Enquête
Du transport maritime à BFMTV, l’empire Saadé à l’ombre de l’État

Troisième groupe mondial de transport maritime, CMA CGM a vu ses profits exploser depuis la crise du Covid. À sa tête, la famille Saadé a édifié un véritable empire avec le soutien bienveillant de la puissance publique.
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Rodolphe Saadé et Tanya Saadé Zeenny dominent Marseille depuis le dernier étage de la tour CMA CGM. (Nicolas DEWIT / Cellule Investigation de Radio France)

Et si la réussite de la famille Saadé s’incarnait dans deux bâtiments bien différents ? À Beyrouth, en mai 2023, elle rachète un joyau architectural en péril : le palais Linda Surscock, tout en marbre et stuc, avec tapisseries et statues. Le bâtiment de style oriental, aux 8 000 mètres carrés de terrain, avait été très endommagé par l’explosion du port de Beyrouth, trois ans plus tôt. À 3 000 kilomètres de là, à Marseille, la tour de la CMA CGM, inaugurée en 2011, domine la Méditerranée. Avec ses 147 mètres de verre, de béton et d’acier, elle est plus haute que la pyramide de Khéops. C'est une étape incontournable pour tout ministre de passage à Marseille, notamment le centre de navigation maritime au 12e étage qui accueille les VIP : élus, journalistes ou chefs d’entreprise. Là, sur dix écrans géants, des opérateurs supervisent en temps réel le trajet des 620 navires du groupe sur toutes les mers du monde. Tous en costume-cravate, car l’étiquette est stricte à la CMA CGM.

La tour CMA CGM culmine à 147 mètres de haut. À Marseille, seule la basilique Notre-Dame-de-la-Garde la dépasse. (Nicolas DEWIT / Cellule Investigation de Radio France)

Cette tour symbolise la puissance acquise par l’armateur, numéro trois mondial du transport maritime avec 160 000 salariés dans 160 pays, devenu aussi un géant de la logistique terrestre et désormais des médias (BFMTV, RMC, La Provence, La Tribune Dimanche...). À titre personnel, son PDG Rodolphe Saadé, qui a succédé à son père Jacques en 2018, est la 5e fortune française selon le magazine Challenges. Il présente la saga de la CMA CGM comme "l’histoire d’une famille, une histoire française et une histoire de la mondialisation." Il aurait pu préciser que, si la CMA CGM ne vit pas de la commande publique et qu’elle réalise 84% de son chiffre d’affaires hors de France, cette histoire s’est écrite à l’ombre de la puissance publique. Et parfois même, plus confidentiellement, des services de renseignement, comme l’a découvert la Cellule Investigation de Radio France.

L’OM, le pape et la flamme olympique

Pourtant, malgré cette puissance économique, à Marseille, la discrétion reste de mise. "Je ne pense pas que vous trouviez beaucoup de personnes à Marseille qui accepteront de vous parler librement de la CMA CGM", avance un préfet longtemps basé dans la cité phocéenne. Il faut dire que le statut de premier employeur privé (plus de 5 000 emplois) de Marseille, où le chômage frôle les 15%, rend la critique difficile. "Il n’y a pas d’entreprise de taille équivalente sur le territoire", confirme Jean-Marie Leforestier, rédacteur en chef du média local d’investigation Marsactu.

Au fil du temps, la compagnie est devenue sponsor du club de football l’Olympique de Marseille, elle a financé une partie des infrastructures pour la visite du pape François en septembre 2023 ainsi que l’arrivée de la flamme olympique en mai 2024, en présence d’Emmanuel Macron. À cette occasion, le responsable à la CMA CGM des "relations institutionnelles et des grands projets Marseille" (ancien collaborateur du président de la région, Renaud Muselier) a même porté la flamme sur une partie du parcours. Tanya Saadé, sœur de Rodolphe et directrice générale déléguée de la CMA CGM, joue un rôle très important dans le développement de ce réseau marseillais : "Elle connecte la CMA CGM aux mondes socio-économique et politique locaux en organisant des dîners, poursuit notre confrère de Marsactu. Elle peut détecter des talents émergents comme Sabrina Agresti-Roubache, également repérée par Emmanuel Macron et devenue secrétaire d’État à la Ville."

