"Quarante ans de réformes n'ont rien changé" : "Defund the police", le mouvement qui appelle à la refonte du système policier américain
Après la mort de George Floyd, une part croissante des manifestants antiracistes appellent à "définancer", voire à "abolir" la police. Franceinfo décrypte ce mouvement.
"Définancez la police." La revendication s'étale en lettres géantes, d'un jaune éclatant, face à la Maison Blanche. L'inscription est apparue lundi 8 juin sur la chaussée d'une des principales artères de Washington, à côté du slogan "Black Lives Matter" peint par la municipalité. Elle fait écho aux centaines de manifestations organisées à travers les Etats-Unis depuis la mort de George Floyd, un Noir de 46 ans mort asphyxié par un policier blanc à Minneapolis. Le drame, dernier exemple en date des violences policières contre les Afro-Américains, a ébranlé le pays. Jusqu'à placer au centre du débat public une revendication portée depuis plusieurs années par les militants antiracistes : réduire le financement de la police.
"Définancer la police n'est pas aussi effrayant (ni même aussi radical) qu'il n'y paraît", promet Christy Lopez, professeure de droit à l'université de Georgetown, dans une tribune au Washington Post*. Cette idée, défendue par les militants antiracistes depuis les émeutes de Ferguson en 2014, part d'un constat. "Quarante ans de réformes de la police n'ont rien changé : les Noirs continuent d'être harcelés et abattus par les forces de l'ordre", martèle Philip McHarris, doctorant en sociologie à l'université de Yale et activiste, interrogé par franceinfo. Les revendications se concentrent sur les polices locales (municipales et, dans une moindre mesure, des comtés), qui assurent l'essentiel du maintien de l'ordre aux Etats-Unis. Le magazine The Atlantic* résume : "'Defund the police' est une solution de dernier recours : si les policiers n'arrivent pas à arrêter de tuer des gens, en particulier les Noirs, alors la société a besoin qu'ils soient moins nombreux."
Moins de police, plus d'aides sociales
Les partisans du définancement dénoncent l'omniprésence des forces de l'ordre, dont les missions n'ont cessé de s'élargir, dans le quotidien des Américains. "On leur demande de prendre en charge les accidents, les overdoses et d'interpeller (...) les personnes qui ont, intentionnellement ou non, utilisé un faux billet de 20 dollars. On appelle la police pour faire partir les SDF installés à l'angle d'une rue (...) et pour arrêter des élèves dont le comportement aurait, auparavant, été considéré comme un problème de discipline", liste Christy Lopez dans le Washington Post. Les forces de l'ordre elles-mêmes soulignent ce problème. En 2016, le chef de la police de Dallas (Texas) a ainsi estimé* qu'on "demandait trop" aux forces de l'ordre.
Le système policier n'a jamais eu pour objectif de régler tous ces problèmes.
David Brown, ancien chef de la police de Dallaspendant une conférence de presse, en 2016
Conséquence : en quarante ans, le coût total du maintien de l'ordre aux Etats-Unis a triplé, atteignant 115 milliards de dollars par an*. Ce poste représente désormais 30% du budget de la ville de Minneapolis et plus de 50% de celui de Los Angeles, qui dépense 1,8 milliard de dollars chaque année pour sa police, indique Wired*. "Au fil des années, la part du budget allouée aux forces de l'ordre a augmenté, grignotant sur d'autres domaines comme le logement ou la jeunesse", fait valoir Philip McHarris.
Face à cette évolution, le mouvement "Defund the police" appelle à "prendre et réinvestir". "Lorsque l'on parle de définancer la police, on parle surtout de réallouer cet argent à des programmes pour la santé, le logement et l'éducation", explique Philip McHarris. "Ces trois facteurs sont déterminants dans les comportements futurs, donc on peut s'attendre à des effets positifs sur la durée", relève le sociologue spécialiste des polices Sebastian Roché, soulignant que "la délinquance naît des inégalités de masse".
