Que sont devenus les manifestants descendus dans la rue contre le FN après le 21 avril 2002 ?
Dans les jours qui suivent le 21 avril 2002, des milliers de Français descendent dans la rue pour protester contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle. Franceinfo a recueilli le témoignage de plusieurs d'entre eux, quinze années après avoir protesté contre le fondateur du Front national.
Une marée humaine envahit la place de la République, à Paris, ce 1er mai 2002. Dix jours plus tôt, le dimanche 21 avril, le candidat du Front national, Jean-Marie Le Pen, est arrivé deuxième au premier tour de l'élection présidentielle, quelques dixièmes de point devant le socialiste Lionel Jospin, éliminé. Parmi les manifestants pressés les uns contre les autres ce jour-là, Steeve, en terminale scientifique à Nogent-sur-Oise (Oise), est venu avec des amis. Le jeune homme d'origine camerounaise, qui a voté Lionel Jospin au premier tour, trépigne d'impatience sur les pavés d'une rue voisine. "On a réussi à se frayer un chemin dans la manifestation mais il y avait tellement de monde, c'était impressionnant, se rappelle-t-il aujourd'hui. Ça nous a rassurés de voir qu'on n'était pas les seuls, que d'autres Français avaient aussi un message à faire passer."
Quelques jours auparavant, le jeune homme expliquait à des journalistes de France 2 que les résultats du premier tour lui avaient donné l'impression de n'être qu'"un Noir", et non plus "ce garçon gentil (...) que tout le monde aime bien".
Mais en ce jour de fête du travail, la mobilisation - entamée dès le soir du premier tour - connaît son apogée. Comme Steeve, 500 000 manifestants défilent contre l'extrême droite à Paris, entre la place de la République et celle de la Nation. Des marches ont également lieu dans les grandes villes de province, rassemblant un million de personnes. Quinze ans après cette mobilisation record, les manifestants du 21-Avril descendront-ils à nouveau dans la rue après la qualification de Marine Le Pen au second tour ?
Franceinfo a retrouvé plusieurs de ces manifestants spontanés. Ils se souviennent de ce jour et ont accepté de révéler le nom qui figurait sur le bulletin qu'ils ont glissé dans l'urne dimanche.
En 2002, des manifestants plutôt jeunes et de gauche
En avril 2002, les premiers à descendre dans la rue sont des jeunes, rappelle la sociologue Anne Muxel. Les manifestants retrouvés par franceinfo avaient entre 7 et 38 ans en 2002. Ils habitaient Paris, Mulhouse, Amiens ou encore Marseille. Au premier tour, ceux qui étaient majeurs avaient voté à gauche ou s'étaient abstenus. Mais tous ont vécu les résultats du 21 avril 2002 comme un "électrochoc".
Alexis Sierra a 31 ans à l'époque. Professeur d'histoire-géo et militant du Parti socialiste, il tient alors un bureau de vote dans le 14e arrondissement de la capitale. Les derniers bulletins tombent tout juste dans l'urne quand "une amie déboule dans le bureau et annonce à la cantonade que Le Pen est devant Jospin".
Immédiatement, les larmes me montent aux yeux, mes mains se mettent à trembler. Je me dis tout de suite que je vais voter Chirac.
Alexis Sierra, ex-militant PSà franceinfo
Comme la plupart des manifestants interrogés, le jeune prof bat le pavé dès le 21 avril au soir. Il est encore au bureau de vote lorsqu'il reçoit les premiers SMS d'amis qui l'invitent à se retrouver place de la Bastille ou devant l'Hôtel de Ville. "Je ne sais pas trop d'où l'idée venait. On s'appelait tous les uns les autres, on faisait fonctionner nos réseaux d'amis", se souvient-il.
Le week-end de l'entre-deux-tours, Jérôme, jeune salarié dans le privé, prend le train depuis Le Mans (Sarthe) pour venir manifester à Paris. "Malgré le score obtenu par le Front national, on voulait montrer que ce parti était très loin de représenter ce que pensaient les Français". Pour Amélie*, alors étudiante en école d'infirmière dans la capitale, "c'était une réaction immédiate, comme on a pu avoir plus récemment après l'attentat contre Charlie Hebdo. C'était important de se retrouver, même si ça n'a pas forcément été utile pour faire voter les gens."