Malgré la bienveillance des élus locaux, comme Jean-Claude Gaudin  maire de Marseille de 1995 à 2021 et "baron" influent de la droite française  puis l’actuel maire socialiste Benoît Payan, Rodolphe Saadé ne s’implique pas ouvertement dans le jeu électoral : "Je ne fais pas de politique", assure le milliardaire sur France Inter le 15 novembre 2022. Il ne souhaite pas non plus racheter l’OM. Plusieurs de nos interlocuteurs nous affirment qu’il a tiré les leçons des années Bernard Tapie, qui s’est brûlé les ailes à mélanger affaires, sport, médias et politique.

L’importance des actions caritatives

Mais la stratégie de l’homme d’affaires reste, elle, très politique. Ainsi, la CMA CGM et la famille Saadé sont très impliquées dans les actions de mécénat. Tanya Saadé dirige la Fondation CMA CGM depuis 2019. Avec un sens aigu de la communication, elle a choisi le quotidien communiste local, La Marseillaise, pour donner sa première interview le 3 février 2024, déclarant : "La CMA CGM, ce n’est pas que du business". La Fondation s’illustre dans de nombreuses actions éducatives et caritatives. Dans une ville pauvre et surendettée, elle prend même parfois le relais de la municipalité en finançant les futurs hangars de la Banque alimentaire. Le conseil municipal marseillais avait même accepté que la Fondation finance les goûters de Noël dans les centres aérés de la ville, avant de faire machine arrière, car "certains, au sein de la municipalité, ont pensé qu’on ne pouvait pas déléguer à la CMA CGM cette action communale de base", raconte Jean-Marie Leforestier.

Ces initiatives rappellent ce qui se passe au Liban, où ont vécu les Saadé. La Fondation CMA CGM y a pris le relais d’un État failli. Elle finance des bourses scolaires pour les plus défavorisés ou des panneaux solaires dans les écoles dépourvues d’électricité. "CMA CGM a même organisé gracieusement des convois humanitaires après l’explosion du port de Beyrouth. Elle assure aussi du soutien logistique à la Croix-Rouge libanaise", détaille Sybille Rizk, journaliste basée à Beyrouth et directrice des politiques publiques pour l’ONG Kulluna Irada. À Marseille comme au Liban, la CMA CGM supplée donc des acteurs publics affaiblis et pèse auprès des autorités comme un acteur incontournable.

Un double exil

L’histoire des Saadé prend racine au Moyen-Orient. "Les Saadé sont des bourgeois chrétiens grecs-orthodoxes originaires de Lattaquié, sur la côte méditerranéenne de Syrie, rappelle Sybille Rizk. La famille avait des activités commerciales dans différents domaines : tabac, huile d’olive, citrons, coton, tissus..." Mais, à la suite des nationalisations menées par le président syrien Hafez el-Assad, Jacques Saadé décide de s’installer au Liban. Son fils Rodolphe naît ainsi à Beyrouth le 3 mars 1970.

Huit ans plus tard, nouvel exil : la guerre civile ravage le Liban et la famille s’établit cette fois à Marseille. Entouré de quatre collaborateurs, Jacques Saadé crée la Compagnie maritime d’affrètement (CMA) dont l’unique navire dessert Lattaquié et Beyrouth via l’Espagne ou l’Italie. En anticipant très tôt l’importance du marché chinois et la généralisation des conteneurs dans le transport maritime, Jacques Saadé développe sa compagnie tout au long des années 80 et 90.

Proximité avec Jean-Yves Le Drian

Secrétaire d’État aux Transports pendant cinq ans sous Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, puis membre du conseil d’administration de la CMA CGM pendant 11 ans, Dominique Bussereau se souvient de sa première rencontre avec Jacques Saadé. Nous sommes en 2002, lors de l’inauguration à Marseille de l’ancien siège de la compagnie : "Derrière un rideau, il y avait un grand aquarium avec des requins et un nageur en apnée. Lorsque le rideau s’est ouvert, sous la musique et les projecteurs, je me suis retrouvé sur scène avec le maire de Marseille Jean-Claude Gaudin qui a eu cette phrase : 'Il y a plus de requins sur scène que dans l’aquarium' !" Ce moment, raconté par Gaudin avant son décès le 20 mai 2024 dans cet article de la revue XXI, montre à quel point Jacques Saadé s’est fait un nom et une place dans le capitalisme français avec quelques soutiens indéfectibles.

