Cet article date de plus d'onze ans.

La nation en question

La nation et l'identité nationale ont fait, ces derniers jours, un étrange retour. "Peut-on encore être français ?" se demande à sa une le magazine Le Point ce week-end. Le livre d'Alain Finkielkraut sur "l'identité malheureuse" fait débat. Et Manuel Valls a demandé à la gauche de se réapproprier le concept de "nation". Mais de quoi parle-t-on lorsqu'on brandit la "nation" ? Et, au moment où les électeurs votent à Brignoles, ne peut-on pas sortir du débat par le haut en évitant les amalgames et les préjugés ?
Article rédigé par Frédéric Martel
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
  (©)

Il suffit d'ouvrir les journaux ce week-end pour n'entendre parler
que de ça : on ne parle que de la nation et de l'identité
nationale. A la "une" du
Point , ce titre : "Peut-on encore être français ?". Quant à Manuel Valls, il
est allé défier le Front national sur le terrain, notamment mardi à
Forbach, en Moselle
.

Lors de ce déplacement, le
ministre de l'Intérieur a affirmé, en off auprès des
journalistes, que la gauche devait se réapproprier le thème de la
"nation".

Mais de quoi

parle-t-on ?

La nation, c'est une
idée abstraite selon laquelle on appartient, collectivement à ce
qu'on pourrait appeler une "communauté de destin",
un groupe qui vit ensemble sur un territoire, autour d'une culture
commune, parfois d'une langue. Le terme de "nation"
apparaît plusieurs fois dans notre Constitution et on y parle aussi
de "souveraineté nationale". Les historiens font
remonter l'idée à la Révolution française, en 1789, même si
d'autres en retrouvent la trace bien avant, au Moyen-Âge ou au XVIIIe siècle.

Dans le dictionnaire de
l'Académie, par exemple, en 1694, on y lit déjà une
définition de la nation : "Tous les
habitants d'un même Etat, d'un même pays, qui vivent sous les
memes lois et usent de la même langue
". En tout cas, l'idée de
nation a connu un long processus avant de prendre sa forme moderne où "nation" et "territoire" vont de
pair, où un Etat se constitue avec des lois communes et des
citoyens égaux devant la loi ; enfin des hommes et des femmes unis
par un passé et un avenir. "La Nation", c'est donc une notion à
la fois historique, juridique et sociale.

L'historien
Pierre Nora vient de publier Recherches de la
France
et** y raconte, dès
le premier chapitre, l'histoire de cette idée de "nation", qu'il prend soin de distinguer des autres mots avec lesquels on la confond
parfois. La nation ce n'est ni le royaume, car elle
se construit justement contre la monarchie ; ni la République, qui
est la forme que prend le régime ; ni l'Etat, qui est une
organisation moins abstraite ; ni la patrie, terme
plus sentimental.

La "Nation", c'est ce que Pierre Nora
appelle un "lieu de mémoire", ce qui signifie des
symboles, des hommes, des textes, des images.
La "Nation" ce sont ces
cartes de France accrochées aux murs des écoles et qui
dessinent un hexagone. C'est la cocarde bleu
blanc rouge ; le drapeau ; l'hymne national ; la
devise "Liberté Egalité Fraternité" ; le 14
juillet. C'est encore
l'Alsace-Lorraine, territoire occupé et finalement libéré. C'est le code civil de
Napoléon mais aussi le préfet et les départements. C'est encore le
Panthéon où l'on recueille les cendres des grands hommes, et où
François Hollande a annoncé cette semaine vouloir faire entrer en
2014 une femme républicaine. La nation, c'est "mourir pour la patrie", et ce sont les monuments
aux morts. C'est le Louvre et le
Palais Bourbon. C'est aussi une langue,
celle du Lagarde et Michard, du Bled ou du Grévisse. C'est l'histoire
sociale de France aussi, celle qui manifeste jusqu'à la place de
la République, en passant par la Bastille, mais en étant partie de...
la place de la Nation.

Pour Manuel Valls, la "Nation" a été

récupérée depuis 30 ans par le Front National

La gauche, c'est vrai,
s'est longtemps méfiée de la nation, lui préférant la
République.
La gauche affirme détester le "nationalisme",
et Mai 68 a rejeté la nation. Du coup, Nicolas Sarkozy
a récupéré cette notion qu'il a intégrée au ministère symbole de
son quinquennat : le ministère de l'Immigration et de
l'Identité nationale. Quant au Front national,
il s'est également emparé de Jeanne d'Arc et de Marianne, ou du
drapeau français, et en a fait ses emblèmes. Il a même
récupéré l'idée de "nation" jusque dans son nom.

A Brignoles dans le Var,
où le Front National est présent au second tour d'une élection
cantonale partielle ce dimanche, la gauche a disparu et l'UMP a
à peine fait 20 % au premier tour. Un sondage qui a fait
grand bruit jeudi, à la "une" du Nouvel Observateur
place également le Front national à 24 % aux élections
européennes, loin devant le PS et l'UMP.

