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Enquête
Cyclisme : l’ombre du dopage sur un peloton surmédicalisé
À partir de quel moment ont-ils cessé de penser qu’ils pouvaient le rattraper ? L’été dernier, lors du Tour de France ? Lors des Mondiaux à Zürich en septembre ? En tous cas lors du Tour de Lombardie, le 12 octobre dernier, plus personne ne faisait mine d’y croire. "99% des équipes pensent que Pogačar va gagner, nous aussi", lâchait alors le Français David Gaudu.
2024 est l’année Pogačar. Le Slovène de 26 ans a remporté neuf des 11 épreuves dont il a pris le départ. Tour d’Italie (Giro), Tour de France, championnats du Monde, Tour de Lombardie et avant cela, les Strade Bianche (course italienne) et le Tour de Catalogne... À chaque fois, Tadej Pogačar a écrasé ses adversaires, s’échappant même à 100 kilomètres de l’arrivée aux Mondiaux de Zürich, du jamais-vu, surtout quand le parcours présentait un dénivelé de... 4470 mètres !
La journaliste Fanny Lechevestrier, qui suit le cyclisme pour Radio France, se souvient du dernier Tour de France. “Lors de la 14e étape, Tadej Pogačar a monté le Pla d'Adet [dans les Pyrénées] à près de 22 km/h de moyenne. Les derniers 9 kilomètres de montée, il a battu le record de Lance Armstrong de 2001. Donc forcément, ça fait parler”.
Surtout que dès le lendemain, au plateau de Beille, il remet ça. "Il y a plus de 15 kilomètres d'ascension hors catégorie et Pogacar a roulé à 24 km/h de moyenne". À l’arrivée, pas de masque de douleur ni d’essoufflement. "Il fait déjà du vélo de récupération, tout sourire, et il mange les bonbons de la marque partenaire. Il ne semble pas essoufflé, même s'il a produit un effort ultra violent."
"Un état de fraîcheur incompatible avec l’énergie développée”
Face à ces performances hors-normes, les sceptiques sont légion, mais parlent souvent sous couvert d’anonymat. Il faut dire que le milieu du cyclisme n’est pas toujours si amical qu’il en a l’air, et nombreux sont ceux qui se souviennent de l’isolement de Christophe Bassons, à la fin des années 90, quand il dénonçait le dopage dans le peloton.
"Nous, les médecins, on regarde comment un coureur respire pendant la course, bouche fermée ou bouche ouverte", témoigne un docteur qui a exercé pendant plusieurs années dans une équipe française du World Tour (la première division du cyclisme). "Si sa bouche est fermée, ça veut dire que l’oxygénation est parfaitement assurée. Pogačar sur le Giro, ça m’a coupé l’envie de regarder le vélo. Dans les dernières centaines de mètres, il était dans un état de fraîcheur incompatible avec l’énergie développée."
La méthode UAE Emirates
Ces doutes, Alexys Brunel ne les partage pas. Le coureur français, qui vient de signer chez TotalEnergies pour la saison prochaine, connaît bien Tadej Pogačar. Ils ont le même âge, 26 ans, ils se sont côtoyés chez les juniors, chez les espoirs puis chez UAE Emirates, l’équipe émiratie au sein de laquelle le Slovène évolue depuis 2019. "Je me serais posé des questions si, quand j’étais chez UAE, je n'avais pas moi-même progressé", nous confie-t-il. "Grâce à leurs techniques d'entraînement, je faisais 50 watts [le watt/kilo est l’unité de mesure de la puissance dans le cyclisme] de plus sur 25 minutes et 25 de plus sur 20 minutes !".
Alors quelle serait cette recette miracle ? "Chez UAE on s’entraîne et on pédale différemment. Quand je suis passé chez eux, mon volume global d’entraînement a baissé. Mais il y avait beaucoup plus d'intensité et les exercices étaient plus longs". Autre levier de progression, la position sur le vélo. "On a beaucoup travaillé dessus", poursuit Alexys Brunel, "en changeant la potence [la pièce du vélo qui soutient le guidon], la longueur et la taille du cadre. Rien n'est laissé au hasard chez UAE et c'est pour ça que les performances de Tadej ne m'étonnent pas plus que ça."
Une amélioration du matériel "pas suffisante" pour expliquer l’écart de performance.
