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Valéry Giscard d'Estaing et Edouard Balladur, les meilleurs ennemis de Jacques Chirac

Article rédigé par Anne Brigaudeau, Ilan Caro
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 14min
Valéry Giscard d'Estaing et Edouard Balladur (à gauche), à la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée, le 28 novembre 2002. (MAXPPP)

En 1995, au terme de sa troisième candidature, Jacques Chirac devient président de la République. Pour y parvenir, il lui a fallu terrasser deux rivaux qui appartenaient à son propre camp.

"Emotion." Dans deux communiqués laconiques, Valéry Giscard d'Estaing, 93 ans, et Edouard Balladur, 90 ans, ont recouru au même substantif passe-partout pour réagir à la mort de Jacques Chirac, qui s'est éteint à l'âge de 86 ans, jeudi 26 septembre à Paris. Mais quels souvenirs leur sont revenus en mémoire de ce vieil adversaire, à qui ils ont voulu barrer l'accès à l'Elysée ? Retour sur deux duels fratricides qui ont secoué la droite dans le dernier quart du XXe siècle.

Avec Valéry Giscard d'Estaing, l'histoire avait pourtant bien débuté. En 1974, la campagne présidentielle est brève, après la mort de Georges Pompidou, qui provoque une élection anticipée. A la tête de 43 élus majoritairement gaullistes, Jacques Chirac se rallie au ministre des Finances et lâche le candidat de son parti, le maire de Bordeaux, Jacques Chaban-Delmas.

Jacques Chirac à la sortie du premier Conseil des ministres de son nouveau gouvernement, à l'Elysée, le 29 mai 1974. (ELLIDGE / SIPA)

Elu à l'Elysée le 19 mai, Valéry Giscard d'Estaing récompense le ministre de l'Intérieur sortant en le nommant à Matignon. Mais leurs personnalités s'avèrent vite incompatibles. Dans le premier tome de ses mémoires publiés en 2009 (Chaque pas doit être un but, éd. Pocket), Jacques Chirac racontera avoir été agacé très tôt par la façon dont le fringant polytechnicien se faisait servir "une tasse de thé, sans se soucier de savoir" si son interlocuteur souhaitait "boire quelque chose". Il dépeint aussi la hauteur confinant au mépris du chef de l'Etat à son égard, lors d'un week-end de juin 1976 au fort de Brégançon (Var), lieu officiel de villégiature du président.

Ce bref séjour (...) ne fait que confirmer tout ce qui me sépare d'un président si imbu de ses prérogatives qu'il en arrive à traiter ses hôtes, fût-ce son Premier ministre, avec une désinvolture de monarque.

Jacques Chirac

dans ses mémoires

Giscard, écrit-il, se "fait servir à table le premier" et ses invités ne se voient offrir que "de simples chaises (...) quand le couple présidentiel occupe deux fauteuils". Exagère-t-il ? Durablement atteint par ces critiques, Valéry Giscard d'Estaing a fourni en 2017, rapporte Le Point, un petit film montrant que l'atmosphère était au contraire chaleureuse lors de ce fameux week-end de la Pentecôte 1976. Dans ces images diffusées sur France 3, dans le documentaire Giscard, de vous à moi, "on voit les Giscard et les Chirac attablés en terrasse, tous assis sur des chaises… identiques, dans une atmosphère plus conviviale que protocolaire".

Chirac démissionne avec fracas

Au-delà des anicroches sur l'étiquette, d'autres divergences se font jour. Le Premier ministre affirme manquer de marge de manœuvre. "Le président de la République, écrit encore Jacques Chirac, entendait tout décider par lui-même." La corde rompt. Le 26 août 1976, le Premier ministre démissionne avec fracas, en déclarant ne pas "disposer des moyens" qu"il estime "nécessaires pour assurer efficacement" ses "fonctions". "Et dans ces conditions, j'ai décidé d'y mettre fin", ajoute-t-il devant la presse.

Jacques Chirac a désormais toute latitude pour se mettre sur orbite présidentielle, face à un Giscard qui ne songe qu'à sa réélection. Le choc est prévisible. A la fin 1976, l'ex-Premier ministre crée un parti gaulliste à sa main, le Rassemblement pour la République (RPR), qui succède à l'UDR.

Cette machine de guerre s'attaque ouvertement à la politique d'austérité de Valéry Giscard d'Estaing. Au point, rappelle Le Figaro, que "de 1976 à 1981, [le Premier ministre] Raymond Barre, confronté à l'hostilité des députés chiraquiens", doit recourir "huit fois à l'article 49.3". En 1977, Jacques Chirac ne fait qu'une bouchée du giscardien Michel d'Ornano dans la bataille qui les oppose, à droite, pour la Mairie de Paris, dont il compte bien faire un tremplin pour l'Elysée.

"Français, ne l'écoutez pas"

Le 6 décembre 1978, un nouveau seuil est franchi avec l'appel de Cochin (du nom de l'hôpital parisien où Jacques Chirac est hospitalisé après un accident de la route en Corrèze). Dans ce texte communiqué aux médias, le maire de Paris s'en prend en termes violents à l'UDF créée par Valéry Giscard d'Estaing, présentée comme "inféodée" à une Europe "supranationale". "Comme toujours quand il s’agit de l’abaissement de la France, le parti de l’étranger est à l’œuvre avec sa voix paisible et rassurante. Français, ne l’écoutez pas", proclame-t-il.

