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Réforme des retraites : est-il légitime de bloquer le pays ?

Clément Viktorovitch revient chaque semaine sur les débats et les enjeux politiques. Dimanche 12 mars : la volonté affichée par certains opposants à la réforme des retraites de "mettre le pays à l'arrêt".
Article rédigé par franceinfo, Clément Viktorovitch
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5min
Grève des éboueurs et difficultés de transport, à Paris le 11 mars 2023 (DELPHINE GOLDSZTEJN / MAXPPP)

Grèves des transports, grèves des raffineries, grèves du ramassage d’ordures : voilà donc ce que nous avons connu cette semaine. Une situation qui provoque l’agacement du gouvernement : son porte-parole Olivier Véran disait lundi 6 mars sur France 2 faire "la différence entre ceux qui veulent contester et ceux qui veulent bloquer. Ceux qui veulent tout bloquer dans la durée ne peuvent pas ignorer qu'il peut y avoir un impact sur notre économie." Et le ministre du Travail Olivier Dussopt ajoutait sur franceinfo que "l'expression d'un désaccord est légitime, mais cela ne doit pas entraîner un blocage du pays qui serait dangereux pour notre économie." 

Le gouvernement accepte donc le principe de la grève, mais refuse celui du blocage. Commençons par le commencement : la distinction entre grève et blocage est, en fait, très contestable. Parce que, c’est vrai, il peut y avoir ici ou là des actions illégales : coupures d’électricité, occupation de locaux, piquets devant les dépôts… Mais pour l’essentiel, quand la France est bloquée, c’est à cause des grèves ! Quand les transports ne marchent pas, c’est parce que les conducteurs, les contrôleurs, les aiguilleurs font grève ! Quand il n’y a plus de carburant, c’est parce que les ouvriers des raffineries font grève ! La preuve : en décembre dernier, quand le gouvernement a voulu d’urgence rétablir l’approvisionnement en carburant, il n’a pas eu besoin d’envoyer les forces de l’ordre pour débloquer les sites : il lui a suffi de réquisitionner les grévistes. Prétendre "accepter les grèves mais refuser le blocage", c’est introduire une distinction largement fallacieuse : dans les faits, c’est souvent la même chose.

Les grèves ne mettent pas "en danger" l'économie du pays

Cette affirmation de certains ministres ou membres de la majorité est triplement fausse : économiquement, théoriquement, et historiquement.

Sur le plan économique, d’abord. C’est vrai que les grèves mettent, temporairement, certains secteurs sous pression – notamment l’hôtellerie et la restauration. Mais, comme le rappelle le professeur Patrice Laroche dans les colonnes du JDD, les grèves n’ont, sur le long terme, quasiment aucun impact sur la croissance du pays.

Ensuite, du point de vue des théories de la négociation : prétendre avoir un conflit social sans exercice du rapport de force, c’est vraiment faire preuve d’une fausse naïveté ! Dans une négociation, la confrontation, c’est le prolongement de la discussion, quand celle-ci a échoué. Si on n’arrive pas à se mettre d’accord sur ce que l’on a à gagner, il ne reste plus qu’à comparer ce que l’on est prêt à perdre. N’oublions pas que, dans ce conflit, les grévistes perdent des journées de salaires, et ils le font, de leur point de vue, dans l’intérêt de tous les travailleurs.

Et justement : sur le plan historique, de nombreux droits sociaux n’ont été obtenus qu’au terme d’un mouvement social. On pense, bien sûr, aux grèves de 1936, qui ont permis d’arracher la semaine de 40 heures et les congés payés. Mais même sans aller jusque-là, d’après les chiffres du ministère du Travail (enquête officielle de la DARES), en 2020, 62% des entreprises qui ont vécu une grève ont, aussi, vu des accords être conclus au bénéfice des salariés. Ce chiffre tombe à 12%, cinq fois moins, dans les entreprises qui pas connu de conflit social.

D'un point de vue démocratique, la grève est-elle légitime ?

Oui. Indiscutablement. La démocratie ne se résume pas aux élections. Elle admet aussi des contre-pouvoirs, des sources concurrentes de légitimité. Et parmi elles, on trouve justement les mouvements sociaux, la contestation populaire, bref, la rue. C’est ce que l’historien Pierre Rosanvallon appelle "des mécanismes de contre-démocratie". Sans eux, notre régime politique reviendrait à voter un jour, et être esclave pendant cinq ans !

De quelque côté qu’on se saisisse du problème, la réponse est toujours la même. Oui, n’en déplaise aux ministres, faire grève, bloquer, tenter de faire échec à une décision du gouvernement, c’est légitime. Prétendre le contraire, c’est tenter de saper la légitimité d’un droit fondamental, démocratique et constitutionnel : le droit de grève, purement et simplement.

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