Définancer ou abolir la police ?
Tous les partisans du définancement n'ont pas le même objectif, nuance Philip McHarris, dont le travail se concentre notamment sur le budget des forces de l'ordre. "Certains veulent simplement diminuer la part du système policier dans les finances publiques. D'autres veulent la supprimer totalement et abolir la police, pour la remplacer par un autre modèle de sécurité publique", détaille le doctorant en sociologie.
Alors qu'elle semblait inenvisageable il y a quelques années encore, la première option semble désormais convaincre certains élus démocrates. Le maire de Los Angeles a ainsi annoncé, mercredi 3 juin, qu'il renonçait à la hausse prévue du budget de la police en 2020. Il promet plutôt d'allouer 250 millions de dollars à la santé, l'accompagnement des jeunes et l'aide aux victimes de discriminations. Sur cette somme, "au moins 100 millions devraient provenir du budget de la police", selon Mother Jones*.
Un chiffre très éloigné des demandes de Black Lives Matter, qui appelle à réduire le maintien de l'ordre à 5,7% du budget total de Los Angeles, note le Guardian*. "Cent millions sur un budget de près de 2 milliards de dollars, c'est peu de chose, concède Philip McHarris. Mais c'est la première fois depuis des décennies qu'on parle de réduire, et non d'augmenter, le financement de la police." Des élus de Baltimore, Philadelphie ou encore Washington ont également fait des propositions en ce sens, précise le Guardian. Et à New York, qui dispose du plus important département de police du pays (36 000 officiers assermentés*), un membre du conseil municipal a appelé à ôter un milliard de dollars au budget des forces de l'ordre.
Les opposants craignent une hausse de la criminalité
Minneapolis prend le chemin d'un définancement plus radical. Dimanche 7 juin, neuf membres du conseil municipal ont annoncé que la police allait être démantelée. Ils se sont engagés à remplacer les forces de l'ordre par "un système de sécurité publique s'appuyant sur la communauté", sans donner plus de détails pour l'instant. "Il ne s'agit pas de supprimer la police du jour au lendemain, mais de réfléchir à long terme, pour mettre fin à ce cycle de violences", rappelle Philip McHarris. Le doctorant n'exclut pas qu'il reste, à terme, "un petit nombre de fonctionnaires disposant des ressources nécessaires pour répondre aux actes violents, comme lors d'une fusillade".
On pourrait faire le parallèle avec les pompiers : ils ont les casques, les camions, tout le matériel nécessaire pour intervenir lorsqu'il y a un incendie. Mais ils ne passent pas leurs journées à patrouiller en ville et ne répondent pas à toutes les urgences avec une lance à incendie.
Philip McHarrisà franceinfo
Au niveau fédéral, ce type d'initiative peine à convaincre. S'ils soutiennent majoritairement le mouvement contre les violences policières, les démocrates se montrent frileux sur la question du définancement, rapporte Reuters*. Le candidat du parti à la présidentielle, l'ancien vice-président Joe Biden, a déclaré "soutenir le besoin urgent de réformes" mais s'est opposé à toute réduction du budget des forces de l'ordre, ajoute le New York Times*.
Les militants se heurtent également à l'opposition des conservateurs et des syndicats de police. Sur Twitter, Donald Trump a accusé les "démocrates de la gauche radicale" d'être "devenus fous", réclamant en lettres majuscules : "La loi et l'ordre, et non le définancement et l'abolition de la police."
LAW & ORDER, NOT DEFUND AND ABOLISH THE POLICE. The Radical Left Democrats have gone Crazy!
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) June 8, 2020
Plusieurs cadres de la police ont affirmé que des coupes budgétaires se traduiraient par une hausse de la criminalité et des violences policières, note NBC*. Selon la chaîne américaine, le ministre de la Justice a même mis en garde contre le risque de voir des justiciers autoproclamés se multiplier et le nombre d'homicides augmenter.
