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Grand entretien Présidentielle américaine : deux correspondants à Washington font le bilan des années Trump

Article rédigé par Robin Prudent - Envoyé spécial à Washington
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 21 min
Donald Trump, le 21 septembre 2020 à Swanton (Ohio). (MANDEL NGAN / AFP)

Les journalistes Gilles Paris et Jérôme Cartillier ont suivi le président des Etats-Unis au plus près pendant l'ensemble de son mandat. A l'heure de l'élection présidentielle, ils font un état des lieux du trumpisme.

"Un film avec un scénario inattendu, avec des rebondissements." Pendant quatre ans, Gilles Paris, journaliste à Washington pour Le Monde et Jérôme Cartillier, correspondant à la Maison Blanche pour l'AFP, ont suivi Donald Trump au plus près. Dans l'Air Force One, en déplacement à l'étranger, au cœur de la campagne américaine... Les deux journalistes ont observé ses stratégies, sa politique et les réactions du pays.

"Amérique années Trump" (Editions Gallimard, 2020) (GALLIMARD)

A l'heure de l'élection présidentielle, qui pourrait refermer la page du trumpisme ou la prolonger de quatre ans, ils publient Amérique : années Trump (Editions Gallimard, 2020). Franceinfo les a interrogé pour faire le bilan de ce mandat hors-norme.

Franceinfo : Comment se porte le président Trump ? Va-t-il bien, non seulement au niveau de sa santé, mais aussi en vue de l'élection ?

Jérôme Cartillier : Il va bien, il est en bonne santé, si on peut dire. On a peu d'informations de ses médecins parce que leur manière de communiquer sur l'état de santé du président de la première puissance mondiale était un peu folklorique. Comment va-t-il, d'un point de vue politique ? Il va mal.

On sent qu'il y a une inquiétude chez lui, incontestablement. La meilleure preuve, c'est qu'il répète tout le temps sa grande référence : l'élection de 2016. Il a été candidat une fois à une élection et il a gagné. Il en a fait un peu l'alpha et l'oméga de sa campagne et de son approche de la politique. Il y a quelque chose d'un petit peu stérile. On sent que dès que ça va mal, il se recroqueville et dit : "mais il y avait 2016, mais il y avait 2016."

Gilles Paris : L'élection se présente mal et surtout, il a le sentiment que tous les efforts qu'il déploie, toute cette énergie, toute cette capacité à battre la campagne, ne produit aucun résultat depuis maintenant des semaines. Aucun événement qu'il avait prévu, anticipé et mis en scène pour rebondir, que ce soit la convention, que ce soit le débat, que ce soit les meetings, rien ne semble pouvoir peser sur cette course et sur l'écart qui le sépare de Joe Biden.

Les journalistes Gilles Paris et Jérôme Cartillier à Washington DC, en octobre 2020. (FRANCEINFO)

Franceinfo : L'écart entre les deux candidats est-il important ?

GP : L'écart est plus important que de coutume et surtout, il est stable. C'est-à-dire que quand on compare avec les élections de 2012, de 2016 et même de 2004, on a toujours vu des courbes se croiser à un moment ou un autre. Là, ce n'est pas du tout le cas. 

Franceinfo : Le président pourrait-il ne pas accepter de partir de la Maison Blanche en cas de défaite ?

GP : C'est un scénario qui est développé ici et là : un président qui s'accroche au pouvoir. Tout dépend de la tournure de la soirée électorale. Si la défaite est sévère, on voit mal Donald Trump s'accrocher au pouvoir. On le voit mal se lancer dans des guérillas judiciaires pour tenter d'inverser le résultat des urnes. Je pense que ce sera un "crash test" pour les institutions américaines. Mais je pense qu'il y a beaucoup de facteurs qui laissent penser que finalement, ce rendez-vous sera surmonté assez facilement.

Franceinfo : Si Donald Trump perd, qu'est-ce qui lui aura coûté son échec ?

JC : Depuis la pandémie, Donald Trump a perdu beaucoup de terrain parce que c'est un président qui avait quand même eu pas mal de chance auparavant. Il est arrivé avec une économie en bonne santé, contrairement à Barack Obama huit ans plus tôt. Il n'a pas eu de crise militaire majeure non plus. Mais d'un coup, cette crise sanitaire de taille est arrivée et il était perdu. Il était désarmé. On a vu toutes ses lacunes éclater en pleine lumière.

