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"C'est quelqu'un qui bouscule et qui dérange" : Eric Dupond-Moretti, la terreur des prétoires devenue garde des Sceaux

De ses débuts comme avocat en 1984 à son arrivée au gouvernement, le célèbre pénaliste, surnommé "Acquittator", a toujours entretenu des relations conflictuelles avec les magistrats, qui s'inquiètent de sa nomination à la Justice.

Article rédigé par Ilan Caro
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Eric Dupond-Moretti, le 2 novembre 2017 au palais de justice de Paris. (LIONEL BONAVENTURE / AFP)

"Je suis sonnée, consternée par cette nomination." Quand elle a appris que son nouveau ministre s'appelait Eric Dupond-Moretti, cette magistrate n'en a pas cru ses oreilles. Plusieurs jours après l'entrée au gouvernement du plus célèbre pénaliste de France, la nouvelle n'est pas encore digérée. "Institutionnellement, ce n'est pas possible d'avoir comme chef un avocat qui a des affaires dans tous les tribunaux de France, qui parle aussi mal des juges, des policiers, des victimes... C'est vraiment le mauvais casting", se lamente-t-elle sous couvert d'anonymat. Elle n'en dira pas davantage. "Je n'ai pas envie d'être envoyée à Saint-Pierre-et-Miquelon !" plaisante à moitié la magistrate. Une blague révélatrice de l'inquiétude qui a gagné les tribunaux.

Eric Dupond-Moretti, garde des Sceaux. La rumeur avait commencé à se répandre quelques heures avant l'officialisation de sa nomination, mais personne n'osait alors vraiment y croire. "Ça m'a coupé le souffle. J'ai été immensément surpris, je ne m'y attendais pas du tout", confesse Guillaume Didier, magistrat en disponibilité et ancien porte-parole du ministère de la Justice entre 2007 et 2010. Depuis Robert Badinter en 1981, aucun avocat pénaliste ne s'était plus installé place Vendôme. Et Eric Dupond-Moretti n'est pas n'importe lequel. L'homme aux 145 acquittements, surnommé "Acquittator", s'est constitué dans le milieu autant d'admiration que d'inimitiés au gré de ses plaidoiries aux quatre coins de la France.

"Une personnalité clivante"

Chez les magistrats, sa nomination a fait l'effet d'une bombe. "Nommer une personnalité aussi clivante et qui méprise à ce point les magistrats, c'est une déclaration de guerre à la magistrature", a réagi Céline Parisot, présidente de l'Union syndicale des magistrats. "Pour nous, l'heure est grave", a-t-elle lancé sur franceinfo. Car entre Eric Dupond-Moretti et la magistrature, les contentieux ne manquent pas.

Dans les médias comme dans ses livres, l'avocat loupe rarement une occasion de cogner. "Je ne vais pas faire semblant de chanter les louanges de la magistrature : je me méfie de son corporatisme, de sa frilosité, de la détestation qu'elle voue au barreau. Pourtant, il existe de grands juges ; c'est le troupeau qui est petit", lâche-t-il en 2017 dans Directs du droit (éd. Michel Lafon), coécrit avec le chroniqueur judiciaire Stéphane Durand-Souffland.

"Le grand magistrat c'est d'abord quelqu'un qui se défie de lui, des a priori qui sont les siens", expliquait-il en 2015 dans un entretien vidéo accordé à l'ancien avocat général Philippe Bilger.

Je vois dans la magistrature, encastée, cultivant l'entre-soi, le corporatisme, un manque de remise en cause qui me gêne infiniment.

Eric Dupond-Moretti

dans un entretien avec Philippe Bilger

"Pour conserver sa singularité quand on est magistrat, il faut être un homme courageux", poursuivait-il, sous-entendant que cette qualité n'est pas la plus répandue chez les juges.

"Il assume sa stratégie"

Depuis sa prestation de serment en 1984 à Lille, Eric Dupond-Moretti s'est fait une réputation d'empêcheur de tourner en rond dans les prétoires. Insolent, parfois brutal, à la limite de l'impolitesse, il ferraille dur face aux magistrats qui lui font face. "Ça m'est désagréable de plaider devant vous, car je vous déteste", jeta-t-il un jour à la figure d'un président d'audience, rapportait Libération en 2006. 

