Peut-on gouverner contre l'opinion ?
François Hollande est au plus bas dans les sondages. A tel point que cela perturberait son action. Francetv info s'est entretenu avec Joëlle Zask, philosophe et auteur d'ouvrages sur l'opinion publique.
Nicolas Sarkozy avait battu des records d'impopularité, selon les sondages. Un an après son élection, c'est au tour de François Hollande de plonger encore plus bas dans les courbes des instituts. Pas une semaine sans qu'un nouveau sondage ne vienne illustrer ce désamour supposé des Français pour leur président. A tel point que les mauvais scores de François Hollande font douter de sa capacité à diriger. Alors, comment gouverner quand l'opinion mesurée par les sondages est aussi défavorable ?
Francetv info a interrogé Joëlle Zask, maître de conférence à l'université de Provence. Spécialisée en philosophie politique, elle a notamment rédigé un ouvrage sur la question de l'opinion publique, L'opinion publique et son double (L'Harmattan, 2000).
Francetv info : Toute la presse titre sur l'impopularité record de François Hollande mesurée par les sondages. Il aurait donc l'opinion contre lui ?
Joëlle Zask : Les sondages sont bas, certes. Mais cela ne veut pas dire qu'il a "l'opinion" contre lui. Les deux notions n'ont rien à voir. Quand elle apparaît au XVIIIe siècle, l'opinion publique correspond à l'opinion des citoyens sur les affaires communes, publiques. Elle est indissociable de la conversation et de la discussion. Elle forme alors un contre-pouvoir en exerçant une surveillance critique à l'égard du gouvernement.
Mais à partir des années 30, l'opinion publique se trouve progressivement transformée en opinion sondée, à savoir en l'opinion fabriquée par les sondages d'opinion. Au départ, le sondage n'est cependant pas destiné à prédire l'issue d'un vote, mais à porter les désirs et les volontés des citoyens jusqu'aux oreilles des dirigeants. Il n'a toutefois pas vraiment joué ce rôle, car ses défauts sont nombreux.
Le premier est inhérent à la méthode dont le sondage dépend : elle consiste à sélectionner un échantillon dont la taille est réduite et qui soit représentatif de la population totale, sans oublier personne. Par exemple, les familles sans téléphone, comme ce fut le cas des sondages téléphoniques effectués dans les années 70. Pour ce faire, il faut diviser la population en sous-groupes, au sein desquels vous sélectionnez quelques représentants : homme, femme, riche, pauvre, jeune, vieux, ville, campagne, noir, blanc, beur et pourquoi pas homo, hétéro, bi, etc. On observe que ces divisions varient sérieusement d'une époque et d'un lieu à l'autre. La conclusion évidente, c'est que la répartition des opinions est présupposée. Les sondages ne font que corroborer ce qui est postulé par l'échantillonnage lui-même.
Est-ce le seul artifice ?
Non. Lors d'un sondage, on demande aux gens de répondre à des questions qu'ils ne se sont bien souvent jamais posées, ou qui leur sont indifférentes. Le résultat du sondage est donc peu significatif.
Mais il y a pire. A l'inverse de l'opinion publique au sens véritable du terme, l'opinion sondée ne doit rien à la discussion ni à l'échange. Au contraire, elle correspond à l'addition statistique d'opinions purement individuelles, privées, subjectives et souvent irréfléchies. Dans les années 70, les sondeurs avaient même nourri l'ambition d'enregistrer les opinions inconscientes des gens ! On voit bien les dérives… La véritable opinion publique, c'est l'opinion des citoyens formant progressivement une idée de leurs intérêts communs. L'opinion sondée n'a rien à voir avec cela !
Quelles sont les conséquences de la formation de cette "opinion" mesurée par les sondages ?
Les gens sont beaucoup moins naïfs qu'on ne le pense. Aujourd'hui, ceux qui participent à des sondages savent qu'en le faisant, ils jouissent d'un poids politique. Répondre à un enquêteur, c'est savoir qu'on peut exercer, dans une certaine mesure, un pouvoir sur la décision. En ce sens, les sondages ne sont pas le tableau de ce que pensent les gens, mais un outil qu'ils s'approprient pour exercer un pouvoir critique.
Les sondages peuvent avoir une valeur d'avertissement ou, à l'inverse, d'encouragement. Ils témoignent d'une capacité de mobilisation. Mais sont-ils pour autant le reflet de la conduite électorale en cas de vote ? Non. Quand les gens glissent un bulletin dans l'urne, ils ne jouent ni symboliquement, ni dans les faits, le même rôle. Ils savent bien que l'impact n'est pas le même. Bref, l'électeur ne se confond pas avec le sondé, même s'il s'agit de la même personne.