Naissance de collectifs éphémères
Et face à l'abstention record du premier tour - plus de 28% -, certains décident de se retrousser les manches. "Le 21 avril au soir, impossible de dormir, explique Alexis Sierra. Dès le lendemain, on est plusieurs à se réunir dans un café du 9e arrondissement. On voulait convaincre les gens d'aller voter Chirac au second tour." De cette première réunion naît un collectif, Construisons la démocratie. Ses membres distribuent des tracts pour appeler à voter, préparent des banderoles pour le défilé du 1er mai et débattent des moyens de redonner "la parole et le pouvoir" aux citoyens. "Mais la contradiction avait ses limites, reconnaît Alexis Sierra, car même si certains étaient du centre et de droite, on était tous d'un milieu parisien et convaincus que l’ouverture sur l’Europe était nécessaire."
D'autres collectifs essaiment dans les jours qui suivent. Ahmed Meguini, chauffeur-livreur de 24 ans et fils d'immigrés algériens, se retrouve ainsi "propulsé" à la tête du Mouvement spontané du peuple, une bande de "joyeux lurons" qui se sont rencontrés lors des manifestations. Selon cet ancien leader, le collectif rassemble "2 000 personnes" derrière sa banderole, lors de la manifestation du 1er mai.
Leur démarche ne passe pas inaperçue. Le 22 mai, Alexis Sierra et Ahmed Meguini sont invités sur le plateau de "Vive la politique", une émission de débat sur France 3. Face à Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon ou Olivier Besancenot, ils plaident pour une réforme profonde du système politique.
On est rentrés dans une politique professionnelle, on a perdu de vue le militantisme.
Ahmed Meguini, manifestantà France 3, en 2002
"Je ne suis pas très intéressée par la politique"
Unis quelques jours dans la mobilisation, les chemins des manifestants du 21-Avril se séparent rapidement. Après les législatives, les collectifs s'éteignent doucement. Mais chez les manifestants les plus politisés, ces semaines-là ont cristallisé des vocations.
Alexis Sierra, qui s'est découvert un goût pour l'action sur les places parisiennes, fonde Adrien, citoyen d'Europe, une association en faveur de la construction politique de l'Union européenne. Il quitte le PS en 2008, après les soupçons de fraude qui entachent l'élection de Martine Aubry à la tête du parti. Ahmed Meguini embrasse, lui, la cause des sans-papiers aux côtés d'associations. Fin 2002, il passe trois mois en prison à Strasbourg après avoir été condamné pour "violence aggravée" et "outrage" à un policier - des faits qu'il a toujours contestés. En 2016, devenu père de famille et chef d'entreprise, il fonde LaïcArt, un "réseau" qui se consacre à la "défense de la laïcité". Florence Brissard, trentenaire qui manifeste au sein de Construisons la démocratie à Paris en 2002, devient ensuite déléguée syndicale CGT de son entreprise. Cette apicultrice sur son temps libre s'engage un temps chez les Verts et se présente aux élections municipales de 2009 dans le 9e arrondissement de Paris.
D'autres ont refermé la parenthèse de 2002. Amélie, qui était en école d'infirmière, est devenue psychologue. Aujourd'hui, elle habite Nice et attend son deuxième enfant. De la manifestation du 21 avril, elle n'a gardé qu'une photo parue dans Paris-Match, où on la voit brandir une pancarte clamant "Résistons". "J'ai toujours voté aux présidentielles, mais je me suis abstenue pour les autres élections. Je ne suis pas très très intéressée par la politique... Cette fois-ci, je ne sais même pas pour qui je vais voter." Finalement, la jeune femme a voté par procuration pour "le parti de Macron".
Pour Steeve, comme pour d'autres anciens lycéens de banlieue qui avaient manifesté en 2002, "l'électrochoc" n'a pas tenu ses promesses. Aziz, ancien lycéen d'Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) devenu chercheur en énergies renouvelables, se dit "extrêmement déçu par la politique".
Les banlieues sont abandonnées. Les Français d'origine étrangère y grandissent avec l'idée qu'ils ne sont pas légitimes d'être là. Les politiques ne nous servent à rien.
Aziz, ex-lycéen à Aubervilliersà franceinfo
Aujourd'hui, Aziz se dit "convaincu que Marine Le Pen va remporter l'élection présidentielle", mais assure qu'il "n'ira pas voter, ni manifester" dans l'entre-deux-tours ou en cas de victoire de la candidate frontiste. "Ça ne sert plus à rien", assure-t-il. Celui qui vit désormais en Allemagne souhaite une "révolution politique pacifique" mais ne se dit pas non plus convaincu par Jean-Luc Mélenchon, malgré sa proposition de VIe République. "J'ai l'impression qu'il surfe sur une vague, qu'il est plus dans une histoire d'ego que de convictions."