Sans vouloir se prononcer sur le cas précis de Tadej Pogačar, Maxime Robin, le directeur de la performance chez TotalEnergies, confirme que "de gros progrès ont été faits en matière d‘aérodynamisme". "Le textile du maillot est étudié, mais aussi le casque, les lunettes, les gants... Tous les paramètres du corps humain et du vélo sont passés au crible pour être les plus aérodynamiques possible", explique Maxime Robin, qui a rédigé une thèse sur la production de puissance maximale dans le cyclisme.
Alors circulez, il n’y a rien à voir ? "Ces éléments ne sont pas suffisants pour expliquer l’écart de performance", réagit Emmanuel Brunet, manager recherche et performance à la Fédération française de cyclisme (FFC). "Parmi les équipes du World Tour, tout le monde possède à peu près le même type de pneumatique, de vélo ou de tenue. Quasiment tout est fabriqué au même endroit". Le manager estime que "s'il y a une différence, elle pourra probablement venir de la génétique". Tadej Pogačar, mais également le Danois Jonas Vingegaard, dont les résultats ont éveillé aussi les soupçons, auraient une "génétique différente".
À l’issue du Tour de France 2023 qu’il avait largement dominé, Vingegaard avait d’ailleurs dit à la presse : "ça doit être génétique". "Ce qui nous questionne", rétorque Emmanuel Brunet, "c’est que cette génétique différente, on ne l’a pas remarquée quand ils roulaient dans les catégories juniors et espoirs". Tadej Pogačar a bien terminé 3e des championnats d'Europe juniors en 2016 mais "il n’écrasait pas la concurrence comme il le fait aujourd’hui", se remémore le manager performance de la FFC. Le questionnement serait encore plus fort pour Vingegaard, qui "a évolué chez les juniors dans un relatif anonymat", selon Emmanuel Brunet.
Tadej Pogačar en tous cas balaie les soupçons. Lors d’une conférence de presse en octobre dernier sur le Tour de Lombardie, le Slovène a déclaré que "si on veut risquer [sa] santé et [sa] vie pour des années de carrière, c’est stupide". Et d’ajouter : "il y a toujours des gens qui sont jaloux, suspicieux et on ne peut rien faire contre ça."
Le précédent Armstrong
Au sein du peloton, peu nombreux sont les coureurs à livrer leurs doutes à haute voix. Mais chez les Français, on admet un décrochage. "Il y a eu l’avant et l’après-Covid. Le niveau a vraiment beaucoup augmenté", confiait Warren Barguil dans un entretien à Ouest France en juin dernier. "Parfois, il faut être à 100% juste pour essayer de suivre…". C’est aussi l’avis de Guillaume Martin, qui quittera Cofidis pour Groupama-FDJ la saison prochaine. "Dans mes premières années professionnelles en 2016/2018, avec une puissance de 6,5 watts par kilo sur une certaine durée, je pouvais presque jouer la victoire. Aujourd'hui, ça suffit à peine pour intégrer le top 10 ou le top 15", témoigne le grimpeur, qui a terminé 13e du Tour de France 2024.
Et pourtant, ni Tadej Pogačar ni Jonas Vingegaard, ni ceux qui occupent actuellement le haut du classement mondial, n’ont été contrôlés positifs à une substance interdite ou mêlés à une affaire de dopage. "Armstrong en son temps a été contrôlé 500 fois négatif", rappelle à l’intention des naïfs l’ancien coureur et manager Roger Legay, aujourd’hui président du Mouvement pour un cyclisme crédible (MPCC). "Et pourtant c’était le plus grand tricheur tous sports confondus".
Le spectre du dopage génétique
De manière générale, les contrôles positifs - et donc les sanctions - se font rares dans le cyclisme. Ces dernières années, l’Union cycliste internationale (UCI) a suspendu en moyenne cinq coureurs par an, sur 1 000 cyclistes professionnels en catégorie route. Des suspensions pour test positif à une substance prohibée ou pour cause d’anomalie sur le passeport biologique d’un coureur*. On est loin des années 90 et 2000 quand des pans entiers du peloton se faisaient attraper.
Alors le cyclisme serait-il devenu 100% propre ou existe-t-il une substance qui passerait sous les radars ? "La pharmacologie et la nature humaine étant ce qu'elles sont, il serait très naïf de penser que le cyclisme est devenu entièrement propre", répond le professeur Olivier Rabin, directeur science et médecine à l’Agence mondiale anti-dopage (AMA). "Il faut rester extrêmement vigilant sur les capacités des athlètes à accéder à de nouvelles substances ou de nouvelles méthodes dopantes".
