GRAND FORMAT. "Couvrir la Maison Blanche, c'est comme être jeté dans un lave-linge" : l'année tumultueuse des journalistes auprès de Donald Trump
C’est la plus grande foule qui ait jamais assisté à l’investiture d’un président, sur place et à travers le monde. Un point c’est tout !" Sur l’estrade de la salle de presse du 1600 Pennsylvania Avenue, Sean Spicer s’étrangle presque, ce 21 janvier 2017. Une cinquantaine de journalistes médusés font connaissance ce jour-là avec le nouveau porte-parole de la Maison Blanche. La veille, Donald Trump a été investi président des Etats-Unis, devant le Capitole. Mais peu d’Américains ont fait le déplacement pour assister à la cérémonie, en plein cœur de Washington D.C., rapportent les médias. Moins, bien moins que lors de la première investiture de Barack Obama en 2008.
"Ces tentatives de minimiser l’ampleur de [l’événement] sont honteuses et malhonnêtes !", éructe Sean Spicer, avant de claquer la porte du briefing, sans répondre aux questions. "J’ai l’impression d’être de retour à l’école...", glisse un collègue à David Smith, journaliste au Guardian. Pour le Britannique, le ton de la présidence est donné : "La norme sera l’hostilité envers les médias".
Un an après, la scène est restée gravée dans l’esprit de nombreux correspondants. "Ce n’était pas un point presse, lâche Jérôme Cartillier, de l’Agence France Presse (AFP), interrogé par franceinfo. Le porte-parole est venu servilement rapporter la colère du président, qui n’avait pas apprécié d’avoir moins de militants que Barack Obama." "Il était prêt à écraser la réalité pour plaire à Donald Trump", insiste-t-il. Sean Spicer a désormais quitté l’administration, mais les rapports entre les médias et le 45e président des Etats-Unis demeurent toujours aussi complexes. Plongée dans le quotidien chaotique des journalistes accrédités à la Maison Blanche.
La Maison Blanche a révoqué l'accréditation de Jim Acosta, journaliste vedette de la chaîne CNN, mercredi 7 novembre. A cette occasion, nous rediffusons cet article, initialement publié en janvier 2018, qui éclaire les relations conflictuelles entre Donald Trump et les médias américains, en particulier CNN et le New York Times.
Donald Trump versus les médias
Les médias sont un parti d’opposition." Dès le 27 janvier 2017, une semaine après ce premier épisode de frictions, Donald Trump confirme son antipathie pour la presse. "Il a un sentiment d’injustice ancré, concernant la couverture qu’on lui accorde", affirme Peter Baker, chef du bureau du New York Times à la Maison Blanche, interrogé par franceinfo.
Durant la campagne, le milliardaire invitait ses militants à huer les journalistes venus couvrir ses meetings. A la Maison Blanche, il continue d’attaquer les articles qui lui déplaisent. Sur Twitter, il accuse sans relâche les médias "menteurs" de ne pas rendre justice à son action. "Aucun président n’aime particulièrement la presse, mais lui est plus virulent que ses prédécesseurs", note Peter Baker. "La rhétorique de la Maison Blanche a changé : Donald Trump, mais aussi toute son équipe, critiquent quotidiennement les journalistes", renchérit Anita Kumar, correspondante à la Maison Blanche pour le groupe McClatchy, qui possède plusieurs quotidiens locaux.
Certains en bavent plus que d’autres. Notamment les grands noms de la presse américaine. "Il s’attaque souvent au New York Times, mais il est presque obsédé par ce que le journal écrit à son sujet", remarque Jérôme Cartillier, correspondant de l'AFP à la Maison Blanche. "Ses amis, ses associés lisent notre journal, reconnaît Peter Baker. Il pense que le Times pourrait lui apporter du respect, qu’il n’obtient pas. Et ça l’énerve."
CNN est l’autre cible préférée de Donald Trump. Le locataire de la Maison Blanche ne rate aucune occasion de tâcler la chaîne d'informations en continu. En juillet, il la met littéralement au tapis dans une scène de catch parodique publiée sur Twitter. Mi-août, il relaie un dessin montrant un train "Trump" qui écrase un journaliste de CNN, avant de supprimer son message.
#FraudNewsCNN #FNN pic.twitter.com/WYUnHjjUjg
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 2 juillet 2017
Le reporter star de la chaîne, Jim Acosta, devient rapidement la "tête de Turc" du milliardaire. Le journaliste s’était fait remarquer pour son style mordant durant la présidence de Barack Obama. Mais ses passes d’armes avec la Maison Blanche donnent lieu, désormais, à des scènes surréalistes.
