Mort de Bernard Tapie : entre succès, prisons et faillites, une vie jouée comme une partie de Monopoly
Fin de partie. Bernard Tapie est mort dimanche 3 octobre à 78 ans. L'homme d'affaires, qui se battait depuis des années contre un double cancer de l'œsophage et de l'estomac, a perdu son ultime combat au terme d'une vie riche en rebondissements.
Ministre maintes fois condamné, Crésus devenu fauché... Bernard Tapie a tout connu. Entre succès flamboyant, banqueroute et passage par la case prison, franceinfo fait le récit d’une vie jouée comme une partie de Monopoly.
La revanche d’un prolo
La partie commence en 1943. Fils d’une aide-soignante et d’un ouvrier-chauffagiste, Bernard Tapie naît dans le 20e arrondissement de Paris, avant d’aller vivre au Bourget (Seine-Saint-Denis). Dans ce petit appartement de 20 m2, sans salle de bain ni toilettes, Bernard et son petit frère partagent un lit gigogne. "On n'avait pas les moyens de s'acheter un chien, mais j'ai trouvé un renard dans la forêt d'Ermenonville et on a fait neuf ans avec lui", explique-t-il, en 2017, sur France 3.
Revanchard, le petit prolo "aux yeux trop grands" – comme il se définissait dans un de ses livres – rêve d’ascension sociale. "A partir du moment où je suis étudiant et que je suis au contact de mômes qui viennent d'ailleurs, il y a une révolte de ma part", se rappelle-t-il en 2000, lors d’une interview.
Car mon père est un type intelligent, travailleur, qui bosse, mais qui a baigné toute sa vie dans un milieu qui ne permet pas de s'élever, et cette injustice-là me fait chier.
Pour s'extraire de ce milieu, le jeune Bernard multiplie les lancers de dés : il s’essaie au sport automobile, à la chanson, à la vente de télévisions… En 1974, il crée Cœur Assistance, une société qui fournit aux malades un service de secours rapide en cas de crise cardiaque. Dès lors arrivent les premiers ennuis judiciaires : Bernard Tapie est condamné pour "publicité mensongère" et évite de peu la case prison.
L’entrepreneur mène ses affaires comme un joueur de poker : au bluff. En 1980, il roule dans la farine Jean-Bedel Bokassa. Il persuade l’empereur de Centrafrique fraîchement déchu que l’Etat s’apprête à saisir les nombreux châteaux qu’il possède en France. Bernard Tapie lui achète à très bon prix quatre demeures, mais l’ancien monarque découvre la supercherie et saisit la justice, qui annule la transaction.
Pas de quoi couper son élan. Bernard Tapie se lance alors dans la reprise d’entreprises en difficulté. Pour un franc symbolique, il rachète plusieurs sociétés, qu’il redresse et revend des centaines de millions, à l’image de Look Cycle. Acquis en 1983, l’équipementier cycliste est revendu cinq ans plus tard pour 260 millions de francs. Un coup de maître. "S’il y a une chose que je sais faire, c’est du blé", lâche alors le jeune loup, que la presse surnomme désormais le "Zorro des entreprises".
La success-story d’un golden-boy
S’il avait dû choisir un pion dans sa partie de Monopoly, Bernard Tapie aurait sans doute pris le petit bateau chromé. En 1982, l’homme d’affaires s'offre le Phocéa : un majestueux quatre-mâts, long de 72 mètres. Il se lance six ans plus tard dans une traversée de l’Atlantique et décroche en 1988 le record du monde en monocoque, en tant que passager. Des billets plein les poches, il acquiert aussi, pour 100 millions de francs, un somptueux hôtel particulier dans le cossu quartier parisien de Saint-Germain-des-Prés.
Avec son teint hâlé et sa chevelure drue, Bernard Tapie incarne le "golden-boy" version années 1980. Sacré personnalité de l’année 1984 par les médias, le quadra plaît aux femmes, qui le considèrent même comme le deuxième "homme le plus séduisant" de France, après Alain Delon.