En 2002, Jacques Saadé inaugurait l’ancien siège de la compagnie à Marseille devant un aquarium avec nageurs et requins. (Nicolas DEWIT / Cellule Investigation de Radio France)

C’est le cas de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense puis des Affaires étrangères entre 2012 et 2022, aujourd’hui représentant personnel d’Emmanuel Macron pour le Liban. Pour un proche de l’ex-ministre breton, "le rapprochement date de 1991-1992 quand Jean-Yves Le Drian était secrétaire d’État à la mer de François Mitterrand. Il a réformé le statut des dockers [NDLR : contre l’avis de la CGT] ce qui lui a valu d’être battu aux législatives de 1993, mais a fait dire à Jacques Saadé que Jean-Yves Le Drian était l’un des rares politiques vraiment courageux en France. Leur relation professionnelle est alors devenue amicale." Par la suite, notre interlocuteur affirme que Jean-Yves Le Drian (qui ne nous a pas répondu) "a eu un rôle très clair dans le rapprochement entre Emmanuel Macron et Rodolphe Saadé."

Lorsque Jacques Saadé meurt le 24 juin 2018 à Marseille, à l’âge de 81 ans, Jean-Yves Le Drian représente le gouvernement français à ses obsèques. "Rodolphe n’a pas la faconde méditerranéenne de Jacques, il est plus réservé mais il dirige son groupe d’une main de fer comme son père. C’est un management très vertical. Souvent, ceux qui ne sont pas à la hauteur ne restent pas dans l’entreprise", témoigne encore Dominique Bussereau.

Une privatisation qui tombe à pic

Cette réussite capitalistique ne doit rien au hasard car, outre les intuitions de Jacques, la famille Saadé a bénéficié de décisions favorables de l’État à certains moments cruciaux de son histoire. Ainsi, en 1996, la CMA postule au rachat de la Compagnie générale maritime (CGM) privatisée par le gouvernement d’Alain Juppé pour 20 millions de francs. Jacques Saadé s’aligne sur cette somme. Mais son concurrent Jean-Jacques Augier, un inspecteur des finances et investisseur proche du PS, propose lui 50 millions. Au ministère des Transports, le conseiller aux affaires maritimes Bernard Dujardin étudie de près les deux projets. Pour la première fois, il raconte les coulisses d’une décision difficile à prendre : "La CMA savait gérer des navires mais était dans une faiblesse financière considérable. Jacques Saadé n’avait pas un sou et vivait de crédits successifs. Tandis que l’autre candidat était un financier." Entre l'armateur français sans surface financière et le pur financier allié à des armateurs étrangers, Bernard Dujardin préconise de retenir le premier : "La moins mauvaise solution était la CMA de Jacques Saadé, dit-il. Même si ce choix était un pari."

De son côté, le candidat perdant Jean-Jacques Augier (qui n’a pas souhaité répondre à la Cellule Investigation de Radio France) soupçonne une privatisation politique. Cité dans Libération en 2000, il dénonce "un choix politiquement infâme. Chirac a décidé de faire un cadeau à ses amis", allusion au Premier ministre du Liban, Rafic Hariri, proche de Jacques Chirac. Une faveur politique démentie par Bernard Dujardin et par le ministre de l’Économie de l’époque Jean Arthuis, qui dit "ne pas avoir ressenti de pesanteur particulière" dans ce dossier.

Cette privatisation se double par la suite d’un imbroglio judiciaire. Après une plainte de son frère cadet, co-actionnaire de la CMA s’estimant lésé, Jacques Saadé est mis en examen pour abus de biens sociaux. Il bénéficie d’un non-lieu en 2003. Interrogé par la Cellule Investigation de Radio France, le service communication de la CMA CGM estime que la compagnie "présentait le meilleur profil industriel à plusieurs titres" et rappelle que "la CGM a retrouvé la rentabilité seulement deux ans après sa reprise par la CMA, témoignant de la solidité du projet alors présenté."