Début janvier, le président élu critique en conférence de presse un sujet de CNN. Au premier rang, le reporter prend la mouche. "Puisque vous nous attaquez, est-ce que vous pouvez répondre à une question ?", lance Jim Acosta, sans attendre qu’on lui accorde la parole. "Pas à vous", répond Donald Trump, sans daigner le regarder. Le journaliste insiste, coupant la parole à une consœur. "Ne soyez pas impoli. Je ne vous répondrai pas !" rétorque le président élu, visiblement agacé. Soudain, le républicain n’y tient plus. "Les 'fake news', c’est vous !",vocifère-t-il depuis le podium, en pointant Jim Acosta du doigt.
Le porte-parole Sean Spicer, le conseiller Stephen Miller... Le reporter de CNN s’est écharpé avec presque toute la Maison Blanche. "Il sort du rôle de journaliste pour endosser celui de partisan et (...) cause du tort à sa profession", tance Sean Spicer dans le Washington Post. Jim Acosta irrite tant l’administration que la nouvelle porte-parole, Sarah Huckabee Sanders, lui a intimé de ne pas poser de questions lors d’une visite dans le Bureau ovale, rapporte CNN le 12 décembre. "Sans quoi, je ne peux pas garantir que vous participerez à un nouveau point presse...", a-t-elle menacé.
Les tentatives d’intimidation visent aussi la chaîne NBC, depuis qu’elle a affirmé, début octobre, que Donald Trump voulait augmenter drastiquement l’arsenal nucléaire américain. "Au vu de toute l’intox qui provient de NBC et des grandes chaînes de télévision, à quel moment est-il approprié de remettre en cause leur licence [de diffusion] ?" suggère le président sur Twitter, le 11 octobre. Cette attitude alarme le rédacteur en chef du New York Times, Dean Baquet.
Je ne crois pas avoir déjà vu quelqu’un remettre en question aussi ouvertement la liberté de la presse à écrire à son sujet.
"Les attaques de Donald Trump diminuent la crédibilité des médias tout en lui permettant de galvaniser sa base, avertit toutefois le journaliste du Guardian, David Smith, contacté par franceinfo. A force de répéter que les journalistes colportent de fausses informations, il renforce le sentiment d’une partie de l’opinion, qui croit que la presse est montée contre lui."
Le milliardaire accuse le prestigieux New York Times d’intox, mais accorde du crédit à des sites conspirationnistes. La Maison Blanche a même accrédité Lucian Wintrich, correspondant du blog d'extrême droite (et pro-Trump) The Gateway Pundit.
Le président est capable de mettre sur le même plan un blogueur isolé et une rédaction organisée, qui a fait ses preuves. Cela revient à dire que tout se vaut, à écraser la valeur du travail journalistique.
Dans leurs bureaux de l’aile ouest de la Maison Blanche, les correspondants restent pourtant sereins. "Nous avons toujours la possibilité de faire notre travail, d’aller aux briefings, de filmer les conférences de presse, de soulever des problèmes", tempère Peter Baker. "Il faut prêter attention aux actes, plutôt qu’aux paroles en l’air, abonde David Smith. Donald Trump dit beaucoup de choses inquiétantes, mais en réalité il n’a pas fait grand-chose." "Pour l’instant, la Maison Blanche n’a pas passé la ligne rouge", admet-il.
L’épuisant président des "faits alternatifs"
Avec son rythme effréné et détonnant, Donald Trump a lessivé les journalistes en seulement un an. "Couvrir la Maison Blanche a toujours été intense. Désormais, c’est un peu comme d’être jeté dans le tambour d’un lave-linge", plaisante David Smith. La désorganisation du milliardaire rallonge le temps de travail. "On commence plus tôt, on finit plus tard, et il y a encore plus de chances qu’auparavant qu’une actualité tombe le week-end", ajoute Anita Kumar, de McClatchy, contactée par franceinfo. Peter Baker, du New York Times, est parfois "exténué dès 8 heures du matin".
Je me réveille et je découvre qu’il fait une annonce importante sur Twitter. Je me retrouve alors à écrire un article chez moi, en pyjama, alors que la journée n’a pas vraiment commencé.
En plus des rendez-vous officiels, annoncés en amont, Donald Trump aime improviser des conférences de presse. Il s’arrête et lâche une petite phrase, debout sur la pelouse du 1600 Pennsylvania Avenue, avant de grimper dans l’hélicoptère présidentiel. Résultat : les journalistes doivent être sur tous les fronts. "On pourrait écrire quinze, vingt articles chaque jour, mais on n’a pas le temps", explique David Smith.