Franceinfo : Pourquoi a-t-il été incapable de gérer cette crise du coronavirus ?

GP : Cette crise a mis en évidence que le "trumpisme" est une méthode de conquête du pouvoir mais pas une méthode de gouvernement. Le "trumpisme" repose sur le dédain vis à vis des élites, le mépris de la science, la volonté à toute force de diviser le pays. Or, face à une crise sanitaire pareille, c'est tout le contraire qu'il faudrait faire. Il faut se reposer sur la science, il faut se reposer sur les experts et surtout, il faut rassembler le pays pour que la même politique soit suivie un peu partout. Et faute de ça, on a vu le résultat : une crise sanitaire qui continue à faire des ravages dans la première puissance économique du monde.

JC : Il a raté une énorme occasion politique. Parce que si on réfléchit, le principal pouvoir d'un président des Etats-Unis, c'est celui de la parole. En tout cas, en politique intérieure, c'est lui qui a l'exposition la plus forte. Et dans cette période de crise, il avait une occasion unique de s'élever un peu au-dessus. Mais ça demandait beaucoup de constance dans le message. Ça demandait beaucoup de rigueur. Ça demandait de s'appuyer sur les scientifiques. Autant de choses qu'il n'aime pas faire. Mais incontestablement, on peut voir cela comme une énorme occasion ratée au moment où la pandémie prend une tournure dramatique aux Etats-Unis.

Franceinfo : Qu'est-ce que vous avez vu de cette gestion de la pandémie au cœur de la Maison Blanche ? Quelle était l'atmosphère ?

JC : Il y avait une vraie défiance et la défiance venait d'un homme, Donald Trump. Sur le masque, c'était éloquent. Il a, pendant des mois, refusé d'en porter un. Puis il a fini par en porter un en quelques occasions. Mais le message subliminal c'était un mépris du masque. Quand on avait des interactions avec lui, soit en conférence de presse, soit quand on prenait l'hélicoptère présidentiel, tous les journalistes étaient masqués. Lui, n'était pas masqué et systématiquement, il finissait par dire : "Ecoutez, enlevez ce masque, vous êtes un peu ridicule !"

"Pendant des mois, si vous étiez à la Maison Blanche, tous les gens qui portaient des masques étaient des journalistes, tous ceux qui n'en portaient pas étaient des gens qui travaillaient avec Trump."

Jérôme Cartillier, journaliste à l'AFP

à franceinfo

Franceinfo : Est-ce que vous pourriez nous raconter cette scène, le jeudi 23 avril 2020, lorsque Donald Trump va se demander si on peut ingurgiter du désinfectant pour tuer le virus ?

JC : J'étais en salle de presse ce jour-là. C'est typiquement l'une de ces conférences de presse débridée où Donald Trump part un peu dans toutes les directions et à un moment, il trébuche complètement. Là, il y avait une présentation sur une étude qui avait été réalisée au niveau fédéral expliquant comment les produits désinfectants pouvaient jouer leur rôle dans la préparation des surfaces afin d'éviter une contamination trop facile. Et puis, il s'est emballé. Il s'est emmêlé les pinceaux et il a fini par dire cette phrase assez extraordinaire quand même : "Après tout, il faudra regarder, mais en injectant ces produits, ça pourrait peut-être produire des effets."

Il y a eu tout un débat ensuite. Il a expliqué qu'il avait dit ça de manière sarcastique, ce qui n'était pas le cas. Cela illustre bien son côté brouillon parfois, et cette volonté à tout prix de faire le show sans rigueur, sans s'appuyer sur les scientifiques. C'était l'un des plus grands fiascos de sa gestion de l'épidémie.

Franceinfo : Vous l'avez vu gouverner de l'intérieur. Alors, est-ce que Donald Trump gouverne comme les autres présidents américains, c'est-à-dire avec des collaborateurs ?

JC : Il a des collaborateurs. Le problème, c'est qu'il s'en sert peu. Il gouverne très seul. Il vante souvent ses instincts. Le résultat de ça, c'est une extrême solitude qui est frappante dans l'exercice du pouvoir. Il a confiance en peu de monde et donc il a peu de collaborateurs, de conseillers costauds autour de lui. Ça crée un climat étrange. C'est difficile aujourd'hui de nommer, par exemple, qui seraient ses dix collaborateurs principaux, au sens de gens forts qui ont une opinion et qui sont capables de lui tenir tête. Sous Barack Obama et tous les autres, c'était évidemment beaucoup plus facile.

