Cet article date de plus de six ans.

Un ancien journaliste raconte comment il a infiltré le Ku Klux Klan

Comme le policier afro-américain Ron Stallworth, dont Spike Lee raconte l'histoire dans "BlacKkKlansman", Dick Lehr a infiltré l'organisation suprémaciste blanche en 1979.

Article rédigé par The Conversation - Dick Lehr
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Des membres du Ku Klux Klan lors d'une cérémonie de l'organisation suprémaciste blanche aux Etats-Unis (lieu inconnu), le 13 décembre 1939. (- / AFP)

Des membres du Ku Klux Klan, escortés par des policiers, courent se mettre à l’abri des projectiles lancés par des manifestants à Meriden (Connecticut), en mars 1981. Le magnifique film BlacKkKlansman de Spike Lee, sorti le mercredi 22 août en France, raconte l’histoire vraie de Ron Stallworth – l’ouvrage où il relate cette aventure a été publié le même jour en France aux éditions Autrement. Cet officier de police afro-américain avait infiltré une branche locale du Ku Klux Klan en 1979.

La même année, je suis moi aussi devenu membre du Klan. J’ai même rencontré, lors d’une réunion secrète, le Grand Sorcier en personne, David Duke, qui apparaît dans le film. J’étais alors un bleu, fraîchement recruté pour défendre la cause du KKK.

Enfin, pas tout à fait.

En réalité, comme Ron Stallworth, je jouais un rôle, et j’avais mon propre objectif, bien différent de celui du Klan.

Le Klan envahit le Connecticut

C’était à l’automne 1979. Je débutais comme journaliste au Hartford Courant, le journal local, quand David Duke a lancé une campagne de recrutement dans le Connecticut. Ses "cartes de visite" et son journal, le Crusader (Le Croisé) ont commencé à circuler sur les parkings des usines, dans les restaurants, les lycées et les facs.

J’ai fait équipe avec un journaliste chevronné, Bill Cockerham, pour écrire un article sur le sujet. Nous nous sommes rendus au quartier général de David Duke à Metairie, en Louisiane.

Le chef du Klan, alors âgé de 29 ans, instruit et propre sur lui, faisait alors campagne pour devenir sénateur de l’État.

David Duke en 1978. Wikimedia/AP

M. Duke s’est fait une joie de répondre à nos questions. Il n’a pas caché sa volonté de recruter des jeunes et donner au Klan une image plus modérée. Il disait n’avoir rien contre les Noirs ou les juifs, précisant :

Nous sommes simplement pro-Blancs et pro-chrétiens. Ce sont les droits de la majorité blanche qui sont menacés, pas ceux des Noirs ou des juifs. C’est nous qui sommes attaqués dans les rues, et ils nous accusent d’intolérance quand nous luttons pour nos droits et notre histoire.

David Duke, chef du Klan en Louisiane

C’était du Duke tout craché. Il s’efforçait, comme nous l’a expliqué un spécialiste, d’incarner le Monsieur-tout-le-monde du KKK en se servant de son indéniable don pour la communication afin d’édulcorer le message raciste de l’organisation.

Il nous a assuré que sa campagne de recrutement avait remporté un franc succès dans le Connecticut, avec plus de 200 nouveaux membres et plusieurs centaines d’associés. Il n’existait pas encore d’organisation à l’échelle de l’État, mais plusieurs réseaux locaux s’étaient, selon lui, déjà mis en place. Il a évoqué l’existence d’un coordinateur général, mais quand nous avons demandé à le rencontrer, M. Duke a tergiversé.

Il nous a expliqué que le KKK était une organisation secrète et qu’il ne pouvait pas divulguer ce genre d’information. Cependant, en tant que porte-parole, il serait toujours ravi de discuter avec nous. Nous pouvions l’appeler à son bureau à tout moment.

Entrer dans la place

Notre article est paru en première page du Hartford Courant quelques jours plus tard, sous le titre "Le Klan recrute de nouveaux membres par courrier". La radio et la télévision locales se sont aussitôt emparées du sujet.

Soudain, David Duke créait l’événement : la presse, comme le public, avait du mal à se faire à l’idée qu’il ait vraiment réussi à mettre un pied dans le Connecticut, étant donné que le Klan restait surtout associé aux États du Sud.

Bien sûr, personne ne savait si les chiffres avancés par M. Duke étaient exacts. L’article ne faisait que rapporter ses propos.

C’est pourquoi j’ai découpé un formulaire d’adhésion dans le Crusader, que j’ai rempli sous une fausse identité avant de l’envoyer à Metairie avec les 25 dollars de frais d’inscription (discuter l’éthique des méthodes employées par les journalistes d’investigation n’est pas le propos du présent article, même si cette question fait régulièrement l’objet de débats dans les écoles de journalisme).

