permet aux personnes qui s'inscrivent d'avoir un bilan de santé annuel et une prise en charge totale de leurs pathologies, explique l'avocat Dominique Penson. Le deuxiÚme assure des indemnités aux malades qui ne peuvent plus travailler, ou aux proches des défunts." ll a fallu encore huit ans, et une intense campagne de lobbying*, pour que cette seconde initiative soit pérennisée par le CongrÚs*.
DĂ©sormais, l'activitĂ© de Barasch & McGarry se concentre sur ces victimes collatĂ©rales du 11-Septembre. Le cabinet, dont les bureaux sont tout proches du World Trade Center, n'a d'ailleurs pas Ă©tĂ© Ă©pargnĂ©. "Mon confrĂšre Michael a eu un cancer, notre assistante Barbara en a eu deuxâŠ" prĂ©cise Dominique Penson, dĂ©signant la collaboratrice que l'on aperçoit de l'autre cĂŽtĂ© de la porte en verre.
"Tous ceux qui ont été pris dans le nuage de poussiÚre ont des problÚmes respiratoires. Et deux autres collÚgues sont morts de cancers à 47 ans."
Dominique Penson, avocat new-yorkaisĂ franceinfo
Le fonds d'indemnisation estime désormais que les maladies du World Trade Center ont emporté plus de victimes que les attentats. Si 90% des "premiers intervenants" sont pris en charge par le programme de santé, moins de 10% des "survivants" le sont. "Les autorités n'ont que trÚs peu communiqué à ce sujet donc ce sont des entreprises privées, comme notre cabinet, qui se chargent de les sensibiliser, souligne Dominique Penson. Le nombre réel de malades est sûrement sous-estimé."
D'autant plus que la liste des maladies reconnues ne cesse de s'étoffer. "Un comité étudie les données épidémiologiques du programme de santé. Lorsqu'on constate qu'une pathologie est plus fréquente chez ces patients que dans le reste de la population, elle est ajoutée à la liste", détaille le docteur Michael Crane. Désormais, plus de 50 types de cancer sont ainsi "certifiés".
Bien qu'il se fĂ©licite de "pouvoir sauver des patients" grĂące aux bilans de santĂ© annuels, Michael Crane reconnaĂźt que cette crise sanitaire est loin d'ĂȘtre terminĂ©e. Certains cancers causĂ©s par l'amiante, comme le mĂ©sothĂ©liome (qui atteint l'enveloppe qui protĂšge la plupart des organes), prennent jusqu'Ă quarante-cinq ans pour se dĂ©clarer. "Dans vingt ans, on dĂ©couvrira encore de nouvelles pathologies du World Trade Center", insiste le mĂ©decin. "Je ne sais pas si c'est ce cancer du sein ou une autre maladie qui me tuera, appuie Dana Nelson. Mais je vis avec une Ă©pĂ©e de DamoclĂšs au-dessus de la tĂȘte, juste parce que j'Ă©tais au mauvais endroit au mauvais moment."
* Les liens marqués par des astérisques renvoient vers des contenus en anglais.
Lancez la conversation
Connectez-vous Ă votre compte franceinfo pour commenter.