CHRONIQUE. Face au droit de grève, un devoir de travailler ?

Clément Viktorovitch revient chaque semaine sur les débats et les enjeux politiques. Dimanche 18 février : le mouvement social à la SNCF, à propos de laquelle le Premier ministre a évoqué "le devoir de travailler".
Article rédigé par Clément Viktorovitch
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Le Premier ministre Gabriel Attal en déplacement à Villejuif (Val-de-Marne) le 14 février 2024, avec les ministres du Logement et de la Transition écologique (EMMANUEL DUNAND / AFP)

Le mouvement de grève des contrôleurs de la SNCF est "incompréhensible" pour Christophe Fanichet, le PDG de SNCF Voyageurs, "surprenante" selon Patrice Vergriete, le nouveau ministre des Transports. Que le ministre des Transports soit surpris d’une grève dans les transports, on peut peut-être nous-mêmes nous en étonner…

Le fait est que, d’après la SNCF, l’essentiel des revendications des contrôleurs ont déjà été satisfaites. Il n’y aurait donc aucune raison d’embêter les Français à la veille des vacances. Des arguments contestés en bloc par les contrôleurs grévistes. D’après eux, certains engagements essentiels n’ont pas été tenus, notamment la promesse d’ouvrir une discussion sur la fin de carrière des contrôleurs, et sur l’intégration des primes dans le calcul de leur retraite.

C’est dans ce contexte que le Premier ministre a pris la parole, lors d’un déplacement mercredi 14 février à Villejuif : "Quand je me mets à la place des Français, je peux parfois avoir le sentiment qu'il y a une forme d'habitude d'avoir l'annonce d'un mouvement de grève à chaque période de vacances. Je pense que les Français sont très attachés au droit de grève, qui est constitutionnel. Mais je crois qu'ils savent aussi que travailler est un devoir."

La première partie de cette déclaration est factuellement fausse : le dernier mouvement social date de plus d’un an, en décembre 2022, et c’est précisément parce que certaines promesses faites à ce moment n’auraient pas été tenues que les contrôleurs ont décidé de repartir en grève. Nous avons donc ici une exagération volontaire visant à caricaturer la position adverse, de manière à donner l’impression qu’elle se réfute d’elle-même. En rhétorique, on appelle ça un "stratagème de l’homme de paille" : c’est un cas flagrant d’argumentation fallacieuse.

Et puis il y a surtout cette phrase très forte sur le "droit de grève" et le "devoir de travailler". On observe ici un vieux principe rhétorique, qui veut que dans une antithèse, c’est toujours ce qui vient après le "mais" qui prédomine. Si je dis "C’est vrai qu’il y a un devoir de travailler, mais le droit de grève est constitutionnel", tout le monde entend que c’est le droit de grève qui doit avoir la prééminence. Gabriel Attal dit l’inverse : "C’est vrai que le droit de grève est constitutionnel… mais il y a le devoir de travailler." C’est une manière de sous-entendre que certaines grèves seraient inacceptables. Il utilise ici la dimension implicite du discours pour nous faire comprendre ce qu’il ne pourrait pas prendre le risque de dire : une tentative de délégitimer certaines grèves.

Le "devoir de travailler" n'existe pas

Du point de vue juridique, le travail n’est pas un devoir, c’est un droit. Il est reconnu par l’article 23 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme : "Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail". Or, si le travail est un droit, par définition ce n’est pas un devoir. La définition d’un droit, c’est qu’on a le droit de ne pas l’exercer.

Certes, dans le préambule de 1946, qui a valeur constitutionnelle, il est précisé dans l'article 5 que "Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi". Mais le "devoir de travailler" ne peut être entendu ici qu’au sens d’un devoir moral, aucunement d’une obligation juridique. Est-ce que Gabriel Attal est allé chercher les gagnants de l’Euromillions, ou les riches héritiers qui vivent de leur rente, pour leur expliquer qu’ils ont le devoir de travailler ? Étonnamment non… Et ce pour une raison simple. Du point de vue de la pensée économique, dans une économie de marché, le travail n’est pas un devoir, c’est une nécessité. Vous travaillez parce que vous avez besoin d’assurer votre subsistance.

Par ailleurs, précisons, puisque manifestement c’est devenu nécessaire, que les contrôleurs travaillent ! Ils ont simplement cessé temporairement leur activité, comme la loi les y autorise. C’est parfaitement légitime ! Le marché du travail, du point de vue de la théorie économique libérale, c’est l’expression d’un rapport de forces entre employeur et employé. La grève, c’est une des armes dont disposent les employés pour tenter de peser dans le rapport de forces avec leur employeur. J’insiste là-dessus.

Opposer un prétendu "devoir de travailler" au droit de grève, c’est tenter de délégitimer l’un des rares outils que possèdent les employés pour faire valoir leurs intérêts sur le marché du travail.

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