Franceinfo : Est-ce que sa famille a pris le pouvoir ?

GP : Sa famille n'a pas pris le pouvoir parce qu'encore une fois, je pense que Donald Trump ne peut pas concevoir un pouvoir qui soit autre chose que lui-même. Il a besoin de ressentir que la personne avec laquelle il travaille a une loyauté absolue à son endroit. Donc, cette clé de la loyauté explique qu'il se repose beaucoup plus facilement sur sa famille, parce qu'il pense que c'est le même clan qui est ainsi constitué. Mais je ne pense pas que sa fille ou son gendre aient à ce point un rôle décisif dans sa gestion et dans sa pratique du pouvoir.

Franceinfo : Pourquoi est-ce que vous écrivez dans votre livre que "la présidence n'a pas changé Donald Trump, mais Donald Trump a changé la présidence" ?

GP : Parce qu'il n'a cessé depuis quatre ans de repousser le plus loin possible toutes les normes qui, avant, encadraient l'exercice du pouvoir à Washington. Une partie de ces normes étaient écrites et une partie était tacite. Organiser un meeting sur la pelouse de la Maison Blanche, comme il l'a fait à l'occasion de la convention républicaine, c'est quelque chose qui n'est pas interdit formellement, mais que ses prédécesseurs n'ont jamais imaginé faire. Cela fait partie des normes tacites qui sont repoussées.

"Donald Trump est quelqu'un qui ne peut pas accepter que son pouvoir soit corseté par quoi que ce soit."

Gilles Paris, journaliste au "Monde"

à franceinfo

Franceinfo : Avez-vous imaginé une fois que la présidence puisse le changer ?

JC : Oui. Moi, j'y ai pensé une fois. La première fois qu'il a mis les pieds à la Maison Blanche, quelques jours après son élection. Il n'était pas encore président, c'est la période de transition. Il est venu rencontrer Barack Obama dans le Bureau ovale. J'étais là et je me souviens très bien. Il était impressionné. Objectivement, le Bureau ovale est un lieu impressionnant et il en a perdu un peu ses moyens. Il y a eu des propos assez flatteurs pour Barack Obama en disant qu'il avait beaucoup de respect pour lui, ce qui était quand même paradoxal quand on sait les campagnes qu'il a menées pendant des années contre lui.

A ce moment, pendant ces quelques minutes de flottement, on s'est dit : "peut-être qu'il va se passer quelque chose." Peut-être que les lieux, l'habit, vont changer Donald Trump. Cette impression a disparu et je ne l'ai jamais eu depuis.

Franceinfo : Sur son bilan, comment expliquez-vous les bons chiffres de l'économie américaine, avant le coronavirus ?

JC : En arrivant, Donald Trump bénéficie clairement d'une situation saine. Si on regarde les courbes, notamment sur l'emploi, très clairement c'est la même courbe. Il arrive, l'économie est en bonne santé et ça se poursuit sur trois ans à peu près, jusqu'à la pandémie. Evaluer son impact exact sur la croissance et l'emploi, c'est un peu difficile. Son argument majeur, c'est la déréglementation. Pour être honnête, c'est certain que ça a plu à une partie du monde des affaires. Son impact exact en terme macro-économique est plus discutable.

Franceinfo : Comment a-t-il géré le mouvement "Black Lives Matter" ?

GP : Donald Trump avait été élu en 2016 avec déjà le thème de la loi et de l'ordre. C'était dans son discours d'acceptation d'investiture à Cleveland (Ohio) et ça a toujours été un fil conducteur de sa présidence. Il n'a cessé de rappeler l'attachement que lui portent, selon lui, les syndicats de policiers. Donc il a très vite choisi son camp, si l'on peut dire. Et ce positionnement l'a mis vraiment dans l'incapacité de comprendre ce qui se passait à partir de la mort de George Floyd.

Il a décidé de rester dans son rail et il a vraiment fait le service minimum, alors que le pays a connu depuis fin mai, un mouvement très important, massif, très décentralisé, qui sera peut-être une clé du vote de novembre parce qu'il a permis une mobilisation politique et une conscientisation d'une partie de l'Amérique sur un sujet évidemment lancinant.