"Tout s’est joué à l’Élysée"

Dès lors, l’État n’a jamais lâché la CMA CGM, bien au contraire. En 2009, l’entreprise est au bord du dépôt de bilan en raison de la crise financière. Il faut réduire la dette et restructurer le capital. Jusqu’en octobre 2012, les négociations sont tendues entre l’État français, les banques et Jacques Saadé qui souhaite garder la main. Finalement, en juin 2013, l’État vole au secours de la CMA CGM, entre au capital de l’entreprise à hauteur de 6% (150 millions d’euros), tout en laissant le contrôle de la compagnie maritime à Jacques Saadé. L’Etat s’en sort bien, explique la CMA CGM puisque "depuis lors, les dividendes versés à l’Etat et à ses opérateurs, en tant qu’actionnaire, surpassent très largement le capital initialement investi." Pour un proche de François Hollande (chef de l’État à cette époque) familier des milieux économiques, qui tient à rester discret, "compte tenu de l’importance stratégique du transport maritime, il fallait intervenir pour consolider la CMA CGM. C’était une demande des pouvoirs publics. Tout s’est joué à l’Élysée." 

Quand CMA CGM envisageait de recruter François Hollande

Contacté sur le rôle qu’il a pu jouer dans le renflouement de CMA CGM en 2013, François Hollande n’a pas donné suite à nos sollicitations. Mais selon nos sources, ses relations avec Jacques Saadé étaient cordiales. Le patron de la CMA CGM a même songé à recruter l’ancien chef de l’État, comme le révèle Dominique Bussereau à la Cellule Investigation de Radio France. "Cela s’est déroulé lors d’un déjeuner à Marseille. Jacques Saadé m’a dit : 'Pourquoi ne ferait-on pas rentrer François Hollande au conseil d’administration ?' Le connaissant, je lui ai fait comprendre que je n’étais pas sûr qu’il accepte. Puis Jacques Saadé est passé à autre chose." La CMA CGM ne fait aucun commentaire. Même si cette suggestion de Jacques Saadé n’a pas été suivie d’effet, elle confirme le lien très fort entre la compagnie maritime et l’État. "François Hollande, comme Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron, ils se sont tous intéressés à cette entreprise", constate encore Dominique Bussereau, tandis que l’État demeure un vivier de hauts cadres pour la compagnie maritime.

François Hollande pose avec Jacques et Rodolphe Saadé le 4 juin 2013 devant le "Jules Verne", à l’époque le plus grand porte-conteneurs du monde. (CLAUDE PARIS / POOL / AFP)

En mai 2022, la compagnie maritime a même proposé à l’ancien ministre des Transports Jean-Baptiste Djebbari, de diriger l’une de ses filiales. Mais la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a opposé son véto en raison de possibles conflits d’intérêts. En revanche, en août 2012  la HATVP n’existait pas encore – l’ancien directeur de cabinet de François Fillon à Matignon, Pierre Mongin, a intégré sans problème le conseil d’administration de l’entreprise, de même que l’ex-secrétaire d’État aux Transports Dominique Bussereau, avec le feu vert du déontologue de l’Assemblée nationale.

Selon l’ex-secrétaire d’État aux Transports, son recrutement "n’a posé aucun problème au nouveau gouvernement socialiste de Jean-Marc Ayrault. Au contraire, ils étaient plutôt satisfaits de voir des personnes comme moi proches de la puissance publique entrer au conseil d’administration de la CMA CGM car elles connaissent les impératifs nationaux", dit-il. Du côté de la CMA CGM, on explique qu’effectivement "le transport maritime et la logistique sont des activités stratégiques pour les États dans le monde entier."

Des services rendus à l’État

Est-ce à dire que l’armateur privé constitue une excroissance de l’État ? "Non, mais la marine marchande peut être réquisitionnée en cas de crise militaire, comme l’avait fait Margaret Thatcher pendant la guerre des Malouines, poursuit Dominique Bussereau. Cette entreprise joue donc un rôle stratégique pour un pays comme la France." D’ailleurs, à de nombreuses reprises, "la CMA CGM et Rodolphe Saadé ont rendu service" à l’État ou aux collectivités locales ajoute Dominique Bussereau. En septembre 2023, l’entreprise a mis gratuitement l’un de ses bateaux à disposition de l’État pour transporter 600 000 litres d’eau potable à Mayotte car le département français de l’océan Indien connaît de graves problèmes d’insalubrité.