Olivier Rabin estime par exemple que la menace du dopage génétique est "beaucoup plus réelle" qu'elle ne l'était il y a quelques années. Il s’agit ni plus ni moins d’un détournement de la thérapie génique utilisée en milieu médical. "Concrètement le dopage génétique cela pourrait être l’ajout d’un gène supplémentaire d’EPO ou d’hormone de croissance", deux hormones présentes naturellement dans le corps humain, mais dont on stimulerait ainsi la production. Ce pourrait être aussi d’après Olivier Rabin "la modification de l’expression d’un gène en rajoutant des ARN messagers pour produire plus de protéines." De la science-fiction ? Non, selon l’AMA. "Aux États-Unis, des bio hackeurs manipulent des séquences génétiques pour les administrer à des animaux ou à des humains. C’est la réalité du monde dans lequel on vit et on doit se préparer à cette menace".
Les EPO génériques pas tous détectables
Les autorités de lutte contre le dopage ont aussi dans leur viseur les EPO dits génériques, produits en Chine et en Inde. "On a normalement la capacité de les détecter", affirme le directeur science et médecine de l’AMA. "Mais il en existe beaucoup. Quand on a commencé il y a 25 ans, une seule EPO (de synthèse, NDLR) était fabriquée. Aujourd'hui, il y en a des dizaines, voire des centaines dans le monde". L’AMA en commande sur internet pour les analyser en laboratoire et ensuite mettre au point un test pour les détecter. "Mais vous dire que ces EPO génériques sont toutes détectables, ce serait un peu prétentieux, cela voudrait dire qu’on les a toutes testées".
Des produits microdosés...
En attendant, parmi les produits utilisés par les coureurs contrôlés positif récemment, il y a comme un air de déjà vu : Cera (EPO de troisième génération) chez un cycliste kazakh, stéroïdes anabolisants pour augmenter la masse musculaire chez des coureurs argentins, ouzbeks et hollandais. Et une suspicion de transfusion sanguine chez le Français Franck Bonnamour qui, contacté par la cellule investigation de Radio France, dément catégoriquement s’être dopé.
Si on ajoute à cette liste les hormones de croissance, on constate que les substances sont les mêmes que dans les années 90 et 2000. Et pour cause : la physiologie humaine n'ayant pas changé, il s’agit toujours de renforcer, avec la prise de ces produits, l’endurance musculaire et le transport de l’oxygène vers les muscles.
Les produits sont identiques donc, mais pas les doses injectées qui, elles, sont réduites. “On n’est plus dans le dopage de grand-papa avec des grosses doses que l’on détecte très bien”, relate Olivier Rabin de l’Agence mondiale antidopage. “Ce sont des injections quotidiennes et non plus trois fois par semaine. Les doses sont beaucoup plus faibles, ce sont des micro doses parfois même administrées par voie intraveineuse”. Un haut cadre de l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) constate également une réduction des doses, avec pour les transfusions sanguines “des poches de sang qui font 150 ml au lieu de 450 ml auparavant”.
... moins facilement détectables
L’intérêt pour les coureurs est de maintenir une production élevée de globules rouges... tout en espérant passer entre les mailles du filet de la lutte anti-dopage. Les microdoses de substances dopantes restent moins longtemps dans le sang et les urines. Elles sont donc plus difficilement détectables lors des contrôles. "La fenêtre de détection pour certaines substances est très courte", confirme Olivier Banuls, le responsable du département des contrôles à l’International Testing Agency (ITA), l’organisme indépendant qui effectue les contrôles anti-dopage. “Parfois, cette fenêtre de détection n’excède pas quelques heures.”
L’autre "avantage" des microdoses est qu’elles ne modifient pas de manière trop spectaculaire les paramètres sanguins. "Le but est de ne pas laisser de traces sur les profilages" dans le cadre du suivi du passeport biologique, explique Jean-Pierre Verdy, ancien directeur du département des contrôles à l’AFLD. "Moi j'ai vu la différence. Dans les premiers profils qu'on a examinés, il y avait de grosses variations. Au fil du temps, quand les coureurs se sont aperçus qu'ils se faisaient prendre, ces écarts ont diminué pour ne faire que des petites sinusoïdes". D’où la difficulté, parfois, de confondre un cycliste qui aurait des variations minimes de son taux de globules rouges.