Du coup, Manuel Valls ne
propose plus de combattre
le Front National, mais de le battre
; comme l'analyse Guillaume Tabard dans Le
Figaro
ce week-end. Plus seulement culturellement, mais électoralement. Et cela
nécessite, selon lui, de "parler des problèmes des français,
ne pas les nier" et de reprendre à son compte l'idée de "nation" .

*Le Point* se demande cette semaine, en "une" : "Peut-on

encore être français ?" La nation aurait-elle du souci
à se faire ?**

Du souci, c'est
évident. Surtout lorsqu'on lit le nouvel essai d'Alain
Finkielkraut, intitulé L'identité
malheureuse
. Un livre consacré à l'identité
nationale justement et à l'immigration. Il sortira mercredi
et est à l'origine de la "une" du Point

Pour Alain Finkielkraut, la nation française est menacée. La Grande Nation d'hier,
la France d'hier, disparaît avec ses instituteurs, sa culture, sa
galanterie entre les hommes et les femmes. Fini "Nos ancètres
les gaulois" : la France est en train de perdre son
identité nationale. Voici même venu le temps de
l'immigration de masse.

Du coup, les "Français de
souche" (dixit Finkielkraut) se demandent "où ils
habitent", entre les boucheries halal, les voiles islamiques,
les conversions à l'islam, les cybercafés "bled.com". "Les Français
n'ont pas bougé, mais tout a changé autour d'eux", écrit
Finkielkraut. Et ajoute : "Ils se sentent devenir étrangers sur
leur propre sol".

Le livre d'Alain Finkielkraut, disons le clairement, est un essai contre l'immigration. Pour lui,
le changement démographique affecte l'identité de la nation. Le
philosophe regrette "le bon vieux temps" et pleure l'homogénéité
perdue. Nous vivrions désormais dans l'insécurité culturelle.

Pour lui, même s'il
prend d'infinies précautions pour éviter la polémique, les
immigrés n'ont pas les "mêmes usages" ni les mêmes
"modes de vie" que les Français "de souche",
ils ne sont "pas coulés dans le même moule", "ils
n'ont pas la même manière d'habiter ni de comprendre le
monde". Bref, selon lui, les Français
ne se sentent plus "chez eux, chez eux". L'essai d'Alain Finkielkraut
est bien écrit, nourri de centaines de citations un peu trop
scolaires, mais il ne convainc pas.

C'est un fait : il y
a en France une anxiété aujourd'hui, face au monde tel qu'il
est, à la nation française dans la mondialisation, et nous pensons que
cette anxiété est légitime. Mais Alain Finkielkraut
propose de mauvaises réponses à de mauvaises questions.

On peut légitimement
s'inquiéter de la mondialisation et de la disparition de
l'Etat-nation dans le cadre européen. On peut comprendre la
crispation sur la souveraineté nationale, qui existe à gauche comme
à droite.

Mais quand on est un
intellectuel doit-on mettre de l'huile sur le feu ? Doit-on
entretenir les peurs ou tenter de les atténuer ? Doit-on
exciter les sentiments les plus vils ? Doit-on citer les auteurs
cultes de l'extrême droite sans réserve ?

Alain Finkielkraut parle
de l'immigration sans nuance et de la nation. Il fait une
lecture intéressée de la laïcité, fausse, parce que trop
autoritaire par rapport à la version libérale choisie par la France
d'hier, que par ailleurs il vénère. Quant à la "nation"
et son identité nationale, Alain Finkielkraut les utilise pour sa
thèse abusivement.

Mais Alain
Finkielkraut a tort de penser que l'immigration est au cœur des
problèmes de la nation. Il a tort de haïr la diversité culturelle.
Il a tort de relancer, une fois de plus, le thème de "l'identité
nationale" qui serait "malheureuse".

L'identité n'est pas
malheureuse. Elle se cherche. Et au lieu de l'identité nationale,
dont il parle, préférons-lui, avec le grand historien Fernard
Braudel, l'expression "identité de la France".
Et rappelons-lui que
"l'identité de la France", c'est justement sa
diversité, son immigration, ses différences, ses identités
plurielles.

Alain Finkielkraut intitule son
livre L'identité malheureuse . Fernand Braudel
intitulait le sien L'identité de la France .
Ouvrons le. On y voit que le premier chapitre de ce livre célèbre
porte tout simplement comme titre "Que la France
se nomme diversité".

 

** Bibliographie : *

  • Alain Finkielkraut,
    L'Identité malheureuse , Stock, 2013

  • Alain Finkielkraut, "La
    laïcité française ne devrait pas être négociable"
    ,
    interview au Figaro , octobre 2013

  • Pierre Nora, Recherches
    de la France
    , Gallimard, 2013.

  • Pierre Nora (dir.), Les
    Lieux de mémoire
    , Gallimard, 1984

  • Fernand Braudel, L'identité de la France (t 1), Espace et Histoire , Arthaud - Flammarion, 1992

  • Fernand Braudel, L'identité de la France (t 2), les hommes et les choses , Arthaud - Flammarion, 1992

  • Jürgen Habermas, Après
    l'Etat-nation, Une nouvelle constellation politique
    , Pluriel, 2013

 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.