Sur la période 2022-2023, dans la foulée de ses bénéfices records, la CMA CGM a aussi investi plusieurs milliards dans les transports. En avril 2022, elle a racheté le transporteur ferroviaire GEFCO, une ancienne filiale de Peugeot passée sous contrôle russe. Deux mois après l’invasion de l’Ukraine, la situation devenait intenable aux yeux du gouvernement français. Un mois plus tard, l’entreprise est entrée au capital d’Air France, alors en difficulté, soulageant ainsi le gouvernement. En avril 2023, elle a réalisé le même type d’opération auprès de la compagnie bretonne Brittany Ferries. Enfin, en mai 2023, elle a racheté la Méridionale qui transporte les voyageurs entre Marseille et la Corse ou le Maroc, à la satisfaction, cette fois, des collectivités locales.

Les yeux et les oreilles du renseignement français ?

À Marseille, la CMA CGM et l’État gestionnaire du port travaillent main dans la main. "C’est un lieu stratégique pour les douanes et il y a un travail commun de renseignement car la CMA CGM a besoin de savoir ce qu’il y a dans ses conteneurs", constate Jean-Marie Leforestier de Marsactu.

Ce type de coopération s’étend bien au-delà de l’hexagone. C’est le cas au Moyen Orient : en février 2009, la CMA CGM a obtenu la gestion des conteneurs et du vrac de Lattaquié. L’accord a été négocié 6 mois plus tôt, lors du voyage officiel du président Nicolas Sarkozy à Damas, avec Jacques Saadé dans la délégation. Au Liban, l’entreprise exploite les terminaux de conteneurs du port de Beyrouth depuis mars 2022, un an et demi après la visite de Rodolphe Saadé sur place aux côtés d’Emmanuel Macron.

Pour la journaliste Sybille Rizk, les Saadé font un pari industriel "avec l’idée que, si un jour la situation géopolitique s’apaise, ils seront les mieux positionnés." Mais selon nos informations, l’explication ne serait pas uniquement économique. Ces deux ports sont aussi des lieux sensibles : le port de Beyrouth est un fief du Hezbollah, la milice pro-iranienne qui se finance, entre autres, grâce à divers trafics. De Lattaquié - fief des Assad - partent des cargaisons de captagon, une drogue de synthèse fabriquée en Syrie. Un bon connaisseur des arcanes libanais et syriens affirme que grâce à la CMA CGM, "la DGSE [NDLR : le renseignement extérieur français] a des yeux à Lattaquié." Ce que nous confirme une autre source familière des affaires moyen-orientales. "Les ports sont des lieux d’information et de renseignement extraordinaires, ajoute un troisième interlocuteur, ancien haut cadre du ministère de la Défense. Les services de renseignement y investissent énormément. Alors que les États sont soumis à une pression internationale intense, la CMA CGM constitue un fournisseur exceptionnel d’informations, au cœur d’enjeux colossaux."

Des navires escortés par la Marine nationale

De son côté, l’État assure la protection des navires de la CMA CGM en mer Rouge. Des frégates de la Marine nationale patrouillent dans ce secteur devenu l’un des plus risqués au monde à cause de l’extension du conflit israélo-palestinien. "Longtemps, la CMA CGM n’était pas dans le spectre de nos différents services de renseignement, décrypte un très bon connaisseur du sujet, parce qu’elle avait un fonctionnement familial type PME. Contrairement à Orange, Elf, Total ou Air France pourvoyeuses de très bonnes sources. Mais cela a changé depuis que la CMA CGM est devenue un groupe mondial." Le rachat de terminaux dans les ports de Los Angeles et New York en 2021 et 2022 "a aussi constitué un gain pour nos renseignements", ajoute cette source.

Depuis que la France a déployé de nouvelles zones d’influence dans l’océan Indien et le long du canal du Mozambique (où Total exploite des gisements de gaz), le rôle de la CMA CGM est encore plus stratégique.

"Non loin de là, se trouve l’île de la Réunion, très importante pour la DGSI [NDR : le renseignement intérieur] et la DGSE", poursuit notre spécialiste du renseignement. En avril 2023, CMA CGM a racheté, pour 4,850 milliards d’euros, Bolloré Logistics qui exploitait les terminaux portuaires à la Réunion. "Rodolphe Saadé est proche du pouvoir, donc cela peut rendre service face aux risques d’ingérences. Cela permet de mieux contrôler l’import et l’export des marchandises. Les relations sont meilleures avec les dockers et les douanes", conclut notre interlocuteur.