Ceux qui disposent d’une plus grande équipe, comme le New York Times, ont le luxe de "ne pas faire de croix sur grand-chose", nuance Peter Baker. Mais il a tout de même fallu s’adapter. "De plus en plus de journalistes du bureau de l’AFP à Washington travaillent sur des sujets liés à Donald Trump, constate Jérôme Cartillier. En une même journée, le service médias peut publier un article sur sa dernière pique contre CNN, celui des sports sur son conflit avec les joueurs de football américain, un troisième sur sa politique économique…"
Le président américain change fréquemment d’avis et ne s’embarrasse pas de justifications. "C’est un homme de l’instant présent, qui n’essaie pas de concilier son discours passé et celui qu’il tient aujourd’hui", juge Peter Baker. Ces volte-face prennent même son équipe au dépourvu. La Maison Blanche est parfois incapable d’expliciter les messages du dirigeant sur les réseaux sociaux. "La porte-parole répond souvent que ‘le tweet parle de lui-même’, révèle Jérôme Cartillier à franceinfo. Ce n’est qu’une heure plus tard que l’on a des éléments de langages officiels."
Je n’envie pas son équipe. Ils passent leur temps à courir après l’actualité, parce que Donald Trump n’utilise pas les canaux habituels pour communiquer. Ils sont laissés pour compte.
Si "Barack Obama faisait en sorte qu’il y ait une annonce, une actualité par jour", désormais "une nouvelle polémique efface la précédente au bout de cinq minutes", déplore Anita Kumar. Le 29 novembre, Donald Trump relaie des tweets antimusulmans du parti britannique d’extrême droite. Theresa May lui reproche une "erreur". Donald Trump invite alors la Première ministre à se mêler de ses affaires et à "s’occuper du terrorisme au Royaume-Uni". Pourtant, "vingt-quatre heures plus tard, on avait déjà presque oublié cette crise diplomatique", s'étonne David Smith. Entre-temps, il y a eu "des rumeurs de démission du secrétaire d’Etat Rex Tillerson, des polémiques sur la politique intérieure et des tensions avec la Corée du Nord".
Le correspondant du Guardian se méfie de cette profusion d’informations. "Donald Trump nous sert tout sur un plateau, souligne-t-il. Le risque est d’être distrait par toutes les petites polémiques, les tweets, et de perdre de vue les vrais sujets : les nouvelles lois, le détricotage des régulations [mises en place sous Obama]..." Le tri est d’autant plus complexe que l’administration s’arrange parfois avec la réalité. La presse accuse Sean Spicer de mentir sur le nombre de spectateurs présents à l’investiture ? Une conseillère du président répond simplement qu’il donne "des faits alternatifs".
"En un sens, cette administration est postmoderne : tout, selon eux, est subjectif", grince David Smith. Par conséquent, les correspondants doivent redoubler de vigilance. "Une de nos journalistes passe le plus clair de son temps à vérifier les déclarations de Donald Trump et à remettre les faits dans leur contexte", indique Peter Baker, du New York Times. Ce travail est toutefois "plus facile" qu’auparavant, selon David Smith. "Les mensonges des précédentes administrations étaient moins grossiers, se moque le Britannique. Il nous fallait plus de temps pour les mettre au jour."
Donald Trump réveille notre volonté d’expliquer ce qui se passe à Washington parce que c’est complexe, confus, souvent éloigné des faits. Etre pointilleux est salutaire pour faire face à sa logorrhée.
Le dirigeant n’est peut-être pas le seul à se nourrir du chaos ambiant. "Ce mandat est un moment à part dans l’histoire de la politique américaine. Donald Trump a un style qu’on n'a jamais vu à la Maison Blanche", admet Jérôme Cartillier. Le public se passionne également pour lui. De nombreux Américains s’intéressent à l'actualité, la commentent, posent des questions aux journalistes… Et souscrivent des abonnements.
L'édition numérique du New York Times a ainsi gagné 276 000 abonnés durant le dernier trimestre de 2016, selon Quartz (en anglais). "Donald Trump critique la presse mais, en faisant grimper les ventes, il a en quelque sorte sauvé plusieurs journaux. Quelle ironie !" s’amuse David Smith. "Nous, les journalistes, passons notre carrière en quête de surprises, de choses inédites à raconter, résume Peter Baker. Il faut admettre que l’année qui vient de s’écouler a été plus surprenante que tout ce que l’on a jamais vécu."
L’aubaine du dirigeant "sans filtre"
Paradoxalement, Donald Trump semble même très ouvert à ceux qui couvrent ses faits et gestes. "L’administration Obama laissait beaucoup de mes e-mails et de mes appels sans réponse, parce que le Guardian est un quotidien étranger, se remémore David Smith. L’équipe de Donald Trump est bien plus accessible." Critiqués pour leur "manque de transparence", Barack Obama et ses équipes n'offraient qu'un accès restreint des journalistes à la Maison Blanche. Son successeur livre, lui, des apartés dans le Bureau ovale, vient discuter avec les correspondants au détour d’un couloir. A bord de l'avion "Air Force One", il lui arrive même de faire durer les échanges avec les journalistes.