Contrôlé à 20h... Et à 6h45 le lendemain
Le défi pour l’ITA est donc de tester les coureurs très régulièrement. En moyenne, sur une compétition, "ils sont contrôlés chacun à 4 reprises", explique Olivier Banuls. Des contrôles rapprochés auxquels la majorité des cyclistes se prêtent de bonne grâce. Ainsi sur la dernière Vuelta (Tour d’Espagne), Guillaume Martin raconte que lors de la troisième semaine de course, “un contrôleur est venu frapper à [sa] porte à 20h pour un test urinaire”. “Le lendemain matin à 6h45, j'étais encore en train de dormir, on refrappe à ma porte et le même contrôleur est revenu faire un test urinaire”, se souvient le coureur. “J'ai appris par la suite que ces tests très rapprochés visaient spécifiquement à essayer de débusquer des prises de mini doses qui peuvent disparaitre très vite de l'organisme”. Pour Guillaume Martin, il faut en passer par là “pour trouver d'éventuels tricheurs qui sans doute existent encore, bien que ce sport se soit beaucoup assaini.”
Pour autant, le milieu du cyclisme a-t-il chassé ses démons ? Certains en doutent. Le site cyclisme-dopage.com, créé par un passionné de vélo et particulièrement bien documenté, s’est fait une spécialité de rafraîchir les mémoires. Il passe régulièrement au crible l’organigramme des 18 équipes du World Tour (première division) et des Pro Team (deuxième division). Le constat est on ne peut plus clair : de nombreux coureurs dont le nom a été cité dans des affaires de dopage se sont reconvertis dans l’encadrement.
Le cas Mauro Gianetti
Le cas le plus emblématique est celui du Suisse Mauro Gianetti, le manager d’UAE Emirates, l’équipe de Pogacar. Ancien coureur professionnel, il a été victime d’un malaise sur le Tour de Romandie en 1998 et il est resté trois jours dans le coma. Le journal Le Monde avait révélé à l’époque qu’il s’était injecté du perfluorocarbone (PFC), qui améliore le transport de l’oxygène dans le sang.
Mauro Gianetti a toujours nié, mais son ancien coéquipier, le Français Eric Boyer s’interroge. “Je le connais bien Mauro. J'ai fait chambre commune avec lui en 1995 quand on était coureur chez Polti”, pose d’emblée celui qui fut par la suite le manager de Cofidis (de 2005 à 2012). “Il a été coureur cycliste pendant 10 ans. Il n'a jamais gagné une seule course. Et puis voilà, comme ça, en claquant des doigts, une année, il a gagné de très grandes courses”, affirme Eric Boyer. Après un début de carrière plutôt discret, Mauro Gianetti a remporté en 1995 les prestigieuses Liège-Bastogne-Liège et Amstel Gold Race. “Je me souviens des conversations que j'ai eues avec lui, c'est quelqu'un de sympathique et agréable, mais qui ne conçoit pas de pratiquer le cyclisme sans un accompagnement médical de performance”. Contacté, Mauro Gianetti n’a pas souhaité réagir à ces propos.
"Je trouve que c’est irresponsable"
D’autres équipes ont placé à leur tête des coureurs au passé trouble. Le Kazakh Alexandre Vinokourov est aujourd’hui le manager général d'Astana. Lors du Tour de France 2007, il a été testé positif aux transfusions sanguines. Lui aussi a toujours démenti s’être dopé. “C'est dommage qu'on n'ait pas les moyens juridiques de dire aux coureurs contrôlés positifs : ‘ce que vous avez fait, c'est trop grave, vous ne pouvez pas diriger une équipe’. Je trouve que c'est irresponsable de les laisser encadrer”, estime l’ancien manager de Cofidis, Eric Boyer.
Des coureurs "gavés" de médicaments
"Irresponsable" aussi pour beaucoup de nos interlocuteurs, cette tendance à “gaver les coureurs de médicaments”. Au cours de notre enquête, nous avons pu échanger avec plusieurs coureurs professionnels sur cette question et tous reconnaissent qu’une véritable “armoire à pharmacie” est mise à leur disposition, à charge pour eux de se servir ou non. Un coureur français évoque une “combinaison de Voltarène [anti-inflammatoire], de caféine et de paracétamol”, surnommée la “bomba”, en référence au cocktail d’amphétamines qui circulait naguère dans le peloton.
