Rationner internet : la pire idée du 21e siècle ?
L’ancienne ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, propose de rationner l’utilisation d’Internet dans une tribune publiée sur le site du Figaro. Une suggestion qui ne serait ni possible, ni souhaitable, mais pose malgré tout de véritables questions. En publiant sur internet une tribune qui propose de limiter l’usage d'internet, Najat Vallaud-Belkacem s’est attiré une avalanche de critiques. Les problèmes qu’elle soulève sont pourtant réels.
La pollution du numérique représente 2,5% de l’impact carbone de la France, c’est plus que le secteur des déchets (1). Le harcèlement en ligne est un fléau, notamment à l'école. L’industrie de la pornographie a été épinglée récemment dans un rapport du Sénat, qui a mis en lumière ses nombreuses dimensions toxiques (2). Et plus généralement, je pense que nous sommes nombreux à ressentir nous-même le caractère parfois problématique – sinon addictif, puisque le mot est encore très contesté dans le champ médical – de notre rapport aux écrans (3).
Une méconnaissance des enjeux liés au numérique
Face à de tels enjeux, l’ancienne ministre de l’Éducation propose donc de rationner l’usage d’internet, en fixant une limite de données attribuée à chaque personne. Je laisse de côté le chiffre qu’elle a avancé : 3 gigaoctets par semaine, elle est elle-même revenue dessus. En revanche, il faut tout de même s’arrêter un instant sur son argumentation. Najat Vallaud-Belkacem confond en effet, au fil de sa tribune, utilisation d’internet et utilisation des écrans. Elle remarque par exemple qu’il pourrait être possible de coder (c’est-à-dire, de faire de la programmation informatique) avec un papier et un crayon.
Mais quel rapport avec Internet ? On peut tout à fait coder sur un logiciel en local, sans être connecté. Et plus généralement : aujourd’hui, notre consommation de données est le plus souvent partagée entre la 4G du téléphone, l’abonnement internet à la maison et le wifi du bureau. Comment contrôler l’utilisation d’un même individu sur toute sa journée ? Cela paraît difficile, sauf à mettre en place une surveillance généralisée. Ce qui transpire dans cette tribune, c’est avant tout une grande méconnaissance des enjeux liés au numérique.
La culture, un secteur qui nécessite un gros trafic de données
L’idée d’une limitation d’internet ne pourrait pas tout de même être souhaitable ? Prenez les émissions carbones liées au numérique, par exemple : c’est en effet un vrai problème. Mais, d’après un rapport récent de l’ADEME et de l’ARCEP, plus des trois quarts de ces émissions sont en fait liées à la fabrication des appareils. Le véritable enjeu, ce serait donc plutôt d’obliger les constructeurs à nous livrer des produits plus durables et mieux garantis. Autre exemple : le harcèlement scolaire. Il se trouve que les messageries et les réseaux sociaux ne sont pas forcément les applications les plus gourmandes en bande passante. Même avec une limite quotidienne, cela n’empêcherait pas, hélas, les contenus malveillants de continuer à s’accumuler. En revanche, une telle mesure aurait pour conséquence de restreindre des usages tout à fait souhaitables du web, comme les contenus culturels.
Aujourd’hui, le visionnage de série et de films passe en grande partie par des plates-formes qui concentrent, en réalité, l’essentiel du trafic de données. Il en va de même pour le jeu vidéo, qui est aujourd’hui la première industrie culturelle mondiale, et qui nécessite souvent des dizaines de gigaoctets de bande passante. Sans parler de la musique, qui passe elle aussi désormais par le numérique. Najat Vallaud-Belkacem désire-t-elle vraiment restreindre l’accès à la culture ? Je n’en suis pas sûr ! Et même, au-delà, il ne faudrait pas oublier ce qu’Internet a apporté à la démocratie.
Auparavant, si vous vouliez faire entendre votre voix, vous n’aviez d’autre choix que de vous faire ouvrir les portes des grands médias traditionnels. Ce qui n’était pas chose aisée. Aujourd’hui, tout le monde peut proposer sa contribution au débat public, sur les réseaux sociaux, en vidéo sur YouTube, voir en direct sur Twitch, et se forger sa propre audience à la seule force de son argumentation. N’oublions pas que le mouvement des gilets jaunes, par exemple, est parti de quelques individus isolés sur les réseaux, mais dont les appels ont su entrer en résonance avec les ressentis de nombreux citoyens. Internet a aussi permis cela : un approfondissement de la démocratie.
Des réponses qui mériteraient d'être plus ciblées
Il n’empêche que les enjeux pointés par Najat Vallaud-Belkacem sont bien réels. Mais je pense qu’ils méritent des réponses beaucoup plus ciblées. L’industrie de la pornographie, par exemple : nous pourrions commencer par mieux la contrôler et davantage la réguler. Autre exemple : la consommation d’écran par les plus jeunes. Déjà, il n’existe pas de consensus scientifique. L’ouvrage dirigé en 2023 par Anne Cordier et Séverine Erhel, Les enfants et les écrans, est beaucoup moins alarmiste et beaucoup plus contrasté que ce que l’on entend souvent. Mais quand bien même : si cela s’avérait nécessaire, nous pourrions toujours décider d’interdire les écrans aux plus jeunes.
Je vous rappelle qu’il a fallu attendre 1956 pour que l’alcool soit prohibé dans les cantines des écoles primaires. Aujourd’hui, tout le monde serait choqué de voir un enfant siroter un verre de vin. De la même manière, peut-être, et je dis bien peut-être, sera-t-il choquant de voir demain un gamin utiliser une tablette. Donc, oui, la tribune de Najat Vallaud-Belkacem a le mérite de poser les bonnes questions. Mais souvenons-nous qu’il existe rarement des solutions aussi simples, à des problèmes aussi complexes.
[1] Evaluation de l'impact environnemental du numérique en France et analyse prospective, ADEME, ARCEP, 2022.
[2] Porno : l'enfer du décor, Rapport d’information, Sénat, 2022.
[3] L’enfant, l’adolescent, la famille et les écrans. Appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques, Académie des sciences, Académie nationale de médecine, Académie des technologies, 2019.
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