<span>En un an, nous avons obtenu plus d’interviews avec Donald Trump qu’on pouvait en avoir avec Bill Clinton, George W. Bush ou Barack Obama en quatre ans de mandat.</span>
"En privé, il plaisante et n’est pas hostile avec nous", assure Jérôme Cartillier. Difficile de dire si Donald Trump agit par stratégie ou par conviction. "Il a des contacts avec des journalistes qu’il insulte par ailleurs, poursuit le correspondant de l’AFP. Dans ses accès de colères et ses confidences, il y a toujours une part de calcul et de théâtre."
Sarah Haberman, du New York Times, raconte d’ailleurs avoir rapidement averti ses collègues. Après avoir suivi le magnat durant la campagne présidentielle, la journaliste a rejoint la Maison Blanche en même temps que lui. "Il faut être prudent (...) parce qu’il essaie toujours de vous vendre quelque chose, a-t-elle préconisé lors d’une réunion interne. S’il vous parle, c’est qu’il veut obtenir quelque chose de vous, par exemple un bon article à son sujet."
Le président livre ainsi lui-même certaines exclusivités aux médias. En juillet, il profite ainsi d’un long entretien avec le New York Times pour régler ses comptes avec son ministre de la Justice. Quatre mois plus tôt, Jeff Sessions s’est récusé de l’enquête fédérale sur les soupçons de collusion entre l’équipe de campagne de Donald Trump et la Russie. "Nous n’avions pas réalisé à quel point il était encore en colère, relate Peter Baker, présent dans le Bureau ovale pendant l’interview. Il a soudainement commencé à démolir son propre ministre de la Justice, ce qui était inédit pour un président en fonction." S’il a, auparavant, demandé à plusieurs reprises aux journalistes de ne pas enregistrer certains passages, Donald Trump ne donne cette fois-ci aucune consigne.
<span>Il voulait être cité. Il voulait dire publiquement qu’il n’aurait pas nommé Jeff Sessions s’il avait su qu’il se récuserait.</span>
Durant les premiers mois, les médias bénéficient également du chaos qui règne au sein de la nouvelle administration, minée par les querelles d'ego. Chaque faction tente d’utiliser la presse pour dynamiter la concurrence. Les fuites d’informations confidentielles se multiplient. Les remarques de Donald Trump sur le limogeage du directeur "barge" du FBI, les retranscriptions de ses coups de fils électriques avec ses homologues mexicain et australien... Les journalistes obtiennent tous les détails. Même la note interne précisant le plan du gouvernement pour lutter contre les fuites finit entre les mains de reporters de Buzzfeed, le 14 septembre.
"Donald Trump est arrivé très peu préparé, commente Jérôme Cartillier. Dans la première mouture de son administration, il a rassemblé des caractères et des personnalités radicalement différents." Au fil des mois, la Maison Blanche s’est apaisée et certaines sources d’informations se sont taries. Plus d’une dizaine de responsables ont pris la porte, dont le conseiller stratégique Steve Bannon et le porte-parole Sean Spicer.
Pas de quoi déstabiliser le président américain, qui "se nourrit du chaos", selon David Smith. "Donald Trump aime jouer sur les rivalités, il est transparent à ce sujet, confirme Jérôme Cartillier. Il veut donner un sentiment d’insécurité aux gens. C’est sa manière de montrer qu’il a le pouvoir."
Pour décerner les bons et les mauvais points, Donald Trump privilégie Twitter. Il commente l’actualité sur le réseau social, de l’aube jusqu’à une heure avancée de la nuit. La communication de la présidence, jusqu’ici très policée, s’en trouve chamboulée. Fin septembre, le secrétaire d’Etat appelle au dialogue pour apaiser les tensions avec la Corée du Nord. "J’ai dit à Rex Tillerson qu’il perdait son temps en essayant de négocier avec le petit homme-fusée [Kim Jong-un], assène Donald Trump sur Twitter, le 1er octobre. Garde ton énergie, Rex. On fera ce qui doit être fait !"
...Save your energy Rex, we'll do what has to be done!
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 1 octobre 2017
Les journalistes voient toutefois un aspect positif dans cette addiction au réseau social. Barack Obama était "inaccessible", un as de la communication qui ne laissait aucun détail au hasard, commente David Smith : "Avec Donald Trump, on a un président brut de décoffrage, sans filtre, et tant pis si on ne l’aime pas."
C’est la première fois en 241 ans que l’on sait en direct ce que pense le président américain.