Abolir la prostitution ?
"Touche pas à ma pute", c'est le nom d'un appel publié
cette semaine par "343 salauds" qui
affirment qu'ils "sont allés, vont, ou iront aux putes".
Et peu importe qu'ils
s'autoproclament 343 – ils ne sont en fait que quelques dizaines
– et peu importe que certains, comme Nicolas Bedos, aient finalement retiré
leur signature. L'essentiel, c'est que de Frédéric Beigbeder à Éric Zemmour, en passant par
Benoît Duteurtre ou Marc Weitzmann, l'appel orchestré par la
polémiste Élisabeth Lévy, s'insurge contre une proposition de loi
déposée par le groupe socialiste à l'Assemblée nationale le 14
octobre, et qui vise à pénaliser les clients de prostituées :
1.500 euros d'amende, le double en cas de récidive.
Les signataires défendent
le plus vieux métier du monde et plus encore ses clients. Verdict en novembre,
lorsque le texte sera discuté au parlement.
Une référence ambigüe au MLF
"Touche pas à ma
pute" renvoie, de manière explicite, à un appel publié à la "une"
du Nouvel Observateur en avril 1971, au début du MLF, le Mouvement
de Libération des Femmes, pour défendre le droit à l'avortement. Simone de Beauvoir,
Catherine Deneuve, Marguerite Duras, Jeanne Moreau, parmi beaucoup
d'autres, le signent.
Le Manifeste des 343 a
eu, à l'époque, un véritable impact sur la société française.
C'était un texte courageux et risqué : "Je déclare
que je suis l'une d'elle" (l'une des femmes qui a
avorté)" affirmaient les signataires alors que l'avortement était
encore puni par la loi.
On peut bien sûr
être hostile à l'avortement et rejeter ce texte, mais historiquement il
faut reconnaître qu'il a été décisif dans l'histoire de la
libération des femmes. Il mène au procès de Bobigny où l'avocate
Gisèle Halimi devient célèbre. Il mène aussi aux actions du
Planning Familial et, bien sûr, à la loi Veil de 1974.
Pourtant les féministes,
qui ont signé cet appel, ne se sont jamais fait appeler les "343
salopes" : c'est Charlie Hebdo
qui leur accolé ce nom, et les plus réactionnaires qui les ont
critiquées. Que des journalistes et
des écrivains – tous masculins – viennent défendre aujourd'hui
la prostitution en se réclamant de cet appel est donc un pied de nez, une ironie de l'histoire.
Comment,
dans ces conditions, le débat qui devrait avoir lieu au
parlement le 27 novembre va-t-il se dérouler ?
La polémique, même
quand elle se veut rigolote, n'aide guère à trouver des solutions
face à la complexité des problèmes de société. On peut penser que malgré
ces quelques signataires, une large majorité des députés, et de
l'opinion publique, est hostile à
la prostitution. La proposition de loi arrivera au parlement fin
novembre et, en théorie, elle devrait susciter une large approbation.
"En théorie" ?
Parce qu'il n'y a pas
de solution facile à un problème complexe. Et parce qu'on ne fait
pas de bonne politique publique avec de bons sentiments. Il est possible que
certaines femmes se prostituent par choix, comme le répètent
certaines de leurs porte-paroles. Reste que la très grande
majorité d'entre elles subissent la prostitution.
Il s'agit souvent,
affirment les sociologues, de femmes en très grande précarité,
d'immigrées clandestines et fragiles, ou de jeunes femmes
désocialisées.** On ne naît pas
prostituée ; on le devient, à son corps défendant.
**
L'important pour les
associations, c'est donc de pouvoir les suivre, les soigner - elles
sont évidemment très vulnérables aux Infections sexuellement
transmissibles et au sida... Si possible, l'objectif
de l'État et des associations est donc de permettre à ces
prostitués de sortir de leur condition pour avoir une vie normale.
