Cet article date de plus d'onze ans.

Quand tout le monde espionne tout le monde

Avec le scandale des écoutes de la NSA, tout le monde semble sur écoute. Comment expliquer cette folie moderne ? Peut-on y remédier ? Et, au final, cette affaire peut-elle se révéler une chance pour les Européens ?
Article rédigé par Frédéric Martel
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
  (©)

Vous vous souvenez
du roman de George Orwell, 1984 ?
C'était, alors, de la science fiction : la vie privée n'existait
plus et la surveillance gouvernementale était totale ; les correspondances
étaient ouvertes et les conversations écoutées ; il y avait des
télévisions à double-écran qui servaient à regarder et à être
regardé. *Bref, Big Brother* était
capable de tout voir et de tout savoir. Et bien, nous y sommes.

**

70 millions d'enregistrement de données **

**

Les révélations sur les
écoutes massives pratiquées par l'Agence nationale de sécurité
américaine, la célèbre NSA, sont inimaginables. Il s'agit d'un
espionnage industriel, inédit par son ampleur. On évoque, à titre
d'exemple, 70 millions d'enregistrements de données téléphoniques
françaises, en quelques jours, début 2013.

Les SMS sont stockés à
partir de mots clés ; les conversations
téléphoniques sont enregistrées et indexées dès qu'une
quelconque suspicion existe. Et cela va plus loin, avec
la surveillance de chefs d'entreprises français, d'hommes
politiques à Paris
, mais aussi un peu partout dans le monde et en
Europe, et jusqu'au portable d'Angela Merkel. Le programme de la NSA
n'est plus seulement Big Brother , c'est
Léviathan !

Comment expliquer cette folie moderne ?

Il y a deux
explications. La première c'est,
bien sûr, la facilité avec laquelle Internet et les technologies de
l'information rendent possible cette surveillance de masse. Contrairement à ce qu'on
répète souvent, Internet ce n'est pas le cyber-espace. Nous ne sommes pas dans les nuages. C'est en fait très concret : ce
sont des câbles sous-marins, des routeurs, des serveurs... Ils sont interconnectés.

Les données transitent souvent par les Etats-Unis, et ces
contenus peuvent être clonés dans ce que l'on appelle des "CDN", des centres informatiques, où l'on
copie le web pour en rendre l'accès plus rapide. On comprend donc que
copier les emails, les messages Facebook ou même les conversations
téléphoniques et les SMS est bien plus facile qu'auparavant. Surtout pour les États-Unis auxquels appartiennent la quasi-totalité
des géants d'internet... 

La seconde raison c'est
le 11 septembre 2001. Depuis cette date, les Américains sont réellement
devenus obsessionnels, paranoïaques même, sur la question du terrorisme et de la sécurité
nationale. Ils sont prêts à tout
pour se protéger. Si on combine l'ivresse
technologique (on est capable de le faire) et l'obsession
sécuritaire (on doit se protéger), on comprend mieux pourquoi les
services secrets américains ont mis en place des programmes dignes
du docteur Folamour.

Que peut-on faire face à ces révélations ?****

Pas grand chose. Les citoyens peuvent
cesser d'utiliser Gmail ou Yahoo, mais nous avons également vu que les Américains
espionnaient aussi le français -tout ringard qu'il soit- Wanadoo.

Du coup, impuissants, les
gouvernants sur-jouent l'indignation feinte.
Laurent Fabius a convoqué
immédiatement l'ambassadeur américain à Paris. François Hollande a
réclamé la mise en place d'un "code de bonne conduite". Et au sommet européen
jeudi et vendredi à Bruxelles, les 28 chefs d'Etat et de
gouvernements de l'Union ont tenté de réclamer un plus grand
"respect" de leur souveraineté
.

Du coup les Américains
ont promis plus de transparence. Barack Obama l'avait dit dès le
mois d'août et son secrétaire d'Etat, John Kerry, l'a répété cette
semaine à Paris.

 

Peut-on croire à une

plus grande transparence et à plus de protection de la vie privée ?

Ne soyons pas naïfs. La
transparence n'existe pas dans le domaine des services secrets.
C'est opaque par nature et ça le restera.
Et, surtout, nous savons très bien qu'il n'y a
pas que les Américains qui espionnent... Tout le monde le fait, les
Français comme les autres, en s'appuyant sur le budget des
services secrets : 10 milliard d'euros et 5.000 agents de
la DGSE pour la France.

Ensuite, il est déjà
prouvé que les Anglais, les Israéliens et les Américains
travaillent main dans la main dans cette affaire. Est-il possible que
les Français y soient associés ? Ce n'est pas exclu. Cela
pourrait expliquer l'indignation de façade, un peu minimale, de la
France.

L'affaire Merah

Dans l'affaire Merah,
par exemple, une enquête journalistique minutieuse a montré que les
Américains avaient repérés Merah avant les Français. Et ont
communiqué leurs informations.

