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Enquête
Centres de santé privés : un signalement pour "détournement de fonds publics" contre l’un des leaders du secteur

Notes de frais exorbitantes, soupçons d’emplois fictifs... Le directeur du Cosem est suspecté de malversations financières par les élus du personnel. Avec ses 17 centres en France, le Cosem, organisation à but non lucratif financée par la Sécurité sociale, est un poids lourd du secteur privé de la santé.
Article rédigé par franceinfo, Géraldine Hallot
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Le centre médical et dentaire Cosem Saint-Lazare, dans le 8e arrondissement de Paris. (MELISSA FOUST / RADIO FRANCE)

Tout est parti d’une discussion sur le prix des tickets-restaurant en fin d’année dernière. Le comité social et économique (CSE) du Cosem veut le renégocier à la hausse : il est bloqué à sept euros depuis des années. "On ne peut même pas se payer une formule sandwich + dessert avec ça", déplore une salariée. Mais le directeur général, Daniel Dimermanas, refuse net. Le groupe, argue-t-il devant les représentants du personnel, fait face à "d’importants soucis financiers". Impossible également d’octroyer une légère augmentation aux 1 400 salariés, pour compenser en partie l’inflation. "Cela nous a mis la puce à l’oreille, raconte une source interne, "nos centres de santé sont constamment en travaux. On dépense des sommes folles pour les embellir, poursuit-elle, mais dans le même temps, on nous dit qu’il n’y a pas d'argent pour les salariés !"

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Le CSE demande donc à consulter les comptes annuels, comme le code du travail le permet. Et là, stupeur. "Dans les comptes 2021, 95 000 euros de notes de frais sont imputés à Isabelle Dimermanas, la femme du directeur", s’étonne Muriel Saint-Omer, déléguée syndicale CGT Santé privée et membre du CSE. "Dans le détail, 328 euros ont été dépensés chez Guerlain, 625 euros pour du caviar, 995 euros au Printemps, 159 euros à la Grande Récré..." Le CSE s’interroge aussi sur une facture de "1 397 euros au Negresco" (un palace niçois, NDLR) et sur ces "14 638 euros de restaurant". "Je trouve cela particulièrement choquant, s’offusque Muriel Saint-Omer. En quoi toutes ces dépenses ont un rapport avec un quelconque travail au Cosem ?"

Les représentants du CSE ont évoqué ces notes de frais dans un signalement adressé au Parquet national financier (PNF) en début de semaine. Ils y répertorient toute une liste de "malversations financières présumées" pouvant relever d’un "détournement de fonds publics", de "prise illégale d’intérêts" et "d’abus de confiance", selon l’avocat Jérôme Karsenti, qui assiste les lanceurs d’alerte du Cosem. "Les membres du CSE ont mis en évidence l’accaparement, par une famille, de fonds publics qui ne sont plus affectés à la santé des gens qui viennent consulter, mais qui servent à accroître leur richesse. Il y a une dénaturation de la mission de service public de santé", qui incombe au Cosem, estime Me Karsenti.

Suspicion d’emplois fictifs

Les notes de frais de l’épouse du directeur ne seraient que "la partie émergée" de ces "malversations". Lors de la réunion du CSE du 20 mars 2023, les élus ont aussi découvert qu’une Jaguar avait été achetée par Daniel Dimermanas avec les fonds du Cosem. Devant les représentants du personnel interloqués, le directeur assume. "On n’est pas dans la lutte des classes. Tu veux que je roule en 2CV ?", lance-t-il à une élue. Et il enfonce le clou : "Je l’utilise quand je vais au travail, faire une course ou quand je vais chercher des centres de santé et les visiter. Essayez donc de travailler de la façon dont la direction travaille. Vous êtes à 35 heures par semaine, nous, c’est par jour." Les salariés présents se disent soufflés par le "mépris" affiché selon eux par leur directeur.

Le Cosem compte plusieurs établissements à Paris, mais également dans d’autres villes de France comme ici à Lyon. (Google Street view)

D’après de nombreux témoins, cette Jaguar serait en fait conduite par la femme de Daniel Dimermanas. L’un d’entre eux affirme qu’elle l’utilise pour "tous ses trajets, y compris pour aller en week-end ou en vacances". Selon nos informations, Isabelle Dimermanas occupe un poste de directrice esthétique et de la communication au Cosem. À ce titre, elle est rémunérée 12 000 euros brut par mois. Dans leur alerte au procureur de la République financier, les représentants du CSE dénoncent "un emploi présumé fictif". "On ne la voit pas travailler. Elle n'est pas sur l'organigramme", relate un salarié parisien du Cosem. "On ne reçoit aucun mail de sa part, affirme-t-il. Sa belle-fille occupe aussi le poste de responsable communication. Et elle non plus, on ne la voit pas travailler dans nos centres." Selon nos informations, Nava Dimermanas, de nationalité américaine, est rémunérée 3 500 euros brut mensuels. Ni Isabelle Dimermanas ni Nava Dimermanas n’ont souhaité répondre à nos questions.

Une importante vente immobilière en question

En épluchant les comptes 2021, le CSE a détecté une autre "anomalie". "On a remarqué qu’il était écrit : ‘cession d’immobilisation’ avec en face la somme de 28 millions d’euros", se souvient un élu du personnel. Interrogé sur cette mystérieuse somme lors de la réunion du CSE du 20 février dernier, Daniel Dimermanas a reconnu qu’en juin 2021, il avait racheté au Cosem la société Eden, qui détient tous les actifs immobiliers des centres de santé. Valeur des biens : 26 millions d’euros, auxquels il faut rajouter deux millions d’euros correspondant aux actions de trois filiales du Cosem, également rachetées par Daniel Dimermanas*. Sont compris dans ce "package immobilier" les deux centres les plus prestigieux situés dans des immeubles en pierre de taille face à l’église Saint-Augustin et près de la gare Saint-Lazare à Paris. Ils sont désormais la propriété de Daniel Dimermanas et de ses deux fils Samy et Haïm, qui se sont associés à leur père au sein de la société Eden.