Et c'est sur ce sujet -
l'émancipation des prostituées et leur santé –, et non pas
dans l'idéologie, qu'il faut situer le débat.
Peut-on s'appuyer sur des comparaisons étrangères ?
Comme souvent, la
comparaison internationale peut servir d'argument "pour"
et d'argument "contre". La Suède montre que la
pénalisation de la prostitution a eu des effets positifs sur le
terrain mais que le problème a été déplacé, à quelques
kilomètres, sur des embarcations maritimes installées à la limite
du territoire.
L'exemple néerlandais
des maisons closes est contrasté. L'Allemagne montre qu'une
prostitution réglementée et contrôlée peut être un pis aller. Aux
États-Unis, on a freiné la prostitution sur la voie publique mais
elle décuple sur Internet.
En France, ce n'est
donc pas tant les "343 salauds" que le gouvernement
doit craindre, pas les réacs qui risquent de faire dérailler la
loi, mais la gauche. Ce sont les associations sanitaires, les
associations de lutte contre le sida, les éducateurs sociaux, les
médecins, et les
associations de prostituées qui s'opposent plus ou moins
bruyamment à la loi.
Pour ces associations, si
on pénalise le client, la prostitution va devenir plus clandestine, plus souterraine encore, plus opaque. Il sera plus difficile de
parler aux prostituées, de les soigner et d'essayer de les sortir
de leurs conditions.
On ferait alors disparaître
la prostitution sur la voie publique mais tout en livrant encore
davantage les prostituées dans les mains des réseaux proxénètes
privés. Ces associations plaideront
plutôt pour le statu quo , la loi sanctionnant déjà suffisamment,
selon elles, la prostitution.
D'autres pensent qu'il
faut surtout se concentrer sur le proxénétisme, et non sur la
victime, qu'est la prostituée, ou son client. Le commerce du sexe
est souvent tenu par des mafias qu'il faudrait démanteler.
A l'inverse, d'autres
chercheurs notent l'apparition d'une prostitution nouvelle, plus
jeune, plus étudiante, plus occasionnelle, qui décuple sur
internet, facebook et les réseaux sociaux. La pénalisation du
client, dans ces cas-là, pourrait être un frein efficace.
En conclusion, **on peut dire
que l'idéologie n'est pas bonne conseillère sur des problèmes
de société de ce type.
**
Les pétitions
réactionnaires de droite ne font pas plus avancer le débat que les
bons sentiments d'associations féministes de gauche, quand elles sont
coupées du terrain. "Osez le féminisme",
petite association proche du parti socialiste, réclame par exemple rien de
moins que "l'abolition de la prostitution" et
considère le client comme un "Prosti-Tueur".
Reste qu'"Osez le féminisme" ne représente pas plus les femmes, que
les "343 salauds" ne représentent les hommes.
En gros : abolir la
prostitution serait donc une belle idée, mais une idée terriblement
naïve.
Peut-être est-il temps
que le dossier soit repris en main, outre Najat Vallaud-Belkacem, la ministre des Droits de la Femme, par deux autres ministres de poids, qu'on
a peu entendues jusqu'à maintenant , bien que le volet pénal et
social de la loi les concerne, c'est à dire la ministre des
affaires sociales, Marisol Touraine, la Garde des Sceaux,
Christiane Taubira. Loin de l'idéologie, il faudrait
qu'elles mènent les consultations qui s'imposent avec les
associations, et tentent de trouver dans cette affaire la moins
mauvaise des solutions.
Heureusement – et n'en
déplaisent aux " 343 salauds " – ce sont des femmes,
et même des femmes-ministres.
* Bibliographie :
-
Françoise Gil, Prostitution, fantasmes et réalités , Esf éditeur
-
"En Suède, ce système de pénalisation du client est inutile, inefficace et dangereux", entretien de Françoise Gil à 20 Minutes
-
Blog d'hostilité à l'appel des "343 connards"
- Site du STRASS, le syndicat du travail sexuel
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