Interrogé sur le sujet, la CMA CGM répond que "les relations entre le Groupe, les gouvernements successifs et les institutionnels français depuis sa création ne sont pas différentes de celles entretenues par de nombreux groupes privés français".

Des bénéfices records et une niche fiscale contestée

Cette importance stratégique de la CMA CGM justifierait-elle le plus beau geste de l’État à destination de la CMA CGM ? Il s’agit de la niche fiscale réservée aux armateurs pour leurs divisions maritimes. "Elle a coûté 9 milliards d’euros sur les deux dernières années. 90 à 95% de cette niche bénéficie à la CMA CGM”, estime le député PS Philippe Brun. Cette "taxe au tonnage" a été instaurée en 2004 par... Dominique Bussereau lorsqu’il était secrétaire d’État aux Transports et à la Mer, avant qu’il n’intègre le conseil d’administration de la CMA CGM. Le principe est le suivant : l’impôt sur les sociétés des armateurs se base sur le volume des marchandises transportées et non sur leurs bénéfices. En revanche, pour toutes ses activités à terre, CMA CGM paie l’impôt sur les sociétés.

Dominique Bussereau, alors Secrétaire d’État aux Transports et à la Mer, à la tribune de l’Assemblée nationale. (Nicolas DEWIT / Cellule Investigation de Radio France)

Le grand public et les parlementaires ont (re)découvert cette niche fiscale après les superprofits générés pendant la crise du COVID. La CMA CGM connaît alors des années fastes : 1,6 milliard d’euros de bénéfices en 2020, 16,4 milliards en 2021 et plus de 23 milliards en 2022. Fin 2022, Philippe Brun propose alors un amendement pour abolir cette niche fiscale. "Nous étions au cœur de l’explosion des prix des aliments, explique le député PS. Le conteneur moyen facturé par CMA CGM est passé de 2 000 à 20 000 euros. Nous avons cherché à faire des économies et constaté que la deuxième niche fiscale qui coûtait le plus cher au budget de l’État était celle pour les armateurs." L’amendement de Philippe Brun est rejeté par la majorité macroniste en 2022, puis en 2023. Dès le 21 juillet 2022, Rodolphe Saadé s’insurgeait d’une telle perspective lors d’une audition au Sénat : "CMA CGM va payer mais pas mon concurrent suisse ou danois ? Ça n’est pas honnête. Je ne veux pas être le seul à payer". Mais aujourd’hui, tous les partis politiques, à l’exception de ceux qui soutiennent Emmanuel Macron, veulent abroger cette niche.

Rodolphe Saadé met alors en avant les investissements de la CMA CGM dans la décarbonation des activités du groupe. C’est la vocation du fonds PULSE, doté de 1,5 milliard d’euros entre 2022 et 2027. Mais "sur ces 1,5 milliard d’euros, seuls 200 millions d’euros seraient en fait attribués à la décarbonation du transport maritime en France, décrypte Fanny Pointet, spécialiste du transport maritime pour l’ONG spécialisée dans les politiques environnementales Transport et Environnement (T&E). Le reste va aux avions et aux camions de la CMA CGM, sans oublier les programmes pour la biodiversité. C’est louable, mais cela ne représente que 5% de ce qu’ils auraient dû payer avec l’impôt sur les sociétés.”

Les experts de Transport et Environnement (lien en anglais) relativisent aussi les critiques de Rodolphe Saadé sur la nouvelle taxation européenne du carbone, instaurée en 2024. Fanny Pointet explique qu’en réalité, la compagnie maritime va en retirer des bénéfices car, à l’image de ses concurrents, elle surfacture en répercutant ce surcoût à ses clients : "La CMA CGM pourrait réaliser 14 000 euros de surprofit par trajet en porte-conteneur, en moyenne, estime la spécialiste du transport maritime. L’argument selon lequel le marché carbone européen va tuer le transport maritime en Europe, est donc faux." Pour la CMA CGM, qui conteste ces calculs, il s’agit "de conclusions erronées qui ne reflètent pas la réalité [du] secteur (...) Les tarifs calculés par T&E, s'appuient en outre sur des prix du carbone périmés car plus élevés qu'actuellement."