Un autre coureur se souvient de la multitude de médicaments proposés par le staff. “Dans le bus de mon ancienne équipe, le matin, avant le départ des épreuves, il y avait ce qu'on appelait la magic box”, témoigne-t-il. “On trouvait du paracétamol, de la caféine, de la théophylline [un stimulant respiratoire], de la thiocolchicoside [aux effets anti-inflammatoires et analgésiques]. Les coureurs qui le souhaitaient se servaient. Moi ça me gênait, ce n’est pas mon état d’esprit”, raconte notre témoin tout en nuançant : “De toutes façons, ce n'est pas grâce à ça que certains montent les cols trois fois plus vite qu'il y a 20 ans ! ”
Un “complément alimentaire” qui améliore la récupération
Outre ces médicaments, tous autorisés, ce sont les cétones synthétiques qui sont à la mode dans le peloton, depuis un moment déjà. Ce petit bidon de liquide que les coureurs absorbent à l’arrivée des courses augmenterait la performance physique, aiguiserait l'acuité mentale et améliorerait la récupération, d’après l’un des principaux fabricants, Delta G Ketones.
Les équipes Soudal-Quick Step (du Belge Remco Evenepoel et du Français Julian Alaphilippe), Alpecin Deceuninck et Visma Lease a Bike (où évolue Jonas Vingegaard) en utilisent ouvertement. Les deux premières ont même conclu des partenariats avec des fabricants. “Les cétones sont un complément alimentaire. Vous pouvez l'utiliser comme des vitamines", affirmait il y a quelques années Richard Plugge, le manager de Visma.
Remco Evenepoel, troisième du dernier Tour de France, consomme des cétones. Vidéo postée sur Instagram sur le compte d’un fournisseur de cétones partenaire de l’équipe Soudal-Quick Step.
Simple complément alimentaire ? Le sujet fait débat. D’après des études belges et britanniques publiées en 2023, l’ingestion de cétones augmente “la concentration d’EPO endogène”, donc le volume de globules rouges. L’une des dernières études en date démontre que les cétones améliorent la récupération après l’effort et la qualité du sommeil. Ce qui est loin d’être négligeable dans une course par étapes comme le Tour de France.
L’UCI, que nous avons contactée, dit attendre les résultats de sa propre enquête qu’elle a lancée en 2021 pour se prononcer. Pour l’instant, elle déconseille aux coureurs de prendre des cétones. Même position au sein du MPCC, le Mouvement pour un cyclisme crédible. “Nous déconseillons l’usage de cétones”, explique Roger Legeay, le président du MPCC. “C'est utilisé dans le peloton, on le sait. Mais pour nous, il ne faut pas en prendre”.
Le coureur achète, l’équipe encadre
Cette mise en garde n’empêche pas certaines équipes françaises, qui ont pourtant signé la charte du MPCC, de tolérer leur usage, voire de l’encadrer. Un coureur de Décathlon AG2R La Mondiale affirme ainsi que “lors du stage de pré-saison en décembre 2023 en Espagne, le médecin [leur] en a proposé. Et le manager était au courant. Pour moi c’est du dopage, ça me met très mal à l’aise”.
Un agent de coureurs confirme, sous couvert d’anonymat, l’usage répandu des cétones au sein des équipes tricolores. “Aucune équipe n’est épargnée par le phénomène des cétones. Y compris celles qui sont membres du MPCC”, affirme-t-il. “C’est même organisé médicalement au sein des équipes. Les équipes ne payent pas elles-mêmes les cétones car ça coûte trop cher, mais elles encadrent leur prise”.
Le flacon de cétones coûte en moyenne 30 dollars. À raison d’un flacon par personne et par jour de course, cela représente effectivement un budget important. C’est donc souvent le coureur qui paie, confirme un cycliste français. “Les managers nous disent qu’il vaut mieux que ce soit encadré plutôt que ça se fasse de manière désordonnée”, explique-t-il, “mais c'est exactement le même argument qu'on entendait dans les années 90, le fameux : ‘le dopage est tellement généralisé qu'on l'a encadré !’”.
La cellule investigation de Radio France a contacté les équipes françaises citées dans ces témoignages (Decathlon-AG2R La Mondiale, Arkea BNB Hotels, Groupama FDJ et Cofidis). Mise à part cette dernière qui n’a pas répondu, les équipes tricolores reconnaissent pour la première fois que “certains” de leurs coureurs utilisent des cétones “à titre individuel”, que ce sont effectivement “les coureurs qui achètent les flacons” et qu’elles n’assurent que le “suivi médical” de ce qu’elles considèrent n’être qu’un “complément alimentaire”.
