Ukraine : la guerre des mots
Dans le conflit en Ukraine, le mot guerre n'est jamais prononcé par les autorités russes. Cette atténuation volontaire a entre autres buts de rendre la réalité moins choquante.
La Russie célébrait, lundi 9 mai, la fin de la Seconde Guerre mondiale et la victoire contre le nazisme. L’occasion d’un grand discours de Vladimir Poutine, dans lequel il a une nouvelle fois refusé de prononcer le mot "guerre" pour qualifier l’invasion de l’Ukraine. Est-ce vraiment de la communication, ou faut-il plutôt parler d’une opération… de propagande ? Depuis le 24 février et l’offensive des troupes russes sur le territoire ukrainien, jamais Vladimir Poutine n’a parlé de guerre. Il préfère parler d’une "opération militaire spéciale" qui aurait pour justification de se protéger face à voisin Ukrainien présenté comme belliqueux et sous influence néonazi.
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Lundi, Alexander Makogonov, le porte-parole de l’ambassade de Russie en France était l’invité de franceinfo. L’occasion de lui poser la question directement : pourquoi refuser d’employer le mot "guerre" ? "Utiliser le mot guerre, le terme guerre dans le sens traditionnel du terme, c'est un peu déplacé pour caractériser la situation actuelle en Ukraine, affirme Alexander Makogonov. Vous savez, lorsqu'il s'agit de la guerre, il s'agit de la guerre entre les armées, entre les peuples, ce sont les peuples entiers qui souffrent. Dans le cas de l'Ukraine ou de la Russie, personne n'a déclaré la guerre à personne : ni la Russie à l'Ukraine, ni l'Ukraine à la Russie."
La Russie ne parle pas de guerre en Ukraine ➡️ “Utiliser le mot guerre est un peu déplacé pour caractériser la situation actuelle en Ukraine” pour Alexander Makogonov. “Personne n’a déclaré la guerre à personne.” pic.twitter.com/eJwwrxyKGo
— franceinfo (@franceinfo) May 9, 2022
Pour lui, la situation est claire : parler de guerre serait inapproprié. Les justifications qu'il apporte ne semblent pas convaincantes. On peut reprendre brièvement les trois arguments qu’il emploie. Parler de guerre implique une confrontation des armées. C’est exactement ce qui se déroule sur le territoire ukrainien, où tous les acteurs parlent d’un conflit de haute intensité. Parler de guerre implique la souffrance des peuples. Celle du peuple ukrainien, à Boutcha, Marioupol et ailleurs a été, hélas, amplement documentée, même si le pouvoir russe continue de le nier. Quant à l’absence de déclaration de guerre, elle n’est en rien une preuve. L’histoire du XXe siècle compte de nombreuses guerres non déclarées, qui n’en sont pas moins des guerres. Bref, quand Vladimir Poutine parle d’une simple "opération spéciale", nous sommes clairement en présence d’un euphémisme, une atténuation volontaire de la réalité, dans le but de la rendre moins choquante.
L'utilisation d'euphémismes : loin d'être une première
Pourquoi s'acharner à nier l'évidence ? C’est la bonne question à se poser. Et la réponse, me semble-t-il, nous vient de l’Histoire. Ce n’est pas la première fois, loin de là, qu’une guerre entraîne l’utilisation massive d’euphémismes de la part des autorités. À commencer, d’ailleurs, par la guerre d’Algérie, que la France s’escrimait à appeler pudiquement les "événements d’Algérie". Plus récemment, à partir de la guerre du Golfe, les États-Unis évoquent volontiers des "frappes chirurgicales" et des "dommages collatéraux" pour évoquer, en fait, les bombardements et les morts civils. À chaque fois il y a, bien sûr, la volonté de tenter de sauver les apparences devant la communauté internationale.
Mais cela va au-delà. La chercheuse en analyse du discours Alice Krieg-Plancque remarque que, bien souvent, ce type d’euphémismes est surtout destiné à l’armée elle-même. L’objectif, pour le pouvoir, c’est de tenter de rendre la réalité supportable aux yeux des militaires impliqués dans l’opération, qui doivent pouvoir continuer de se percevoir non comme les agresseurs, mais comme les agressés. Voilà pourquoi Alexander Makogonov ne lâche rien, fut-ce sur une radio française où tout le monde parle de guerre. Dans le contexte d’une information globalisée, il sait que ce qu’il dit peut avoir des répercussions jusqu’en Russie.
En ce sens, il est possible de parler de propagande. Contrairement à une opération de communication, tournée vers l’internationale, la propagande vise avant tout à orienter, voire, manipuler sa propre opinion publique. Et de ce point de vue, ce que l’on observe dans les discours de Vladimir Poutine peut, paradoxalement, nous évoquer les pratiques du totalitarisme hitlérien. Cela a été bien étudié par un philologue allemand, Victor Klemperer, dans un livre écrit pendant la période nazie, La langue du IIIe Reich. Klemperer remarque que le nazisme, le vrai, fait un usage systématique des euphémismes qui, à force d’être répété, finissent par déformer la réalité perçue par le peuple allemand : la "solution finale", pour l’extermination du peuple juif ; le "traitement spécial", pour le gazage des déportés. En ce sens, la torsion du langage, que l’on observe chez Vladimir Poutine, pourrait nous conduire à nous interroger surtout sur la réalité du pouvoir qu’il exerce désormais. N’est-il encore qu’un simple autoritarisme ? Ou bien intègre-t-il, en réalité, des éléments qui pourraient relever du totalitarisme ?
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