Le travail "gratuit et invisible des femmes" expliqué dans une BD
Quel est le prix à payer dans le couple hétérosexuel quand on est une femme ? Lucile Quillet, journaliste, autrice et conférencière, tente de répondre à cette question dans une bande dessinée, publiée ces jours-ci : Le prix à payer : pourquoi le couple hétéro appauvrit les femmes et nuit à l'amour (Leduc Graphic).
franceinfo : Est-ce que c'est facile de quantifier, de mesurer financièrement le prix payé par les femmes au sein du couple ?
Lucile Quillet : Oui et non. C’est-à-dire qu'il suffit de regarder dans son propre quotidien, dans ce qu'on connaît autour de nous. Après, ce sont souvent des coûts invisibles et impensés, donc il faut faire une grande remise en question pour voir tous les coûts invisibles qu'il y a. Ça va de la charge esthétique, la contraception, les dépenses en lingerie, en manuels de psycho, en séances chez le sexothérapeute par exemple, au coût du travail domestique, des ajustements de carrière, de la répartition du budget et des dépenses au sein d'un couple… Il y a plein de sous-calculs à faire, donc l'addition est longue.
Il y a d'abord tout ce à quoi les femmes renoncent professionnellement pour leur conjoint et pour leur famille.
Il faut savoir que 40% des femmes modifient leur activité professionnelle à l'arrivée d'un enfant. C'est vraiment un big-bang. Souvent, on a des problèmes de garde d'enfants. Un parent sur cinq est obligé de garder son enfant lui-même. Ce parent-là, très souvent, c'est une femme. Donc c'est un travail qui est mal rémunéré, qui est très mal reconnu puisque le congé parental, c'est 400 euros uniquement. Il faut savoir que si on voulait, par principe, proposer des places en crèche à chaque enfant, il faudrait en créer 600 000 de plus. Donc le travail des femmes sert de variable d'ajustement, pour s'occuper de la famille, des enfants et des personnes âgées, il est fait gratuitement par amour.
Les femmes se disent que la mission de leur vie, ce qui va faire que leur vie est réussie, c'est de prendre soin des autres et de gagner l'amour des autres. Et pour ça, elles oublient leurs propres intérêts économiques.
Lucile Quilletà franceinfo
Vous appelez ça "le coût d'opportunité" et vous écrivez : "Le problème quand on parle d'argent, c'est qu'on ne parle que de celui qui existe, celui qu'on dépense et pas de celui que les femmes ne toucheront jamais à cause du temps dédié à la famille". On est en 2024 et il n'y a pas d'évolution sur ce plan ?
Il n'y a pas trop d'évolution parce qu'on a encore un peu empêtré dans des stéréotypes où une femme qui met entre parenthèses son activité professionnelle, c'est une femme qui a de la chance parce qu'elle n'a pas à travailler, elle est un peu "entretenue" par son mari et elle est à la maison toute la journée. Ce coût d'opportunité est vraiment impensé. Ce qu'on ne voit pas, c'est que sur le long terme, en termes de cotisations chômage, de cotisations retraite, pour leur propre épargne, pour leur propre patrimoine individuel, c'est du sacrifice. On devrait plutôt dire et se rendre compte que les hommes n'auraient jamais les carrières et l'argent qu'ils ont sans le travail gratuit et invisible des femmes.
C'est particulièrement vrai au moment du divorce. La garde d'enfants est encore très majoritairement donnée aux femmes qui sont à la tête de 84% des familles monoparentales. Le risque de tomber dans la pauvreté est de 79% pour les femmes qui ont la charge des enfants quand le gain de niveau de vie est de 12% pour un père avec trois enfants dont il n'a pas la garde.
On voit qu'il y a vraiment un double standard à la séparation. Une femme qui a la garde des enfants, elle a vraiment un risque de tomber dans la pauvreté. C’est un peu ce que j'appelle le syndrome Marie Poppins. C’est-à-dire qu'on va demander à la femme de sortir des merveilles de son sac à main, d'accomplir des miracles, de faire beaucoup avec très peu.
Au sein des couples, en France, l'écart de revenus est de 42%. Donc évidemment, la séparation, c'est un lever de rideau sur les inégalités. La femme qui a le moins de revenus, qui a le moins de ressources, doit faire le plus avec la garde des enfants exclusive dans l'immense majorité des cas, là où le père, lui, retrouve du niveau de vie. Avec la pension alimentaire, on est très souvent dans un stéréotype du père qui se saigne pour donner la pension alimentaire aux enfants, mais pendant longtemps, c'était en moyenne 170 euros par mois par enfant. Ce n'est rien du tout.
Est-ce parce qu'il y a énormément de choses que les femmes ne savent pas que vous êtes passée par la bande dessinée plutôt que par un essai ?
Le Prix à payer est sorti en essai en 2021. Là, on a fait ce travail avec l'illustratrice Tiffany Cooper de réaliser une bande dessinée à la fois pour aborder le sujet des inégalités hommes-femmes au sein du couple, tous ces sacrifices qu'on fait aussi par amour, mais sous un prisme plus drôle, plus humoristique, pour vulgariser ce propos-là et élargir la prise de conscience. C'est une bande dessinée qui a été pensée pour être lue par les hommes et les femmes.
C'est une sorte de guide de survie, même si c'est effectivement extrêmement humoristique ?
On ouvre plein de fenêtres, on veut vraiment ouvrir les consciences sur plein de sujets, dire aux femmes que ces sujets-là sont légitimes, qu'il n'y a pas de honte à parler d'argent. Et au contraire, quand on aime, on compte. Parce qu'on a envie de protéger l'autre, on n'a pas envie de le léser. En cas d'accident, c'est important de parler aussi de qui a quoi, comment est-ce qu'on est protégé. Je fais partie d'une génération où il y a plein de couples qui ne sont pas mariés. Ils pensent qu'ils sont protégés alors qu'en fait en France, on est dans un fonctionnement où le mariage est encore un régime très protecteur. On n'a pas toujours conscience de ces sujets-là. Le but est donc d'aborder le maximum de ces sujets. On se dit que les femmes vont l'acheter et les hommes vont le lire en cachette. Et qu'ils vont avoir un éveil sur ce sujet-là.
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