"En agissant ainsi, sous l’impulsion de ses deux conseillers Pierre Juillet et Marie-France Garaud, il prépare les élections européennes de 1979 au profit du RPR (...), mais surtout les grandes manœuvres en vue de 1981. Entre Chirac et VGE, une lutte a commencé qui ne s’arrêtera plus jamais", analyse L'Opinion.

"Il faut voter Mitterrand"

En 1981, Jacques Chirac, candidat pour la première fois à la présidentielle, n'arrive qu'en troisième position au premier tour (18% des voix), derrière François Mitterrand (25,8%) et le président sortant (28,3%). Du bout des lèvres, il déclare qu'"à titre personnel", il votera Giscard au second tour. Mais en coulisses, il s'active contre le chef de l'Etat. Dans son livre Le Pouvoir et la Vie (éd. Le Livre de poche), Valéry Giscard d'Estaing affirme l'avoir constaté lui-même. A l'époque, il avait appelé une des permanences de Chirac en déguisant sa voix (particulièrement reconnaissable) pour prendre les consignes du second tour. "Il ne faut pas voter Giscard", lui avait-on répondu. Et, alors qu'il insistait pour savoir ce qu'il devait faire : "Il faut voter Mitterrand."

Obsédé par ce qu'il a toujours considéré comme une trahison, VGE a tenu à en avoir le cœur net. Dans le documentaire Sans rancune et sans retenue (2015), il relate sa dernière rencontre, en 1995, avec un François Mitterrand très affaibli. L'ancien président socialiste lui confie alors que Jacques Chirac, avant le 10 mai 1981, lui a dit, lors d'un dîner tenu secret : "Il faut nous débarrasser de Giscard, c'est un danger pour la France." Valéry Giscard d'Estaing voit dans ces propos la confirmation d'une collusion qu'il a toujours soupçonnée.

Quoi qu'il en dise, VGE, devenu académicien, semble vouer à son ancien Premier ministre une rancune tenace. En 2007, les bisbilles des deux hommes égayent d'ailleurs le Conseil constitutionnel, dont ils sont tous deux membres de droit en tant qu'anciens présidents. Un temps seulement, avant que Jacques Chirac, malade, ne s'éclipse définitivement de toute vie publique.

De gauche à droite, Valéry Giscard d'Estaing, Jean-Louis Debré et Jacques Chirac, le 15 novembre 2007, au Conseil constitutionnel, à Paris. (PIERRE VERDY / AFP)

Pourtant, étonnamment, et contrairement à bon nombre de centristes de l'UDF, Valéry Giscard d'Estaing soutient la candidature de Jacques Chirac en 1995 contre celle d'Edouard Balladur. Cette rivalité et cette campagne-là entre deux "amis de trente ans" sera d'une virulence inouïe.

Chirac et Balladur, d'abord inséparables

Les deux hommes se sont connus dans les années 1960. Tous deux hauts fonctionnaires sortis de l'ENA (en 1957 pour Balladur, deux ans plus tard pour Chirac), ils gravitent dans l'ombre de Georges Pompidou, qui occupe Matignon à partir de 1962. Tout les oppose, ou presque. L'un est gouailleur, bon vivant et fonctionne à l'instinct. L'autre est mondain, distant et brille par sa redoutable maîtrise des dossiers. Ils n'ont pas les mêmes centres d'intérêt, ni les mêmes fréquentations, mais la complémentarité opère et ils deviennent quasi inséparables au fil des ans.

Lors de sa première tentative de conquête de l'Elysée, en 1981, Jacques Chirac se tourne vers Edouard Balladur pour le conseiller dans sa campagne. Et lorsque, cinq ans plus tard, il devient Premier ministre de François Mitterrand après la victoire de la droite aux législatives, il fait de son compère le numéro deux du gouvernement, nommé à Bercy avec le titre prestigieux de ministre d'Etat. Mais Matignon n'est pas la rampe de lancement vers l'Elysée que Jacques Chirac imaginait. Après deux ans de cohabitation tendue, il essuie un échec cuisant à la présidentielle de 1988, battu à plates coutures par un Mitterrand revigoré.

On ne l'y reprendra plus. En 1993, alors que la droite s'apprête à remporter une victoire écrasante aux législatives, Jacques Chirac est formel : hors de question de retourner à Matignon pour subir une nouvelle déconvenue à la présidentielle de 1995. Une fois de plus, c'est Edouard Balladur qui est appelé à la rescousse.

C'est à mon instigation qu'[Edouard Balladur] est devenu Premier ministre en 1993.

Jacques Chirac

dans "Chaque pas doit être un but"

"Un accord politique, ayant aussi valeur de contrat moral, était scellé entre nous pour les deux années à venir", écrit-il. A Balladur la conduite des affaires du pays, à Chirac la préparation de la prochaine présidentielle.