Franceinfo : On a entendu le président Trump défendre des mouvements d'extrême droite, puis parfois rétropédaler. Qu'en est-il ?

GP : La clé qu'on peut mettre en avant, c'est que dès lors qu'un mouvement politique soutient Donald Trump, ce qui compte pour lui, ce n'est pas la nature de ce mouvement, le message qu'il porte, c'est le soutien à Donald Trump. C'est ce qu'il a dit quand on lui a parlé du mouvement QAnon (un groupe complotiste "dangereux", selon le FBI, NDLR). Sa première réaction était de dire : "J'ai vu qu'ils me soutenaient". S'ils le soutiennent, c'est bien. Quand il est poussé dans ses retranchements à propos du suprémacisme blanc, il finit par dire qu'il condamne. Mais ce n'est pas son premier mouvement. Si quelqu'un le soutient, c'est ça qui compte pour lui.

Franceinfo : Sur sa politique extérieure, le pays dont on entend énormément parler dans cette campagne, c'est la Chine. Comment a évolué cette relation avec ce pays ?

GP : Donald Trump est très sensible aux honneurs. Et les Chinois, quand ils l'ont reçu pour la première fois, lui ont offert une réception hors catégorie. Il y a été très sensible et, pendant très longtemps, il pouvait à la fois tenir un discours ancien et très dur sur les pratiques commerciales de la Chine. Et en même temps, reconnaître à celui qui l'avait aussi bien reçu, Xi Jinping, des qualités extraordinaires.

Il y a eu cette ambivalence pendant toute la durée de son mandat qui a volé en éclats avec le coronavirus. Quand il a vu que ça allait bloquer les Etats-Unis, bloquer l'économie et compromettre ses chances, il a viré totalement sur un discours très agressif. Donald Trump est en colère contre la Chine parce qu'elle est à "l'origine" de ses difficultés actuelles. Et c'est pour ça qu'il a ce discours très agressif, très ferme, dont on ne sait pas ce qu'il deviendrait s'il était réélu.

Franceinfo : Le grand feuilleton de politique extérieure qu'on a eu avec Donald Trump aussi, c'est la Corée du Nord. Est-ce qu'il s'agissait simplement d'un grand show ou d'une réelle avancée diplomatique ?

JC : D'un point de vue diplomatique, il ne reste pas grand chose. La menace d'une Corée du Nord nucléarisée est toujours bien présente. Elle existe et elle est identique.

"Il reste des images très fortes, mais pas grand-chose derrière. C'est finalement un bon résumé de l'approche de Donald Trump."

Jérôme Cartillier, journaliste à l'AFP

à franceinfo

On raconte cette scène étonnante sur la zone démilitarisée (entre la Corée du Nord et du Sud, où Donald Trump s'est rendu le 30 juin 2019, NDLR). A ce moment-là, il n'y a aucune nouvelle annonce. Il n'y a pas de reprise véritable des négociations. Donald Trump, ce qui l'intéresse, c'est ce grand moment de télévision qui est en train de se dérouler. Et c'est un grand moment de télévision, objectivement. Il le fait durer. On se retrouve avec un petit groupe de journalistes, avec Donald Trump, Kim Jung Un, en plein air, à échanger de manière un peu désordonnée. Ce jour-là aussi, il est ravi. Pour lui, l'essentiel est là. Le reste importe peu.

Franceinfo : Donald Trump parle-t-il de la France de temps en temps ?

GP : Il parle de la France indirectement, surtout pour en dire du mal. La France, pour lui, est associée à l'accord de Paris et au mouvement des gilets jaunes que lui lit comme un mouvement de protestation contre des mesures en faveur de l'environnement.

Il voit aussi la France au travers d'Emmanuel Macron, qui représente une partie de ce qu'il a toujours voulu rejeter en politique étrangère, c'est-à-dire le multilatéralisme et le fait qu'une puissance moyenne puisse avoir son mot à dire ou tenter de peser sur les choix de Washington. Ça, c'est absolument inacceptable pour lui. Donc, ça fait une somme de facteurs qui ne sont pas très favorables pour les Français.

Franceinfo : Vous qui le côtoyez, comment est-il quand vous le rencontrez ? Est-ce qu'il est fidèle à l'image qu'on en a, ou est-ce qu'il est un peu différent ?