Aujourd'hui, des votes qui s'étalent de Mélenchon... à Le Pen
Les contestataires de 2002 interrogés par franceinfo n'ont pas tous glissé le même bulletin dans l'urne, dimanche 23 avril. Mais de gauche à droite, tous étaient préparés à l'accession de Marine Le Pen au second tour. Eva, embarquée à 7 ans dans les manifs par ses parents, estime qu'"on n’est pas du tout dans la même situation qu'en 2002. Ça fait des années qu'on sait que Marine Le Pen gagne des voix. Pour les gens, c'est une candidate comme les autres, pas comme l'était son père." Le 23 avril, elle a voté Emmanuel Macron, "sans conviction", à défaut d'avoir pu choisir un bulletin Yannick Jadot. "Vu les scores de Benoît Hamon dans les sondages [à qui Yannick Jadot s'était rallié], j'aurais eu l'impression de jeter mon bulletin."
Je ne raisonne pas du tout en termes d'idéologie pour aller voter. Je n'ai pas envie d'avoir à choisir entre Fillon et Le Pen au second tour, donc je vote Macron.
Eva, étudianteà franceinfo
Elle n'est pas la seule traumatisée du 21-Avril à avoir opté pour le "vote utile". Dans l'appel à témoignages lancé par franceinfo avant le premier tour, la plupart des internautes ayant manifesté en 2002 ont révélé qu'ils allaient voter pour l'ancien ministre de l'Economie. Même si le programme de Benoît Hamon les séduit parfois davantage.
"Je suis un peu le dernier des Mohicans mais je vais voter Benoît Hamon", confiait juste avant le premier tour Tanguy, trentenaire et prof de prépa qui avait choisi Noël Mamère au premier tour de 2002. "J'habite Marseille et depuis que je suis en âge de voter, je dois toujours faire barrage au FN pour les élections locales. Là, j'ai juste envie de voter pour un candidat qui me plaît vraiment." Après un silence, il ajoute doucement : "Mon vote Hamon, c'est presque pour me rattraper auprès du PS, parce que j'ai pas voté Jospin en 2002." Même discours pour Flavia, Française de 53 ans expatriée en Turquie, qui ne loupe pas une élection.
En 2002, j'ai fait un effort surhumain pour voter à droite. Maintenant, j'arrête de choisir le moins pire. Si Hamon n'est pas au second tour, j'irai voter blanc.
Flavia, Française expatriée en Turquieà franceinfo
Dimanche, les "amis de la France insoumise" de Tanguy qui lui "bourraient le mou" l'ont finalement convaincu de voter… Jean-Luc Mélenchon. Un vote "utile" pour le candidat finalement arrivé en quatrième place, juste derrière François Fillon.
Mais certains manifestants ont radicalement changé de discours. Après avoir marché contre le Front national, ils ont voté pour sa candidate le 23 avril. Frédéric*, lycéen à l'époque, avait participé au grand défilé du 1er mai 2002. Trop jeune pour voter, il aurait "choisi Chirac dès le premier tour" s'il avait pu, assure ce Lorrain qui s'est "toujours senti de droite". Mais cette fois-ci, il a glissé dans l'urne un bulletin FN - "pour la première fois" et "avec quelques hésitations". "J'ai évolué petit à petit" vers le Front national, explique le trentenaire. Plusieurs agressions physiques (insultes, vol de téléphone), le souvenir des "émeutes" de 2005, la "crise", l'impression "de ne plus être en France" dans certains quartiers de Paris, puis finalement son déménagement au Luxembourg "où en quatre ans, [il] n'[a] jamais connu d'agression", le font basculer. Aujourd'hui, il espère que si elle est élue, Marine Le Pen pourra endiguer le chômage et mettre fin "à l'impunité dont semblent disposer certaines personnes".
Quel que soit le nom inscrit sur leur bulletin, la plupart de ces anciens manifestants ne descendront pas dans la rue dans l'entre-deux-tours. Florence Brissard résume le sentiment partagé par beaucoup : "Aujourd'hui, je suis plus respectueuse de la douleur des gens, je ne regarde plus les électeurs du FN comme des méchants. Ils se tournent vers ce parti car ils n'ont pas de réponses simples et directes à des problématiques de fond. Il y a quinze ans, j'étais plus jeune, je ne me rendais pas compte de la légitimité qu'avait leur vote." Ahmed Meguini, lui, pensait avant le premier tour qu'il foulerait de nouveau les pavés parisiens pour "montrer [son] attachement à la République, justifie le soutien d'Emmanuel Macron. Mais cette fois-ci, je laisserai un autre prendre la tête du cortège..."
* Le prénom a été modifié.
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