"Je ne serai jamais votre Premier ministre"

Mais, dès sa nomination par François Mitterrand, Edouard Balladur prend ostensiblement ses distances avec son mentor. Le nouveau Premier ministre ne prend même pas la peine de consulter le patron du RPR pour composer son gouvernement. Les relations s'enveniment rapidement. Président de l'Assemblée nationale, Philippe Séguin dénonce avec une rare violence la politique libérale du gouvernement et la non-prise en compte du problème du chômage, fustigeant "un véritable Munich social". Balladur encaisse.

Le Premier ministre Edouard Balladur et le président du RPR Jacques Chirac lors d'un déjeuner le 20 avril 1993 à l'hôtel Matignon à Paris. (PASCAL PAVANI / AFP)

En quelques mois, le nouveau Premier ministre devient le chouchou de la presse. Les couvertures des magazines le portent aux nues, et les premiers sondages sur une éventuelle participation à la présidentielle de 1995 fleurissent. "Jacques, ne vous y trompez pas. Je ne serai jamais votre Premier ministre", chuchote de son côté Edouard Balladur à Jacques Chirac après une entrevue à Matignon.

Tout juste le maire de la capitale peut-il se consoler des signaux positifs que lui envoie François Mitterrand, agacé par l'insolente popularité d'un Premier ministre qui se voit déjà le remplacer à l'Elysée. "C'est votre tour. Vous allez être élu", glisse à Chirac le président socialiste le 26 août 1994, en marge d'une cérémonie à l'Hôtel de Ville.

Au sein du gouvernement, des centristes comme Simone Veil, des poids lourds du RPR comme Charles Pasqua, ou des figures montantes comme le maire de Neuilly, Nicolas Sarkozy, prennent le parti d'Edouard Balladur. Retranché à l'Hôtel de Ville de Paris, Jacques Chirac se sent trahi. Et les sondages, à l'époque, le donnent perdant, rappelle Public Sénat avec cet extrait d'un journal de France 3.

Au maire de Paris, qui a annoncé sa candidature en novembre 1994, la journaliste de France 2 Arlette Chabot demande, en janvier 1995 : "Quoi qu'il arrive, vous irez jusqu'au bout ?" "Vous parlez sérieusement ou vous faites de l'humour ?" lui rétorque Jacques Chirac avec un rire forcé.

Edouard Balladur, lui, officialise sa candidature le 18 janvier 1995, lors d'une allocution télévisée récitée depuis les salons dorés de Matignon. Un raté. Mais l'annonce sonne le coup d'envoi d'une bataille sans pitié au sein de la droite. Il ne reste plus à Jacques Chirac que quelques fidèles, comme Alain Juppé ou Philippe Séguin. Entre les deux camps, les coups bas pleuvent.

La "remontada" de Chirac

Mais, petit à petit, comme le souligne France Culture, Jacques Chirac effectue sa "remontada" dans les sondages. Face au libéral Edouard Balladur, il fait campagne au centre sur le thème de la fracture sociale. Et il est servi par sa marionnette des "Guignols" sur Canal+, qui le présente en victime, "avec le dos bardé de poignards plantés par les balladuriens".

Dans un livre paru en 2006, Edouard Balladur attribue une partie de son échec à "l'imbroglio de l'affaire Schuller-Maréchal, qui porta un coup sévère à son crédit de dirigeant fiable et avisé", selon Le Monde. Dans cette affaire compliquée, le ministre de l'Intérieur d'Edouard Balladur, Charles Pasqua, est soupçonné d'avoir monté une manipulation visant à dessaisir le juge Eric Halphen de ses enquêtes sur des fausses factures et des marchés truqués à Paris et dans les Hauts-de-Seine, une ville et un département tenus par le RPR.

Jacques Chirac est investi président de la République, le 17 mai 1995, à Paris. (SIPA)

D'autres secrets de cette campagne ne seront révélés que bien plus tard. Aujourd'hui, Edouard Balladur et son ancien ministre de la Défense François Léotard, 77 ans, sont sous la menace d'un procès. En cause : leur implication supposée dans un système de rétrocommissions illégales sur des ventes de sous-marins au Pakistan et de frégates à l'Arabie saoudite, entre 1993 et 1995. Estimées à près de 2 millions d'euros, ces sommes ont peut-être servi à financer la campagne Balladur.

Une campagne qui a viré au fiasco. Le 7 mai 1995, Jacques Chirac est élu président de la République avec 53% des voix face au socialiste Lionel Jospin. Et dix jours plus tard, lors de son investiture, il reçoit le collier de la Légion d'honneur sous les yeux impuissants d'Edouard Balladur. La guerre des droites a désigné son vainqueur. En représailles, le nouveau président privera les balladuriens de fonctions ministérielles. Leur héritier, Nicolas Sarkozy, prendra une forme de revanche en lui succédant à l'Elysée en 2007. Quelques heures après l'annonce de la mort de Jacques Chirac, l'ancien maire de Neuilly a rendu un hommage appuyé à son prédécesseur sur sa page Facebook. Edouard Balladur, lui, s'est contenté d'un communiqué lapidaire.

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