Mais le Cosem n’a toujours pas reçu les fonds. Et pour cause : le procédé utilisé pour conclure cette vente est particulièrement avantageux pour l’acheteur. Il s’agit d’un crédit vendeur in fine à échéance de 10 ans. Ce dispositif prévoit que le capital n'est pas remboursé au fur et à mesure par mensualités, mais d’un seul coup, en l’occurrence ici en 2032. D’après nos informations, aucune garantie n'a été souscrite pour s’assurer que le paiement aura bien lieu. "À titre personnel, si vous achetez une maison ou un appartement, tous les mois, vous avez une mensualité de crédit," explique une source interne. " Là, Daniel Dimermanas ne paie pas de mensualités, il dit qu’il va rembourser dans 10 ans mais on n’a aucune garantie, s’inquiète cette source, il faut savoir que le Cosem était propriétaire de cet immobilier. Je ne sais pas si vous vous rendez compte. On s'est fait complètement dépouiller."

Une perte de 28 millions d’euros ?

"On ne sait pas quand notre patron va verser l’argent qu’il doit au Cosem", s’émeut une autre salariée. "Aujourd’hui, la situation est ubuesque. Le Cosem n’est plus propriétaire de ses murs et il paie un loyer au nouveau propriétaire... Daniel Dimermanas. Pour le Cosem, c’est une perte sèche de 28 millions d’euros." Maître Karsenti, lui, s’inquiète pour l’avenir. "Comme il n’y a aucune garantie attachée à l’acquisition de ce bien, peut-être que Monsieur Dimermanas va dissiper ce patrimoine ? Ou peut-être ne sera-t-il pas solvable dans 10 ans ? Je ne sais pas si ce genre de procédé est légal, mais personnellement, je n’ai jamais vu cela."

Le Cosem a des centres dans plusieurs villes de France et applique des tarifs de secteur 1 “accessibles à tous”. (VOISIN / PHANIE via AFP)

Plus largement, des médecins s’émeuvent que le Cosem, association à but non lucratif, dérive de sa mission originelle. "Le Cosem a été créé en 1945, dans la foulée de la Sécurité sociale, rappelle un praticien parisien. Ses initiales veulent dire Coordination des œuvres sociales et médicales. Notre objectif est de soigner les gens", avec des honoraires de secteur 1 et le tiers payant, donc une médecine "accessible à tous". "Notre financement est en très grande partie assuré par les remboursements de la Sécurité sociale, mais aussi par des subventions dont bénéficient ce type de structures. Or là, on s'aperçoit que tout ce qui aurait pu être investi ou réinvesti l'a été dans de mauvaises mains, pour l'enrichissement d'une famille", lâche le médecin, dépité.

Par ailleurs, le Cosem a ouvert un centre de médecine esthétique, l’Institut Pasquier, près de la Gare Saint-Lazare. Le site internet de l’Institut, qui ne fait mention d’aucun lien avec le Cosem, vante "un écrin de marbre rose raffiné et novateur (…), le lieu de référence des femmes et des hommes de tout âge, soucieux de leur séduction et de leur bien-être". Pas de tiers payant ni d’honoraires de secteur 1 puisqu’il s’agit de médecine esthétique. Mais d’après une source interne, le coûteux appareil de kératopigmentation (pour changer la couleur des yeux) et le robot Artas (pour la greffe de cheveux) auraient été "achetés avec les fonds du Cosem". Interrogée à ce propos, l’Agence Régionale de Santé (ARS) d’Île-de-France nous indique que l’Institut Pasquier "est enregistré comme centre de santé" et que la médecine esthétique ne fait pas partie des activités déclarées. L’Agence ajoute qu’elle n’est pas "informée de l’acquisition de ces robots, ce type d’équipement ne faisant pas l’objet d’une autorisation".

Les faits signalés au Parquet de Paris

Aujourd’hui, l’avocat des représentants du CSE en appelle à l’État pour qu’il diligente des contrôles dans les centres de santé privés. "L’État a une sorte de vertu à bon compte. Il vient dire ‘j'ai une mission que je délègue à des services privés. Je n'exerce pas de contrôle, j'ai payé d'une certaine manière, et peu importe ce qui s'y passe.’ Or, ce n'est pas cela qu'on attend de l’État", accuse Me Karsenti. Outre le PNF, il a alerté la Caisse primaire d'Assurance maladie (CPAM). "Il ne faut pas que ce genre de centres, financés par la Sécurité sociale, deviennent des machines à cash. Quand on dirige ces structures, il faut servir l’intérêt général et non se servir soi-même", conclut l’avocat.

Interrogée en début de semaine, la CPAM de Paris nous répond qu’ "après différents échanges (...) avec l’émetteur du signalement, elle a signalé les faits au Parquet de Paris le 7 avril en application de l’article 40 du Code de Procédure Pénale**". L’Assurance Maladie a également "averti ses partenaires (ministère de la Santé, ARS, URSSAF, administration fiscale) susceptibles d’être concernés par les faits décrits".

De son côté, en réponse à nos questions, la direction du Cosem nous précise qu’elle "n'entend pas faire de commentaires et fournira, le cas échéant, ses réponses à la justice si celle-ci devait être saisie".


* Les filiales en question sont Magentalab (laboratoire de prothèses dentaires), Oren (conseil informatique) et Seya (services financiers).

** Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.


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