"Plusieurs fois, à l'audience, je l'ai vu prendre à partie tel représentant des services de police, tel membre du jury parce qu'il avait osé esquisser un sourire, ou tel assesseur coupable de ne pas l'avoir salué près de la machine à café", témoigne l'ancien procureur Luc Frémiot, qui a affronté l'avocat à de nombreuses reprises devant les juridictions du Nord. "Il assume sa stratégie. Je ne dis pas qu'elle soit condamnable, mais cela a généré des conflits extrêmement durs."

Dans les salles d'audience, "Le Gros" – surnom dont l'affublent affectueusement ses amis  n'hésite pas à jouer de son corps. Mimiques déplacées, gestes ambigus, commentaires intempestifs… "Ce sont des trucs de potache", se défend-il dans un entretien au magazine GQ, début 2019. "Moi, il paraît que je marmonne à l'audience. Un jour, un avocat général qui avait un cheveu sur la langue m'a prié d'arrêter de grommeler, ce à quoi je lui ai répondu 'mes grommellements valent bien les zézaiements de Monsieur l'avocat général'. Evidemment, ça ne l'a pas fait rire !", se vante-t-il.

"Il peut être odieux"

En 2016, comme l'a raconté Le Monde dans un portrait de 2018, il alpague dans les couloirs du tribunal de Bastia une présidente de cour d'assises qui se serait, selon lui, mal comportée. Le parquet ouvre alors une enquête pour "acte d'intimidation envers un magistrat". "La litanie des injures proférées par Eric Dupond-Moretti, on pourrait en faire un dictionnaire", observe le magistrat honoraire Serge Portelli.

C'est quelqu'un qui bouscule, dérange, attaque… Il veut faire peur, c'est comme cela qu'il a bâti son savoir-faire.

Serge Portelli

à franceinfo

"Il peut être odieux. A l'audience, si vous n'êtes pas bon face à lui, vous vous prenez un semi-remorque dans la gueule", abonde un fin connaisseur de Dupond-Moretti. "Il agit comme un cric. Pour gagner, il cherche la faille et s'y engouffre." Souvent décrit comme terrorisant les magistrats, l'intéressé ironise : "Je ne terrorise personne, sauf les cons."

Lors du procès pour viol de l'ancien ministre Georges Tron, en décembre 2017, l'attitude d'Eric Dupond-Moretti avait carrément eu pour conséquence d'ajourner l'audience. Jugé maladroit dans son interrogatoire de l'une des plaignantes, le président de la cour d'assises aurait confié aux avocats des deux parties, hors de la salle d'audience, qu'il se sentait mal à l'aise et aurait préféré qu'une femme préside les débats. Une information confidentielle qu'Eric Dupond-Moretti n'a pas hésité à restituer en pleine audience, suscitant un énorme malaise.

Dans les cénacles feutrés de la haute magistrature, le cas Dupond-Moretti est un vrai sujet de préoccupation. Un mois après l'ajournement du procès Tron, l'audience solennelle de rentrée de la cour d'appel de Paris est l'occasion pour la procureure générale, Catherine Melet-Champrenault, de distiller ce commentaire : "Parasiter l'audience de la cour d'assises par des incidents multiples qui amènent à un renvoi de l'affaire à une session ultérieure est contraire à l'essence même du débat judiciaire qui se nourrit de la confrontation pacifique des analyses et des convictions." Pour les initiés qui assistent à la cérémonie, la référence à Eric Dupond-Moretti est limpide.

"C'est un ténor, méfie-toi !"

La réputation du bouillonnant avocat irait même jusqu'à décourager certains magistrats, qui préfèrent passer leur tour. "Lorsqu'ils examinent la liste des affaires à venir et qu'ils voient son nom, des présidents de cour d'assises rechignent", selon un habitué des prétoires. "Dans les cours d'assises et dans les parquets généraux, on ne se bat pas pour lui porter la contradiction", confirme un magistrat.