JC : Moi, je trouve que c'est le même, à grands traits. C'est le même personnage. Il a un côté un peu chaleureux. C'est le côté que l'on retrouve des fois sur les estrades de campagne. Quand il vient nous voir dans l'avion, il est un peu sur un mode : "Ça va ? Vous êtes tous crevés. On est tous crevés. C'était une longue journée." Il a cette forme de chaleur. C'est quelqu'un qui est un peu joueur aussi. Et ça, on le voit dans les meetings de campagne. On met en exergue du livre cette phrase qu'il a prononcé dans un meeting à Atlanta où il dit : "Pour être honnête, c'est quand je suis en roue libre que je suis le meilleur. C'est aussi là que je suis le pire. Mais ça rend les choses très excitantes." C'est une phrase qui résume bien Donald Trump.

GP : Ce qui est frappant, c'est quand on compare avec Obama, qui est son contraire absolu. Obama est tout en maîtrise, tout est contrôlé, tout est scripté. Avec Trump, on a l'impression des fois qu'il y a une possibilité que tout ceci soit une plaisanterie. Le côté joueur, sourire en coin, clin d'œil après une répartie un peu forte sur un sujet ou un autre. Ça, c'est assez frappant. Encore une fois, c'est ce qui rend le contraste entre les deux hommes incroyable.

Franceinfo : Donald Trump vous a-t-il déjà bluffé ?

JC : Ce qu'il sait très bien faire, c'est parler à une foule, le meeting de campagne. Donald Trump a la capacité de lire la foule. C'est un show man. C'est très frappant de voir à quel point il guette les réactions. La moindre petite intonation, il tente quelque chose. Puis, si ça marche, il le dit à haute voix. Il dira : "Ça, c'est bon, ça vous a plu." Et on voit qu'il va la réutiliser la semaine suivante.

"Cette capacité à galvaniser une foule, c'est incontestablement son talent."

Jérôme Cartillier, journaliste à l'AFP

à franceinfo

Franceinfo : Est-ce que c'est son seul atout ?

GP : Non, il a aussi cette liberté à s'engager sur des niveaux de langage très différents. Une parole présidentielle en général est assez encadrée, c'est assez solennel. Lui peut se permettre plein de niveaux de langage dans le même discours. Il peut être très solennel, très vulgaire, très familier, très chaleureux. Donc, il a cette liberté là, mais qui a un prix. A la fin, elle désacralise la parole présidentielle.

Franceinfo : Est-ce que vous vous souvenez d'une anecdote dans Air Force One, l'avion présidentiel ?

JC : J'ai un souvenir en tête très marquant. En février, j'étais en Inde avec lui. C'est son dernier voyage à l'étranger avant la pandémie. Il est venu nous voir et à ce moment-là, il y avait déjà des signes avant-coureurs de la pandémie, mais le climat était différent.

Joe Biden n'était pas encore candidat démocrate. La bagarre faisait encore rage avec Bernie Sanders. Il y avait des discussions en cours en Afghanistan pour des accords de paix. Il était sûr de son fait. A l'écouter, il allait gagner. C'était plié. Et à ce moment-là, on parlait de son état d'esprit. Il était de bonne humeur et décontracté. Il venait parler avec nous, il nous interrogeait : "Alors, qu'est ce que vous pensez des déboires des démocrates ?" A ce moment-là, ça allait bien pour Donald Trump. C'était une belle journée. Les indicateurs étaient, à ses yeux, au beau fixe. On est rentré et dix jours plus tard, tout avait changé.

Franceinfo : Tout change… sauf la stratégie de Trump ?

JC : Parce que son postulat de départ c'est diviser, c'est couper l'Amérique en deux. Il n'a jamais su évoluer sur ce point. C'est comme ça qu'il a gagné en 2016, avec une campagne extrêmement agressive où il ne cherchait sûrement pas à rassembler. Cette méthode a été validée par la victoire et il n'a jamais su changer de méthode. Il avait une stratégie. Il n'a pas su en trouver une autre.

Franceinfo : Est-ce que c'est sa nature d'être un diviseur ou est-ce que c'est uniquement un choix stratégique ?