Pas de miracle économique à La Provence

Les bénéfices records de la CMA CGM lui ont permis d’investir rapidement dans les médias. À l’été 2022, la compagnie rachète La Provence pour 80 millions d’euros au groupe Bernard Tapie. L’espoir est alors grand chez les salariés. "Depuis plusieurs années, le titre ne bénéficiait plus d’aucun investissement car Bernard Tapie avait vu ses biens saisis et chaque service en pâtissait", raconte Audrey Letellier, déléguée syndicale SNJ et cheffe adjointe des éditions de l’étang de Berre.

Au décès de Bernard Tapie en 2021, Xavier Niel - déjà actionnaire minoritaire de La Provence et propriétaire de Nice Matin - et Rodolphe Saadé se portent candidat au rachat. Une majorité des personnels et des syndicats soutiennent le PDG de CMA CGM, poursuit Audrey Letellier : "Quand il était actionnaire minoritaire, Xavier Niel était totalement absent et n’était pas intervenu face aux dérives de l’ère Tapie. À l’inverse, Rodolphe Saadé a joué sur l’affect, il nous a même rencontrés à l’imprimerie, il a su séduire à peu près toutes les catégories de personnel." Véronique Saadé, l’épouse de Rodolphe, devient présidente du conseil d’administration du journal. Le SNJ fait même signer à Rodolphe Saadé un engagement à ne pas interférer dans la ligne du journal.

Depuis, la CMA CGM a réinjecté 60 millions d’euros dans La Provence mais le journal continue de perdre de l’argent. Et, peu à peu, les premiers espoirs sont déçus. Contrairement aux engagements initiaux, les salaires ne sont pas augmentés pour rattraper l’inflation. Et surtout, en septembre 2024, 30 journalistes, jusqu’ici reconduits en CDD doivent quitter le journal : "Il n’y a pas eu de miracle économique. On ne sait pas trop où l’on va", déplore Audrey Letellier. Selon nos informations, 80 autres journalistes, en CDI, vont partir volontairement. Mais tous ces départs ne seront pas compensés, la rédaction passera à 155 titulaires le 1er octobre 2024 contre presque 200 un an avant.

Les coulisses d'une une qui "choque" le pouvoir

Autre inquiétude des journalistes : la capacité de la direction de La Provence a résisté à d’éventuelles pressions politiques. Ainsi, en 2023 le président Renaissance de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Renaud Muselier, et son homologue (divers droite) de la métropole, Martine Vassal ont retiré leurs encarts publicitaires à la suite de la publication de certains articles qui leur ont déplu. Soit un manque à gagner de 700 000 euros par an pour le journal qui a tenu bon.

Mais le 21 mars 2024, la pression politique est trop forte. En cause : la une du journal après la visite d’Emmanuel Macron à Marseille, le 19 mars 2024, dans le cadre de sa politique anti-trafic de drogue. Aux côtés du garde des Sceaux Éric Dupont-Moretti, du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin et de la secrétaire d’État marseillaise Sabrina Agresti-Roubache, le chef de l’État passe quelques heures dans le quartier de Castellane. Une visite trop rapide pour prendre la mesure des choses, selon des habitants que La Provence a rencontrés. Le journal publie donc en titre : "Il est parti et nous on est toujours là", avec sur la photo, deux personnes de dos, portant un haut à capuche et regardant une femme policière devant un immeuble de cité. Pour le conseiller régional Christophe Madrolle, soutien de Renaud Muselier et d’Emmanuel Macron, cette une est "choquante" et il interpelle publiquement le chef de l’État et le ministre de l’Intérieur.

Le 21 mars 2024, Christophe Madrolle déclare sur X trouver la une de La Provence “choquante”. (capture d'écran, compte X Christophe Madrolle.)

Selon plusieurs de nos interlocuteurs, Rodolphe Saadé et son épouse Véronique reçoivent dans la foulée plusieurs appels ou SMS de personnalités de l’exécutif, très fâchées. Le 22 mars 2024, le directeur de la publication du journal, Gabriel d’Harcourt, est convoqué par Rodolphe Saadé au siège de la CMA CGM. Il suspend son directeur de la rédaction et publie une lettre d’excuses. Gabriel D’Harcourt s’adresse aux lecteurs, leur disant : cette une "a ému beaucoup d’entre vous". Sauf que, selon les informations de la Cellule Investigation de Radio France, il n’y a eu aucun retour de lecteur choqué. Immédiatement, les journalistes se sont mis en grève et le directeur de la rédaction a été réintégré. Depuis cet épisode, une charte déontologique a été signée avec la direction pour garantir l’indépendance des journalistes.