Pourtant, les dirigeants semblent faire grand cas des sondages d'opinion. Une cote de popularité basse est même considérée comme un frein à l'action gouvernementale. Pensez-vous que les sondages empêchent de gouverner ?
Non, d'autant que les dirigeants politiques savent mentir et dissimuler leur action, de sorte qu'elle ne soit pas continuellement soumise à l'influence de l'opinion. Mais il existe d'autres effets bien réels et qui sont extrêmement pernicieux. Le plus choquant, et le plus contraire à la démocratie moderne, réside dans les efforts démesurés que font un certain nombre de politiciens pour influencer l'opinion et "remonter dans les sondages".
C'est à ce moment-là que la frontière entre l'information et la propagande devient totalement brouillée. Les citoyens sont malheureusement complices de leur propre manipulation. Beaucoup reprochent à nos dirigeants actuels d'être "ternes" et peu "charismatiques", de mal "communiquer" et de donner une "mauvaise image". Mais que les politiques soient ternes, tant mieux ! La fonction d'un gouvernement n'est pas de "bien communiquer" pour flatter l'opinion et se faire bien voir, tout en faisant passer les mesures en douce et éventuellement en couvrant ses malversations.
Toute cette machinerie – qui inclut bien sûr les médias, les techniques de manipulation, les citoyens réduits au rôle de spectateurs et complaisants – qui donne tant de place au spectacle de l'image témoigne de ce qu'il y a dans notre société de décadence, de perte de sens politique et de manque de projets communs.
Vous voulez dire que les politiciens sont inféodés aux sondages ?
Ils sont surtout inféodés à l'idée qu'ils doivent exercer une influence sur ces sondages. Et pour cela, ils doivent donner une bonne image, donc se donner littéralement en spectacle.
Le vrai problème, ce n'est pas les politiques qui font ce que leur dictent les sondages. Personne ne gouverne de cette façon. François Hollande a beau être bas dans les sondages, il ne démissionnera pas et le gouvernement suit sa ligne. Et c'est tant mieux. Cela prouve bien que les sondages n'ont guère d'effet sur les politiques menées. Ils ont d'autres effets, en revanche, qui ne sont pas moins importants.
D'abord, plus nos yeux sont rivés sur le "show", plus ils sont détournés de la réalité concrète, et plus le travail politique qui existe bel et bien se produit dans l'ombre. Ensuite, les sondages peuvent donner aux gens l'impression qu'ils participent, alors que ce n'est pas le cas. S'ils le font réellement, ce n'est certainement pas en donnant leur opinion à tout va.
L'opinion sondée et le travail du gouvernement sont presque des univers parallèles. Ce sont deux régimes d'activité différents : le travail politique d'un côté, le spectacle politique de l'autre. L'industrie du sondage agit comme un écran opaque. Faute de contact avec la réalité, dont les médias sont aussi responsables, les gens se font une idée de plus en plus floue du travail politique qui incombe à leurs représentants comme à eux-mêmes. Ils tendent alors à imaginer des scénarios paranoïaques et complotistes, à soutenir par exemple que les politiciens ne sont mus que par des intérêts dont ils ne disent pas le nom et auxquels ils vont sacrifier le pays. C'est un cercle vicieux.
Comment le rompre, alors ?
La solution ne peut venir que de la base. Il existe aujourd'hui une vraie créativité politique des citoyens ordinaires. Il serait beaucoup plus utile et édifiant d'en parler que de communiquer sur les sondages. Les gens n'arrêtent pas de former des associations en conjuguant de nouvelles formes de solidarité et de sociabilité, des préoccupations environnementales, un large partage des connaissances en particulier grâce à internet, la reconquête d'une marge d'indépendance alimentaire, énergétique ou médicale, le souci de l'art et d'une esthétique ordinaire. Ce faisant, ils retrouvent la véritable signification de la participation politique – qui ne consiste pas à observer le pouvoir et réagir après coup, ni à proférer des opinions privées, mais à "se gouverner sans un maître".
Pour comprendre ce qu'implique gouverner et pour réaliser les promesses contenues dans la citoyenneté, c'est vers ce genre d'initiatives qu'il faut se tourner. Elles devraient "faire la une" ! Qu'on le dise ou non, ce sont elles qui sont à l'origine des politiques publiques et qui déterminent progressivement l'agenda des gouvernants. Je pense par exemple à l'évolution du statut juridique de la famille. Ensuite, elles donnent naissance à des groupes qui ne sont pas dans la simple réaction, mais dans la proposition. Ces propositions rencontrent celles d'autres groupes avec lesquelles il arrive qu'elles se conjuguent. C'est alors qu'un autre type d'opinion, l'opinion publique participative, peut émerger. Aucun gouvernement, même le plus despotique, ne peut se maintenir s'il est en profond désaccord avec cette opinion. Par rapport à elle, les sondages d'opinion ne sont que l'écume de l'histoire.
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