GP : C'est à la fois sa nature et sa stratégie. Sa nature, parce que c'est quelqu'un qui a besoin de bouc émissaire. Il a besoin de faire reposer ses échecs sur d'autres personnes que lui. On l'a vu avec le coronavirus. On l'a vu avant. C'est vraiment une incapacité chez lui de reconnaître qu'il est le responsable. La stratégie de Donald Trump, c'est de dire : "Nous avons en face de nous le camp du mal et il n'y a aucun compromis possible". Il y a seulement une guerre infinie qu'il faut livrer sans cesse.

Franceinfo : Le trumpisme ne sera-t-il qu'une parenthèse ou bien est-ce que cette vague populiste continuera ?

JC : C'est difficile à dire. La seule certitude, c'est que l'idée selon laquelle, au 20 janvier 2021 si Joe Biden devient président, tout redevient comme avant, on referme proprement la parenthèse, est une idée naïve. Donald Trump a laissé des traces, il a divisé l'Amérique et il a aussi proposé une autre manière de faire de la politique. Il faudra juger ça dans le temps, mais il y a parfois une vision un peu angélique qui consiste à dire : "refermons proprement cette parenthèse et revenons comme avant." Non, il y aura des séquelles.

Franceinfo : Qu'est-ce qui ne changera pas après ce mandat ?

GP : La conviction qu'on peut gagner une élection présidentielle en ne respectant aucune des règles qui prévalaient jusqu'alors. C'est quelque chose qui va rester en tête de beaucoup de républicains qui pourront toujours se dire : "On peut aller jusque-là et on peut gagner". Donc ça, ça va rester.

"Donald Trump a fait la preuve que le discours incendiaire, la volonté de diviser, pouvait payer. C'est sans doute son legs le plus important."

Gilles Paris, journaliste au "Monde"

à franceinfo

Franceinfo : Comment avez-vous vu évoluer Donald Trump face à son adversaire, Joe Biden ?

JC : Il faut se rappeler d'abord que Donald Trump rêvait d'affronter Bernie Sanders, il le disait ouvertement. Bernie Sanders est plus marqué à gauche et ça lui allait mieux pour ce discours qui sert de repoussoir avec une partie de l'Amérique. En clair, "le danger du socialisme". Le mot qui fait peur. Il avait ce modèle en tête. Mais Bernie Sanders a perdu.

Il a essayé de coller la même équation avec Joe Biden en transformant ça légèrement, en disant : "Joe Biden est un vieux monsieur inoffensif, une marionnette. Mais c'est la gauche radicale qui le manipule." Et le discours n'a pas vraiment accroché. Pour une raison simple, c'est que Joe Biden est vraiment un centriste au sein du parti démocrate. Donc, il s'est retrouvé un peu sans stratégie.

"Donald Trump a essayé le fameux "Sleepie Joe". Ça n'a pas beaucoup accroché. Il a du mal à trouver l'attaque qui fera mal."

Jérôme Cartillier, journaliste à l'AFP

à franceinfo

GP : D'ailleurs, il tenait à ce point à éviter Joe Biden qu'il a quand même pris le risque de cette procédure en destitution en se lançant dans cette affaire ukrainienne. En demandant à un pays étranger d'ouvrir des enquêtes contre son potentiel adversaire à l'élection présidentielle. S'il s'est lancé dans cette affaire ukrainienne, c'est qu'il considérait que c'était un adversaire plus coriace qu'on ne pouvait le penser. Pourquoi ? Parce que Joe Biden n'est absolument pas l'incarnation d'une élite dédaigneuse comme Hillary Clinton pouvait donner l'image en 2016.

Franceinfo : Enfin, quelle place a eu la couverture du mandat de Donald Trump dans votre carrière de journaliste ?

JC : C'est passionnant parce que ça oblige à adapter un peu son journalisme, en quelque sorte. Ça va tellement vite. Il faut trouver le bon ton ou le bon tempo. C'est difficile. Il faut trouver le bon positionnement. Ça assomme un peu aussi. On l'écrit dans l'introduction du livre. On sort groggy d'un mandat avec Donald Trump.

GP : En même temps, c'est une opportunité incroyable. Autant, les deux années de présidence Obama que j'ai suivies étaient intéressantes, avec quand même la tentative de rapprochement avec Cuba, l'accord sur le nucléaire iranien, le rôle des Etats-Unis dans les accords de Paris. Mais Donald Trump, c'était totalement différent. C'était un film avec un scénario inattendu, avec des rebondissements. Donc, c'est une expérience unique et passionnante.

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