Rodolphe Saadé, l’anti-Bolloré ?

Le 8 octobre 2023, le groupe CMA CGM lance La Tribune Dimanche, présentée par son président Jean-Christophe Tortora comme "le quotidien du dimanche sans couleur politique". Pour le centriste Dominique Bussereau, il s’agit en réalité d’une réponse "face à la droitisation extrême du Journal Du Dimanche", propriété de Vincent Bolloré. Selon le député PS Philippe Brun, on a affaire à "un hebdomadaire pro-gouvernemental face à la cession du JDD au groupe Bolloré". La CMA CGM évoque, elle, un "projet éditorial, porteur de pluralisme, d’indépendance et d’éthique journalistique".

Mais la plus grosse opération dans le secteur des médias est sans aucun doute le rachat du groupe Altice médias à Patrick Drahi au printemps 2024. Pour 1,5 milliard d’euros, la CMA CGM et les Saadé deviennent propriétaires de la chaîne BFM-TV, de la radio RMC et de leurs filiales.

Rodolphe Saadé rejoint le cercle des milliardaires détenteurs de médias avec Martin Bouygues, Vincent Bolloré, Bernard Arnault, Xavier Niel, Daniel Křetínský. (Nicolas DEWIT / Cellule Investigation de Radio France)

Auditionné par l’ARCOM le 6 juin 2024, Rodolphe Saadé a promis qu’il n’interviendrait pas dans la ligne éditoriale. "Je suis dans la nuance", dit-il, sur France Inter le 7 mai 2024. À la question : "Est-ce que vous avez "une ligne macroniste ?'", il évoque "une ligne de CMA-CGM".

L’Elysée branché sur BFM-TV

Pour l’historien des médias et maître de conférences à l’université de Reims Alexis Lévrier, ce rachat n’a rien d’anodin : "La plupart des milliardaires rachètent des médias pour influencer le monde politique, dit-il. BFM-TV est très efficace car elle pèse sur l’opinion et que les politiques suivent la politique via BFM. L’Elysée est branché sur BFM en permanence." Tout en indiquant qu’il n’interférerait pas dans l’éditorial, Rodolphe Saadé avait tout de même reconnu au printemps 2024 devant les salariés de BFM-TV qu’il "ne réagirait pas bien et le ferait savoir" si l’un des médias de son groupe traitait d’un éventuel scandale concernant la CMA CGM. Ajoutant même : "je suis particulièrement déçu quand je vois qu’il y a seulement un petit encart dans mes journaux quand mon groupe fait quelque chose de bien".

La pérennité du modèle économique du groupe médiatique de Rodolphe Saadé est une autre source d’inquiétude. "Les médias sont de moins en moins rentables, poursuit Alexis Lévrier. Rodolphe Saadé n’a pas intérêt à perdre de l’argent. Le choix de courte vue serait de faire des émissions de plateau pour économiser, mais vous ferez toujours moins d’audience que CNnews [propriété du groupe Bolloré]. Il faut accepter d’investir sur du journalisme de terrain et de reportage, qui coûte un peu plus d’argent pour en récolter les fruits un peu plus tard."

Sachant ce que son entreprise doit à la puissance publique, le PDG de CMA CGM tient en tout cas à ne pas insulter l’avenir, estime un député macroniste de la première heure : "Rodolphe Saadé est d’une incroyable prudence. Il est le meilleur ami d’Emmanuel Macron, le meilleur ami du maire de gauche de Marseille, le meilleur ami de la droite des Bouches-du-Rhône et quiconque sera président de la République sera son, ou sa meilleure amie..."

Les réponses complètes de la CMA-CGM aux questions de la Cellule Investigation de Radio France : https://www.calameo.com/read/0062964525c6028eaa3fd


Alerter la cellule investigation de Radio France : Pour transmettre une information à la cellule investigation de Radio France de manière anonyme et sécurisée, vous pouvez désormais cliquer ici : alerter.radiofrance.fr

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.