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Internet : un avant et un après Edward Snowden

Alors que la justice américaine s'embrouille sur la constitutionnalité (ou non) de la collecte d'informations de masse par la NSA, Edward Snowden s'est récemment exprimé à deux reprises dans les médias. Et quoi que l'on puisse en penser, l'affaire Snowden n'est pas anecdotique. Il y aura bien un avant et un après Snowden.
Article rédigé par Frédéric Martel
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
  (©)

Aujourd'hui, nous avons
le choix entre dire qu'Edward Snowden est l'homme de
l'année 2013, ou qu'il est l'homme de la semaine.

Dans deux interviews
minutieusement planifiées, l'une ce mardi, pour le journal
américain le Washington Post
, l'autre mercredi pour la chaîne de télévision britannique
Channel 4
, Edward Snowden a souhaité, à sa façon, aux Américains
et à leur allié anglais... un joyeux Noël.

On se souvient que
l'informaticien travaillant pour la NSA a fait la une
des journaux tout au long de l'année 2013 en rendant public des
documents américains ultra-secrets qui mettent à jour un système
global de surveillance de masse. Des millions d'email ; des
milliards de coordonnées téléphoniques.

On a appris aussi que les
Américains espionnaient des chefs d'entreprise, le commissaire
européen en charge de la concurrence (alors qu'il menait une
enquête contre Google et Microsoft), la présidente du Brésil et
même le téléphone portable d'Angela Merkel.

Snowden est-il satisfait de l'écho qu'ont eu ses

révélations ?

"Mission
accomplie", dit Snowden.
"J'ai déjà gagné ",
répéte-t-il. La question de la vie privée sur internet est, selon
lui, désormais posée. C'est aux citoyens maintenant de prendre le
relais et de se battre pour protéger leur vie privée. "Ça
compte
", répéte-t-il depuis la Russie, où il a obtenu
l'asile politique.

Et dans l'interview
britannique, ce jeune homme de moins de 30 ans se permet même de
dire aux Anglais, dont il a montré qu'ils travaillaient main dans
la main avec les Américains, qu'ils sont en train de créer une
société "orwélienne" (du nom de leur écrivain
national, George Orwell, l'auteur du roman 1984) ...
Les Anglais apprécieront.

Que pense-t-on

aux Etats-Unis de ces révélations ?

Eh
bien, que Snowden est un traître... ou un héros.
L'opinion
publique en fait est plus divisée qu'on pourrait le croire.

Au-delà
de 30 ans, les Américains pensent à plus de 60 % que Snowden doit
être condamné pour haute trahison ; en revanche, entre 18 et 30
ans, ils ne sont plus qu'un tiers à le vouloir. En
gros, les jeunes Américains le soutiennent et les moins jeunes
l'accablent.

Et il
y a plus : Snowden est considéré comme un traître sur la Côte
Est, à Washington notamment, mais il pourrait bien devenir un héros
sur la Côte Ouest, dans la Silicon Valley en particulier.

Il est simplement
dommage que ces révélations ne concernent que les Etats-Unis :
on aurait tellement aimé cette année découvrir un Snowden chinois,
russe ou iranien et je suis sûr que les Américains en auraient fait
un héros !

L'affaire Snowden
prouve peut-être, et paradoxalement, que les Etats-Unis sont une
vraie démocratie avec de vrais contre-pouvoirs.

Ces

révélations risquent-elles de les affaiblir ?

Oui. Récemment, huit géants de l'internet américain, dont Google,
Facebook, Microsoft, et Apple ont publié une lettre ouverte au
président Obama
pour lui demander plus de transparence dans
l'espionnage numérique.

Ils
craignent pour l'économie numérique. Facebook a peur que les
jeunes ferment leur compte, Google craint pour son moteur de
recherche et Yahoo pour le nombre de ses clients. Surtout, les géants
du "cloud" américain, comme Amazon, Dropbox ou Google,
qui conservent des masses de données à distance, dans leurs
serveurs, craignent qu'on ne leur fasse plus confiance.

Barack
Obama vient d'ailleurs d'inviter ces patrons de la Silicon Valley
pour une réunion à la Maison Blanche, pour les écouter et les
rassurer : la rencontre, très médiatisée, à durer plus de
deux heures.

