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Réforme des retraites : l'Assemblée nationale s'est-elle "bordélisée" ?

Clément Viktorovitch revient chaque semaine sur les débats et les enjeux politiques. Dimanche 12 février : la façon dont s'est engagée la discussion parlementaire sur la réforme des retraites.
Article rédigé par Clément Viktorovitch
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5 min
L'hémicycle de l'Assemblée nationale le 6 février 2023, lors du début de l'examen du projet de loi sur la réforme des retraites (VINCENT ISORE / MAXPPP)

Le mot nous vient de Gérald Darmanin. Il y a deux semaines, dans une interview au Parisien-Aujourd'hui en France, il accusait la Nupes de vouloir "bordéliser le pays". Mais au-delà du registre de langue, qui lui appartient, c’est une position assumée par une partie de la gauche. Marine Tondelier, la Secrétaire nationale d’Europe Ecologie-Les Verts, disait par exemple vouloir transformer l'Assemblée nationale en ZAD. Et de fait, depuis lundi 6 février, c’est bien à un festival de huées, de cris et de claquements de pupitres que nous avons assisté.

C’est un sacré bazar. Mais l'Assemblée ne l’est pas devenue : elle l’a toujours été ! La violence des débats parlementaire est documentée depuis la IIIe République. À l’échelle du temps long, ce que l’on observe, c’est même plutôt un mouvement de pacification puisque, jusque récemment, les offenses commises à l’Assemblée avaient tendance à se régler dans le sang. Le dernier duel répertorié, en France, opposait précisément deux députés : c’était en 1967, à l'épée, pour une insulte proférée dans l’hémicycle.

Donc ce que nous observons depuis lundi n’est pas nouveau : cela fait partie d’une sorte de folklore des débats parlementaires. Ce qui est inédit, c’est la visibilité que les réseaux sociaux lui ont donnée.

Le dépôt de 20 000 amendements, de l’obstruction ?

 

L'obstruction aussi, c'est vieux comme le Parlement. Aux États-Unis par exemple, il y a la pratique du filibuster, qui consiste à prononcer l'intervention la plus longue possible pour tenter d'empêcher le vote d'une loi – le record, pour vous donner une idée, est de 24h et 18mn !

En France, comme les prises de paroles sont en temps limité, ça passe plutôt par le dépôt de milliers d'amendements. Mais c’est la même chose, ce n’est pas nouveau, et ce n’est pas propre à la gauche. Par exemple, en 2013, la loi sur le mariage pour tous avait fait l’objet de 5 000 amendements. Il avait fallu 109 heures de débat pour en venir à bout – l’un des débats les plus longs de la Ve République. D’ailleurs, parmi les députés UMP qui avaient ferraillé pour retarder l’adoption du texte, on trouvait un jeune élu éloquent : un certain Gérald Darmanin.

Mais le plus intéressant dans cet exemple, c’est que c’est le président Hollande lui-même qui avait voulu que le débat dure aussi longtemps que nécessaire. Parce que la réalité, c’est qu’aujourd’hui, en France, il n’y a plus d'obstruction parlementaire.

Dans le passé, oui : il est arrivé que les débats s'enlisent tellement que le gouvernement soit contraint à utiliser l'article 49-3. Sauf qu’en 2008, le président Sarkozy a introduit dans la Constitution une nouvelle procédure : "le temps législatif programmé". Le principe est simple : s'il le désire, le gouvernement peut limiter la durée totale d’un débat à l’Assemblée – généralement 30 ou 50 heures. Une fois que les groupes d'opposition ont épuisé leur temps de parole, c’est terminé, leur micro est coupé !

Pour la réforme des retraites, c’est même encore pire : le gouvernement a choisi de passer par l’article 47-1 de la Constitution, qui est normalement réservé aux lois de finances. Cela pose un vrai risque d'inconstitutionnalité, mais cela a l’avantage d’êtr encore plus resserré que le temps législatif programmé. Donc, soyons clairs : c’est fini, il n’y a plus d'obstruction possible : si le gouvernement l’exige, les débats se déroulent en temps limité.

Des milliers d’amendements : le symbole et la stratégie

La raison symbolique : cela envoie un message de mobilisation. La raison stratégique : cela permet aux groupes d’opposition de garder la maîtrise du tempo parlementaire. Ils peuvent immobiliser le débat sur un article, ou au contraire retirer leurs amendements en bloc pour accélérer.

Mais dans le fond, le nombre d’amendements ne change rien : les groupes disposent d'un temps de parole, ils l'utilisent comme ils le veulent, je ne vois pas bien comment on pourrait leur reprocher. Et cela, non seulement les ministres le savent, mais en plus, ils faisaient généralement la même chose quand ils étaient députés. Quand ils se plaignent d’une prétendue obstruction, c’est de la pure posture politicienne. On peut avoir l'impression d'un spectacle stérile. Et c’est vrai que le spectacle de députés en train de s'égosiller, voire de s'invectiver, n’est pas vraiment conforme à l’idée qu’on se fait de la dignité des débats parlementaires. Mais je crois que ces affrontements jouent un rôle cathartique. Ils sont une mise en scène, plus ou moins consciente, des conflits qui traversent notre société et qui, eux, sont bien réels. On peut tout à fait considérer qu’il vaut mieux que ces conflits s'expriment sous cette forme, fut-elle un peu théâtrale, plutôt que par d'autres voies.

Et surtout : il ne faut pas oublier qu’entre les cris et les quolibets, il y a aussi des discours. L’Assemblée a le mérite de nous donner à voir des débats longs, extensifs, exigeants souvent, sur les grandes questions politiques. Alors, oui, c’est vrai, il y a peu de chances que les députés et les ministres parviennent à se convaincre mutuellement. Mais leurs échanges permettent aux citoyennes et citoyens d’avoir toutes les cartes en main pour se forger leur propre opinion. C’est ce qu’on appelle la fonction tribunicienne du Parlement, et tout de même ce n’est pas rien dans une démocratie représentative !

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