Dès lors, Bernard Tapie squatte le PAF et crée son mythe. "Champs-Elysées", "7 sur 7", "Le Jeu de la vérité"… Les émissions s’arrachent le patron, dont l'accent de titi parisien et le franc-parler contrastent avec les chefs d’entreprise de l’époque. Sur les plateaux, il parle d’économie, de politique, de chanson française ou de sport. Il fait même un passage remarqué dans l’émission "Gym Tonic", où il se trémousse, en justaucorps rouge, sur le célèbre "toutouyoutou" et donne ses conseils santé.
Son goût pour le sport, Bernard Tapie l’exprime aussi dans les affaires. Il lance l’équipe cycliste La Vie Claire avec Bernard Hinault, qui remporte le maillot jaune en 1985. Sollicité par le maire de Marseille, Gaston Defferre, il rachète en 1986 pour un franc symbolique l’OM, qui végète au pied du classement de la Ligue 1. Sous son impulsion – et grâce aux millions qu’il injecte –, le club recrute de jeunes joueurs prometteurs, parmi lesquels Papin, Cantona et les futurs champions du monde Deschamps, Desailly et Barthez. Surtout, il achète en 1990, pour 1,426 milliard de francs, Adidas, le numéro 1 mondial des articles de sport, alors en perdition. C’est "l’affaire de [sa] vie".
Tapie au gouvernement
Insatiable, Bernard Tapie vise plus haut. A la fin des années 1980, il décide de se lancer en politique et déplace d’abord son pion jusqu’à la rue de Lille, siège du RPR, où il tente de décrocher une investiture, racontent les journalistes Laurent Léger et Denis Demonpion dans leur livre, Tapie-Sarkozy, les clefs du scandale (Pygmalion, 2009). Jacques Toubon, alors secrétaire général du parti de droite, refuse. Tapie décide alors d’aller frapper à la porte de François Mitterrand, qu’il a rencontré lors d’un dîner chez le publicitaire Jacques Séguéla. Investi aux législatives de 1988 sous l’étiquette "majorité présidentielle", il perd face à l'UDF Guy Teissier. Mais le scrutin est invalidé, et Tapie arrache à la droite la sixième circonscription de Marseille lors d'une législative partielle, un an plus tard.
Sur la scène politique, le businessman fait sensation. Notamment en 1989, lors d’un débat télévisé sur l’immigration où il fait face à Jean-Marie Le Pen. Le ton monte très vite et les insultes fusent. Les deux hommes sont sur le point d’en venir aux mains. Un coup de force médiatique payant. Le lendemain, Le Monde titre : "M. Tapie plus fort que M. Le Pen".
En 1992, il va jusqu’à s’inviter à un meeting du Front national à Orange (Vaucluse). Copieusement hué, Bernard Tapie demande la parole pour expliquer ce qu’il "ferai[t] des immigrés", racontent Dominique Albertini et David Doucet dans Histoire du Front national (Tallandier, 2013). Invité sur scène par Bruno Gollnisch, il lance devant les militants : "D’abord, on les emmènerait au port de la Joliette et on les mettrait dans un bateau, puis on tirerait le bateau bien au large." La salle applaudit. "Et puis, quand il serait assez loin, on le coulerait", continue-t-il, provoquant les acclamations du public. Tapie change alors de ton et douche l’assistance.
On a l’air malin, hein ? Je parle d’un massacre et vous applaudissez. C’est pas Le Pen qui est une ordure, c’est vous. Demain matin, quand vous vous regarderez dans la glace, gerbez-vous dessus !
Le personnage de "Nanard" est né. Dans "Les Guignols de l’info", sa marionnette ne cesse d’expliquer à quel point il est "sévèrement burné". Son image de pourfendeur du FN fait exploser sa cote de popularité. Tapie fait un double six et file jusqu’à la case Matignon. En avril 1992, il devient ministre de la Ville du gouvernement de Pierre Bérégovoy… pendant un mois et demi, avant de démissionner, inculpé pour "abus de biens sociaux". Après un non-lieu, il retrouve son poste fin 1992, mais la gauche est balayée aux législatives de mars 1993.