Avant de croiser sa route pour la première fois un peu avant l'an 2000, Guillaume Didier, alors jeune juge d'instruction, se souvient d'avoir été mis en garde par ses collègues. "Tu vas voir, c'est un ténor, méfie-toi !" lui avait-on glissé. "J'étais assez intrigué mais je l'ai accueilli comme tout le monde, de manière affable. Il m'avait fait trois demandes de remise en liberté et je lui en avais accordé deux. Il avait fait son boulot", se remémore-t-il.

Pendant mes trois années comme juge d'instruction, je garde le souvenir d'un avocat absolument exceptionnel qui défendait bec et ongles ses clients.

Guillaume Didier

à franceinfo

"C'est clairement l'avocat d'assises de sa génération. Quand on a 145 acquittements au compteur, ça ne peut pas être un hasard" estime un spécialiste du monde judiciaire.

Je l'ai vu gagner des procès incroyables. S'il suffisait de hurler pour gagner, ça se saurait !

Un connaisseur du monde judiciaire

à franceinfo

La liste de ses succès judiciaires donne le vertige : Roselyne Godart, "la boulangère" d'Outreau ; Jean Castela, condamné en première instance pour avoir commandité l'assassinat du préfet Erignac ; le professeur de droit Jacques Viguier, soupçonné du meurtre de son épouse ; le docteur Jean-Louis Muller, condamné deux fois pour avoir tué sa femme... Tous acquittés ! 

Ses détracteurs relèvent que ses états de service ne sont pas aussi reluisants devant les autres juridictions pénales, lorsqu'il ne doit pas convaincre un jury populaire mais des magistrats professionnels. Si Eric Dupond-Moretti a déjà réussi à faire pleurer des jurés sur le sort des accusés qu'il défendait, il ne se passionne guère pour les dossiers ultra-techniques qui requièrent des pages et des pages d'argumentations juridiques.

"Vous me jugerez sur ce que j'aurai fait"

Place Vendôme, les effets de manche ne suffiront pourtant pas pour mener la mission ingrate qui l'attend. Grogne des avocats, état des prisons, délais de traitement des affaires... Eric Dupond-Moretti aura fort à faire pour redorer le blason d'un système judiciaire en manque criant de moyens. Nul ne connaît, du reste, la feuille de route exacte qui lui a été assignée par le chef de l'Etat. Lui qui plaide depuis des années pour la suppression de l'Ecole nationale de la magistrature passera-t-il à l'acte ? Longtemps persona non grata dans l'enceinte de la vénérable école, l'avocat s'y était rendu en 2018 pour un débat avec son directeur, Olivier Leurent, raconte L'Obs. Les 359 auditeurs fraîchement diplômés s'étaient levés pour applaudir cette joute de haute volée.

Depuis longtemps, Eric Dupond-Moretti milite aussi pour la séparation entre les magistrats du parquet et du siège. "La cour d'assises, c'est quand même le seul endroit au monde où l'arbitre et le président portent le même maillot  ! Ils sont au même niveau, ils sont collègues", dénonçait-il en 2014 dans une interview à La Nouvelle République. Une ligne rouge pour les procureurs qui, à l'annonce de sa nomination, se sont fendus d'un rare communiqué exprimant leurs "inquiétudes".

Le nouveau garde des Sceaux ira-t-il au clash avec les magistrats ? Pour sa grande première à l'Assemblée nationale, Eric Dupond-Moretti a tenu à tracer la frontière entre ses prises de position passées et les actions à venir. "Quand on est avocat pénaliste libre, on n'a pas la même parole que quand on représente l'Etat. On ne juge pas des hommes sur des a priori, vous me jugerez sur ce que j'aurai fait quand je l'aurai fait."

Ma parole a été celle d'un homme libre, elle sera celle d'un ministre de ce gouvernement.

Eric Dupond-Moretti

à l'Assemblée nationale

"S'il peut mettre son côté bulldozer au service de la justice et de l'intérêt général, alors tant mieux, reconnaissons-lui ce courage", fait valoir Jacques Dallest, procureur général à Grenoble. "Pour réussir, Eric Dupond-Moretti devra donner des signes de rapprochement", prophétise-t-il, bien plus confiant que certains de ses pairs. "Soit il explose dans trois mois, soit il va jusqu'au bout en ayant un peu mangé son chapeau."

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