Que dit la

justice américaine ?

Tout
récemment, un juge fédéral de Washington, pourtant nommé par
George Bush a, pour la première fois, estimé que la collecte
d'informations de masse de la NSA était arbitraire et qu'elle
violait la constitution américaine.

Et ce vendredi, un autre juge fédéral, cette fois de New York, a estimé, au contraire, que ces collectes étaient légales. La presse américaine estime donc que la Cour Suprême devra à terme se prononcer sur le sujet.

Barack
Obama a aussi commandé un rapport et il est plus que probable que le
président s'exprime au début de 2014 dans un grand discours pour
rassurer les Américains et recréer de la confiance avec les alliés
des États-Unis.

Cela veut-il dire

que les Américains ne sont pas au clair avec ce qu'ils ont fait ?

Exactement. Espionner
des terroristes potentiels ne suscite, en soi, guère de débats aux
Etats-Unis. Les cibles individuelles font consensus. Par contre,
collecter systématiquement, en masse, des milliards d'informations
sur des millions de citoyens sans avoir de soupçons à leur égard
est à la fois inédit et juridiquement contestable.

Car en fait, il existe
un amendement de la Constitution américaine, le 4ème
amendement, qui est très clair sur ce sujet. Il protège la vie
privée et interdit toute forme de "quête non raisonnable".

Il y a plus. L'une
des principales décisions de la Cour Suprême américaine concerne
la vie privée. Baptisée "Katz versus United States",
en 1967, elle a étendue ce 4ème
amendement aux technologies de la communication.

Peut-on penser

que la Cour Suprême se saisira du sujet ?

Tôt ou tard, oui. Car
cette question ne recoupe pas les lignes politiques traditionnelles.
La gauche américaine est vent debout contre Obama sur ce sujet de la
vie privée. Dans la Silicon Valley, où on considère qu'internet
est un espace de liberté, on est également très critique.

Mais chez les
Républicains, il y a aussi tout un courant, ce qu'on appelle les
"libertariens" de droite qui sont contre l'intervention
de l'Etat et les impots excessifs. Ceux-là aussi sont très
attachés au 4ème
amendement et à la vie privée.

Au niveau

international que peuvent craindre les Américains ?

On peut penser d'abord
que la gouvernance d'internet va être affectée. Si jusqu'à
présent les Américains ont pu garder la main sur l'architecture
d'internet et les noms de domaines, ce n'est plus tenable. Une
réforme de la gouvernance d'internet est indispensable.

L'Europe, de son
côté, veut faire payer des impôts aux géants du Net, les fameux
GAFA (pour Google Apple Facebook et Amazon). Ca tombe bien :
avec l'affaire Snowden, elle a un nouveau moyen de pression. Cela
passe par une harmonisation de la TVA en Europe et une taxation des
sites internet dans le pays où ils font leur commerce. Ce sera un
des sujets clé de 2014.

Le Brésil, tout comme
l'Indonésie, veulent aller plus loin : Dilma Roussef veut une
loi pour re-territorialiser toutes les données des Brésiliens. Elle
devrait être en débat en 2014. Ce mouvement est en
train de se développer partout et on peut s'attendre à de plus en
plus de régulations nationales en ce qui concerne internet.

Cela veut-il dire

qu'internet risque de se "re-localiser" ?

C'est précisément
ce que craignent les Américains. Face à l'apparition
de ces frontières digitales, les Etats-Unis dénoncent déjà une
"balkanisation" d'internet.

Pourtant cette
localisation sera d'autant plus nécessaire que les données se
multiplieront et deviendront plus sensibles. Cette année, internet
devrait investir le secteur de la santé, de l'éducation et des
objets, des domaines où la protection de la vie privée sera encore
plus nécessaire.

On le voit : l'affaire
Snowden n'est pas anecdotique.
Le Washington
Post
a déclaré mardi que Snowden était
"l'homme de l'année 2013". Et en 2014, de nouveaux
documents devraient être rendus publics, puisque Snowden en aurait
piraté plus de deux millions : de quoi alimenter durablement le
débat.

Dans l'histoire
d'internet, c'est un tournant : Il y aura un avant et un
après Snowden.

 

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