L’affaire VA-OM
Tout au long de sa carrière, Bernard Tapie a multiplié les allers-retours au tribunal, condamné tantôt à des amendes, tantôt à du sursis. Mais c’est l’affaire du match truqué entre Valenciennes et l’OM qui lui vaut de passer en prison. En 1993, Bernard Tapie emmène le club phocéen au sommet de l’Europe. Marseille devient le premier club français à remporter la Ligue des champions grâce à sa victoire (1-0) en finale face au Milan AC. Le président du club traverse la pelouse, les larmes aux yeux. La liesse s’empare des rues de Marseille.
Mais la fête ne dure pas. Bernard Tapie et son équipe sont rapidement accusés d’avoir tenté d’acheter des joueurs de Valenciennes, lors de la rencontre survenue une semaine avant la finale. Le défenseur valenciennois Jacques Glassmann affirme avoir été approché par un émissaire marseillais pour "lever le pied" et ainsi garantir au club phocéen une victoire sans efforts. Remonté comme un coucou, Tapie dément avec véhémence. La justice tranche le 28 novembre 1995 et le condamne en appel à deux ans de prison, dont huit mois ferme, et trois ans d'inéligibilité.
Début février 1997, l’ex-ministre arrive à la prison de la Santé pour y purger sa peine, devant les caméras de télévision. Il est ensuite transféré à Luynes, près d'Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). L’été est chaud cette année-là. Il fait "40°C à 50°C dans les cellules" de 9 m².
Le seul air apparent, c'est celui qui passe sous la porte. On est à plat ventre par terre en train de respirer sous la porte puisqu'il n'y a pas de fenêtre.
Désormais, les ennuis judiciaires se multiplient. Quelques jours avant sa sortie de prison, Tapie bute sur la case "taxe de luxe". Accusé de ne pas avoir déclaré au fisc des avantages en nature relatifs à son yacht, le Phocéa, il est condamné en appel à dix-huit mois d'emprisonnement, dont six ferme, pour "fraude fiscale", et à trente mois avec sursis pour "abus de biens sociaux". Il obtient cependant que sa peine soit fusionnée avec celle de l’affaire VA-OM et évite un retour à la case prison.
Le show-business
A sa sortie de prison en juillet 1997, après 165 jours derrière les barreaux, Bernard Tapie n’a plus rien. Lorsqu’il a intégré le gouvernement, il a dû se séparer d’Adidas pour éviter tout conflit d’intérêts. Inéligible, celui qui se voyait en futur maire de Marseille se retrouve sans emploi et sans mandat. "Moi, en politique, j'ai commencé riche et j'ai fini pauvre", déplore-t-il auprès de Libération.
Amer, Bernard Tapie doit tourner la page et revient à ses premières amours : la chanson. Il est convié par Doc Gynéco sur le titre C’est beau la vie en 1998. "Touché mais pas coulé, merci de l’invitation", chante l’ancien ministre avant de reprendre en chœur avec le rappeur.
Quoi qu´il arrive sur la planète Terre, dans le foot, les affaires, le rap, les ministères, c´est toujours le gangster qui contrôle l’affaire.
Bernard Tapie renoue avec le monde du show-business. Sur RMC, il anime l'émission "Allô Bernard", où les auditeurs l’appellent pour discuter de leurs problèmes personnels. En 2000, il entame une carrière de comédien, avec l’adaptation sur les planches du roman Vol au-dessus d’un nid de coucou. La pièce rencontre un franc succès, notamment à Marseille, où "Nanar" reste très apprécié. A la télé, il incarne le commissaire Valence pendant cinq ans sur TF1, tout en multipliant les talk-shows.
Tapie ramasse le pactole
Se sentant de nouveau la main heureuse, Bernard Tapie tente un énième coup de dés, face à la justice cette fois. Lui qui a brassé des millions clame avoir été floué en 1993 lors de la revente d’Adidas, confiée à une filiale du Crédit lyonnais. "Se faire spolier dans le monde des affaires, y a pas de quoi se faire plaindre… Moi, il m'est arrivé de rouler dans la farine et de me faire rouler dans la farine", reconnaît-il, dans une interview en 2000. "A condition de respecter les règles", ajoute-t-il. Et selon lui, la banque, dont l’Etat est alors actionnaire, ne l’a pas "roulé" réglo, en empochant une colossale plus-value l'année suivante. Tapie saisit la justice dès 1995, mais les années passent et l’affaire n’est toujours pas jugée.