Mon but était d’infiltrer la section locale du Klan, d’en identifier le chef et de confirmer ou d’infirmer la véracité des affirmations de David Duke concernant le nombre de ses partisans. Je n’ai pas tardé à recevoir ma carte de membre, un certificat de citoyenneté et le règlement intérieur de l’organisation, accompagnés d’une photo de M. Duke dans sa tenue de Grand Sorcier qui m’invitait à acheter une tunique pour seulement 28 dollars. Sans plus de formalités, je suis devenu officiellement membre du Klan.

Il ne me restait plus qu’à attendre. J’étais sûr que les responsables locaux ne tarderaient guère à me contacter pour m’accueillir en personne et me donner plus d’informations. J’avais misé là-dessus et, chaque fois que j’appelais le bureau de David Duke à Metairie sous mon faux nom, on m’assurait que j’allais être mis en contact avec d’autres racistes du Connecticut sous peu.

Mais les semaines passaient et je ne voyais rien venir. Pendant ce temps, le Grand Sorcier Duke continuait de faire régulièrement des apparitions dans les médias pour se rengorger du succès triomphal de sa campagne dans notre État.

Début décembre 1979, David Duke a annoncé son intention de se rendre dans le Connecticut et deux autres États de Nouvelle-Angleterre. Ce voyage marquerait l’apogée de sa campagne de recrutement automnale. Il avait prévu de visiter plusieurs villes et d’accorder des interviews à chaque étape de sa tournée, avant de tenir une réunion privée avec les membres locaux du Klan.

C’est alors que j’ai reçu l’appel que j’attendais : une convocation à une assemblée secrète, le vendredi 7 décembre. Pour des raisons de sécurité, le lieu de la réunion ne serait pas dévoilé avant le jour J et je devais rester joignable à tout moment.

L’heure de vérité

Encore une fois accompagné de mon collègue plus expérimenté, j’ai passé presque tout l’après-midi du vendredi sur la route. J’ai d’abord appelé le bureau de Metairie : on m’a dit de prendre vers l’ouest depuis Hartford. Pendant que M. Duke donnait une conférence de presse dans un motel de Waterbury, j’ai patienté dans un bar, où l’un de ses représentants locaux m’a contacté. Il m’a dirigé vers Grange Hall à Danbury, que le KKK avait loué en se faisant passer pour un cercle d’historiens amateurs.

Je me suis séparé de mon collègue pour me diriger vers un parking à l’arrière du bâtiment. Trois hommes de main m’ont demandé ma carte de membre avant de me laisser passer. Au deuxième étage, je suis entré dans une pièce mal éclairée. L’endroit était quasi désert, à l’exception d’une vingtaine d’hommes qui discutaient à voix basse.

A cet instant, j’ai compris pourquoi aucun membre de la section locale du KKK ne m’avait contacté : en réalité, il n’existait pas de véritable réseau organisé.

La plupart des assistants portaient des jeans et des blousons en cuir, mais David Duke était en costume trois-pièces avec un insigne du Klan épinglé au revers de sa veste. Il s’est présenté à chacun d’entre nous et nous a montré des coupures de journaux du Connecticut qui parlaient de lui et du Klan.

La réunion a commencé par une projection de Naissance d’une nation de D.W. Griffith, la grosse production à succès de 1915 sur la guerre de Sécession et la période de la Reconstruction (le film de Spike Lee présente une séquence similaire).

Pour le réalisateur, un sudiste, les hommes du KKK étaient des héros en tunique blanche, venus sauver le Sud du chaos de la Reconstruction.

Ce soir-là, à Danbury, M. Duke s’est servi du film comme d’un outil pédagogique, transformant la pièce en salle de classe pour y donner son cours magistral sur la suprématie de la race blanche. Debout à côté d’un drapeau américain, il a lu tout haut les cartons du film, en y ajoutant ses commentaires racistes. Au moment où des hommes du Klan à cheval abandonnent le cadavre d’un Noir sur le perron d’une maison, il s’est mis à applaudir, et d’autres se sont joints à lui.

J’ai quitté la réunion avec assez d’informations pour écrire cet article que nous préparions depuis des mois, sur l’identité du chef de la section locale du Klan et, surtout, le nombre réel de ses partisans dans le Connecticut. Ils n’étaient pas plusieurs centaines, mais plutôt une vingtaine. Les médias se sont aussitôt désintéressés de M. Duke.

Nous avons révélé son vrai visage : celui d’un escroc qui avait obtenu sur un coup de bluff de la publicité gratuite pour ses idées nauséabondes. Ce message pernicieux résonne aujourd’hui avec force. La rhétorique du Grand Sorcier en 1979 est reprise presque mot pour mot par une nouvelle génération de fanatiques qui bénéficient d’une importante couverture médiatique.

Je n’ai plus jamais parlé à David Duke, mais j’ai reçu une carte de Noël de sa part cette année-là, adressée à mon faux nom et manifestement postée avant la publication de l’article.

Sur la carte rouge figuraient deux hommes du KKK en tunique et cagoule, tenant une croix enflammée. La légende était la suivante : "Puissiez-vous passer un Noël plein de joie et porteur de réflexion, et puisse la race blanche prospérer à jamais !"


Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour Fast for Word.The Conversation

Dick Lehr, Professor of Journalism, Boston University

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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