Camden, première ville à démanteler sa police
Les données statistiques ne confirment pas nécessairement cette théorie, pointe CNN*. Entre 2014 et 2015, la police de New York a mené durant plusieurs semaines une grève du zèle, à l'appel des syndicats. L'objectif : démontrer que la ville serait moins sûre si les officiers relâchaient leurs efforts sur les délits mineurs. La mégalopole a en réalité enregistré une baisse du nombre de crimes durant cette période, selon un rapport de la police datant de 2017.
L'exemple de Camden, commune du New Jersey comptant 74 000 habitants, est également avancé par certains observateurs. Il y a dix ans, la "capitale du meurtre" était rongée par la violence, la pauvreté et la corruption. Manquant de moyens pour embaucher plus d'officiers, la municipalité a pris une décision radicale en 2013 : dissoudre la police municipale. Le maintien de l'ordre est désormais intégralement assuré par le comté, dont le nombre d'officiers a doublé, rapporte Bloomberg*. Au passage, la ville a investi "dans la formation des forces de l'ordre aux techniques de désescalade des tensions", imposé le port de caméras corporelles et développé la vidéosurveillance pour détecter l'usage d'armes à feu.
Camden a également adopté, en 2019, un document de 18 pages détaillant les règles précises d'usage de la force par la police (une mesure inédite aux Etats-Unis, selon Bloomberg). En parallèle, les autorités ont tenté de construire une relation de confiance avec les habitants. La transition, qui s'est manifestée par un nombre plus important de patrouilles, ne s'est pas faite sans tensions. Mais, à en croire un lieutenant cité par Newsweek*, la mentalité des forces de l'ordre a évolué : ses membres se considèrent désormais comme des "gardiens" de la paix, plutôt que des "guerriers". Et Camden a enregistré une chute de 95% des plaintes pour "usage excessif de la force" depuis 2014, alors que le nombre de meurtres est passé de 67 en 2012 à 25 en 2019.
"Minneapolis est en position de devenir une pionnière"
L'exemple de Camden est toutefois loin de satisfaire les militants antiracistes. Si la puissante organisation de défense des droits civiques ACLU a salué la baisse des violences policières, elle s'est également inquiétée de l'augmentation des poursuites pour des faits mineurs, pointe Bloomberg. Des activistes locaux réclament par ailleurs la création d'une commission d'enquête indépendante sur l'usage de la force.
Camden a remplacé un système policier par un autre système policier, reposant sur des moyens technologiques plus importants. Ce n'est pas ce que réclame le mouvement 'Defund the police'.
Philip McHarrisà franceinfo
"La police ne devrait pas prendre en charge les personnes souffrant de troubles mentaux (...) ou d'addictions, juge* Patrisse Cullors, cofondatrice de Black Lives Matter. Ce sont des problématiques qui doivent être prises en charge par le système de santé." Concrètement, cela reviendrait à "se tourner vers des entités mieux armées pour répondre à ces besoins", estime Christy Lopez dans le Washington Post. En demandant à des soignants ou des travailleurs sociaux d'intervenir auprès des sans-abri et des personnes souffrant de troubles mentaux, plutôt que de les interpeller. En développant les programmes de médiation et de prévention de la violence au sein des communautés locales. Ou encore en proposant plus de logements sociaux et un meilleur accompagnement des jeunes pour lutter contre la précarité et la délinquance.
Selon Philip McHarris, le démantèlement de la police de Minneapolis pourrait ouvrir la voie à de telles politiques publiques. "Le conseil municipal va étudier les missions actuelles des forces de l'ordre et chercher quelle réponse peut être apportée à chaque problématique", expose-t-il. Mais les élus ont déjà prévenu : la création d'un nouveau modèle de sécurité publique sera longue. "Minneapolis est en position de devenir une pionnière pour réimaginer la façon de protéger les citoyens, insiste Philip McHarris. Rien que cette réflexion est un véritable tournant pour la société."
* Tous les liens signalés par un astérisque sont en anglais.
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