Et pendant la guerre en
Irak, alors que les relations franco-américaines étaient très
tendues, les ambassadeurs des deux pays ne cessaient de dire que cela
n'affectait pas les services de renseignements qui continuaient à
s'entraider. Les Français avaient une
bonne expertise sur le terrorisme arabe, bien meilleure que celle des
Américains, et en faisaient profiter Washington.

Entre Français et
Américains on s'espionne ; mais on partage aussi des secrets.
C'est d'ailleurs ce
qu'a laissé entendre François Hollande cette semaine au Sommet
européen à Bruxelles lorsqu'il a confirmé vouloir créer "un cadre commun de coopération " avec les
Américains.

Le problème dans cette

affaire ce ne serait pas tant la surveillance que le fait qu'elle
soit rendue publique ?

C'est en effet une
hypothèse. Cela expliquerait
pourquoi Julien Assange de Wikileaks vit toujours enfermé
dans l'ambassade d'Equateur à Londres, sans pouvoir en
partir. Cela expliquerait
aussi pourquoi Chelsea Manning (le militaire Bradley Manning qui a demandé à changer de prénom et de sexe), qui est à
l'origine des fuites de Wikileaks, est en prison pour 35 ans aux Etats-Unis. Et que Edward Snowden,
l'ancien agent de la CIA et consultant de la NSA, est actuellement
exilé dans un endroit tenu secret à Moscou.

Sont-ils des héros ou
des "salauds" ? L'histoire le
dira. Et chacun peut avoir son propre avis. Mais pour l'instant,
les gouvernements, eux, sont presque unanimes pour ne pas vouloir les
défendre ni  leur octroyer l'asile politique. **A une époque où tout le
monde a de grandes oreilles, on n'aime pas trop les grandes
gueules.

**

Comment

peut-on imaginer la suite de ces affaires
à répétition ? 

Il est peu probable que
les écoutes cessent ; et peu probable aussi que les révélations
sur les écoutes s'arrêtent. Edward Snowden a confié,
avant de s'exiler à Hong Kong puis Moscou, à un journaliste
américain, Gleen Greenwald, plus de 50.000 documents ultra-secrets. Celui-ci les distille par
petits bouts, depuis le Brésil où il vit quasiment exilé, lui
aussi, avec son partenaire. Après le Guardian , le journal Le Monde
collabore désormais avec lui, d'où les révélations de ces
derniers jours.

Si on peut critiquer la
logique de Wikileaks qui a fait fuiter des documents diplomatiques
sensibles, et pu mettre en danger certaines personnes, on doit
reconnaître que les révélations d'Edward Snowden sont utiles en
démocratie. En même temps, nier la
nécessité d'un espionnage est tout aussi vain. Croire à un monde
parfait où ces pratiques seraient prescrites est illusoire.
Ce qu'il faut c'est
trouver le bon équilibre entre la protection de la vie privée (qui
ne peut pas être absolue) et le tout sécuritaire (qui ne peut pas
être de nature totalitaire).

Il n'est pas exclu que les Américains eux-mêmes se mettent à réclamer plus de régulation. Il existe, à gauche, une tendance libérale, libertaire même, qui montre déjà des signes d'énervement contre ces atteintes à la vie privée (et manifeste dans les rues) ; à droite aussi, un mouvement libertarien est hostile à cette surveillance d'Etat. C'est peut-être vers ces forces contraires, encore minoritaires, qu'un espoir est possible.

Un dernier mot dans
cette affaire. Elle marque, c'est certain, un tournant pour
l'histoire d'Internet et des technologies ; et peut-être même un
tournant pour l'internet américain qui ne pourra plus, comme
avant, prétendre "ne pas faire le mal" - "Don't
be evil
" pour citer le slogan de Google.

Mais, comme souvent, un
mal peut se transformer en bien. **Cette affaire peut se
révéler une chance pour les Européens, une chance de pouvoir bâtir
un internet plus européen et moins dépendant de la Silicon Valley. Le voulons-nous ? Le pouvons-nous ? C'est peut-être
ça, désormais, la priorité et la vraie question.

**

En fin de compte, voulons-nous saisir cette chance de bâtir un internet européen... pour
ne pas être contraint de vivre dans le monde de Big
Brother
décrit de manière si prémonitoire
par George Orwell ?

 

* Bibliographie :

  • Julien Assange (avec Jacob Appelbaum, Andy Müller-Maguhn et Jérémie Zimmermann),*** Menace
    sur nos libertés : Comment Internet nous espionne. Comment
    résister* , Robert Laffont, 2013

  • Eric Pelletier, Jean-Marie Pontaut, Affaire Merah, l'Enquête , Michel Lafon.

  • Revue Médium , dir. Régis
    Debray, n°37-38, octobre 2013-mars 2014, Secrets de l'ère
    numérique

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