C'est la lenteur de la procédure. Ils ont été plus vite pour me coller en taule pour un match de football !
En 2007, avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, et surtout de Christine Lagarde à Bercy, ses pions avancent enfin de plusieurs cases : le cabinet de la ministre demande à un tribunal arbitral de trancher ce litige. L’année suivante, Tapie fait sauter la banque : le Consortium de réalisation (CDR), l'établissement public chargé de gérer le passif du Crédit lyonnais, est condamné à lui verser 404 millions d'euros : 240 millions pour le manque à gagner dans la revente d’Adidas, 45 millions pour son préjudice moral et environ 118 millions d'intérêts.
S’il n’a pas touché l’intégralité de la somme (278 millions, selon les juges), il flambe : un hôtel particulier de 23 pièces à Neuilly-sur-Seine, une résidence à Saint-Tropez, des appartements à Marseille, Neuilly et Paris, ainsi qu’un yacht de 76 mètres immatriculé sur l’île de Man (le Reborn, pour "renaissance") et un jet privé.
Il transfère les actions du Groupe Bernard Tapie (GBT), qu’il valorise à 215 millions d’euros, à une holding belge, fait quelques placements à Singapour, et s’offre des parts dans le Groupe Hersant Média (GHM), devenant propriétaire en 2012 de La Provence et Corse Matin. Drôles d’acquisitions pour l’homme à qui l’on attribue la phrase : "Pourquoi acheter un journal lorsqu'on peut acheter les journalistes ?"
404 millions à rembourser
L’arbitrage très favorable dont a bénéficié Bernard Tapie fait immédiatement gronder les parlementaires, qui soupçonnent le pouvoir d’être intervenu en faveur de l’homme d’affaires, soutien de Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle de 2007. Dès 2008, pendant trois heures et demie, Bernard Tapie s’en défend vivement devant la commission des finances de l'Assemblée nationale, et endosse le statut de victime. "Mon nom est devenu une insulte (…) Même si j'ai fait des fautes, je ne mérite pas ce traitement", déplore-t-il, un trémolo dans la voix. Il se défend aussi devant la presse, qui l’interroge sur ses liens supposés avec les arbitres ou sur ses acquisitions : "Je vous emmerde", lance-t-il à Bruce Toussaint, sur Europe 1, après une question sur sa villa achetée à Saint-Tropez pour 47 millions d’euros.
Cette maison, avec d’autres biens de l'homme d'affaires, est saisie en 2013 par les juges qui enquêtent sur les conditions de l’arbitrage. "J’ai vendu le reste, mon avion, mon bateau (…)", raconte-t-il au Monde en 2015, se disant "ruiné de chez ruiné". Quand il rencontre les journalistes, il vient d’apprendre qu’il va devoir rembourser le pactole reçu cinq ans plus tôt. Cette décision "est tellement féroce que, au-delà de la décision elle-même, je me pose une question majeure : pourquoi tant de haine ?" réagit-il, abattu.
En mai 2017, Bernard Tapie est finalement condamné définitivement à rembourser 404 millions d'euros. En décembre, il est renvoyé en correctionnelle dans cette affaire, afin d’être jugé pour "escroquerie" et "détournement de fonds publics", le 11 mars 2019. Le parquet de Paris requiert cinq ans de prison ferme, mais l'homme d'affaires est contre toute attente relaxé. Lors du procès en appel, au printemps dernier, le parquet requiert cinq ans de prison avec sursis à son encontre. La décision devait intervenir le 6 octobre. Au moment de faire le bilan de cette carrière marquée de hauts et de bas, au cours d'une interview accordée à Laurent Delahousse début 2019, Bernard Tapie avait confié : "Je l'ai fait comme je le sentais, apparemment c'était trop."
Textes : Kocila Makdeche et Marie-Adelaïde Scigacz
Illustrations : Awa Sané et Baptiste Boyer