"Plus productif sur le vélo"
À en croire le Français Alexys Brunel, qui a consommé des cétones “une fois lors d’un entraînement”, on est de toutes façons loin du produit miracle. “Évidemment, ça doit servir à quelque chose. Au niveau de la récupération, je pense que ça joue parce que les coureurs en prennent beaucoup après les étapes et pas pendant”, témoigne-t-il. “Mais il s’agit de gains marginaux. Ce n'est pas ce qui va vous faire gagner le Tour de France, ni même remporter une étape. En revanche, cela va vous rendre peut-être plus ou moins productif mentalement et du coup plus productif sur le vélo.”
Pas question en tous cas pour l’AMA de les interdire “dans un avenir proche”. “Les cétones permettent certes de perdre du poids et d’améliorer le rapport poids / puissance”, indique Olivier Rabin, le directeur science et médecine de l’Agence mondiale anti-dopage. “Mais ni plus ni moins qu’en faisant un régime”.
Un matériel médical détourné pour la performance sportive
Au sein du peloton, jamais à court d’imagination, un autre dispositif utilisé par les leaders interroge : l’inhalation de monoxyde de carbone. C’est une enquête du site Escape Collective qui a révélé cette affaire l’été dernier. Dans la foulée, les équipes de Jonas Vingegaard puis de Tadej Pogacar ont confirmé utiliser le monoxyde de carbone pour voir “comment le corps réagissait à l’altitude”.
À l’origine, le recycleur de monoxyde de carbone est un dispositif médical à destination des personnes dialysées. “Pendant le temps de la dialyse, on leur fait respirer, grâce à cette machine, du monoxyde de carbone. Cela permet de calculer leur taux d'hémoglobine [de globules rouges] sans avoir besoin d'un laboratoire”, explique l’hématologue Gérard Dine.
Une société danoise, Detalo Health, commercialise désormais cette machine à destination des sportifs. Selon nos informations, elle coûte 48 500 euros, sans compter certains équipements. Pour Gérard Dine, son utilisation dans le milieu sportif pose question. “En utilisant cette machine de manière répétée, on peut arriver à un taux de 6-7% de monoxyde de carbone, ce qui va provoquer une hypoxie [diminution de l’oxygène dans le sang], et donc stimuler sa propre production d'érythropoïétine (EPO)”, décrypte Gérard Dine. “Il s’agit d’une utilisation limite d'un progrès biomédical qui n'est pas considéré comme véritablement dopant pour l'instant. C’est un progrès pour les patients qui est détourné pour la performance sportive.”
Contactée au sujet de ce dispositif utilisé par UAE Emirates et Visma-Lease a Bike, l’UCI répond que “les données scientifiques ne permettent pas d’attribuer au monoxyde de carbone des effets sur les performances, supérieurs à ceux observés à la suite de stages en altitude”. Quant à l’Agence mondiale antidopage, elle dit “regarder de près l’utilisation potentiellement excessive de ce dispositif”.
"Dopage légal"
L’ensemble de ces pratiques dessine en tous cas une zone grise de produits et de techniques autorisés qui interroge de nombreux observateurs du cyclisme.
“Le cyclisme est un sport très difficile. Ce sont des heures d'entraînement chaque jour. On prend la pluie, le froid, on va faire 6 heures, 7 heures de vélo tout seul. C'est épuisant moralement et physiquement”, témoigne l’ancien coureur et manager Eric Boyer. “Donc qu’un cycliste ait envie de s'aider de temps en temps avec une petite pastoche comme on dit, c'est humain, ça se comprend”. Mais selon Eric Boyer, un palier a été franchi. “On n'est plus dans la petite pastoche parce qu'on a un coup de moins bien. On est dans la mise en place d’un protocole médical et dans la recherche de la performance artificielle.”
Certains vont même plus loin dans le constat. Pour l’ancien directeur du département des contrôles à l’Agence française de lutte contre le dopage, Jean-Pierre Verdy, il s’agit d’une forme de “dopage légal”. “Tous les médicaments qui enlèvent la douleur, qui permettent de se relaxer, de supprimer les contractures, de récupérer un peu plus vite... Tous ces produits autorisés, mis bout à bout, deviennent dopants”, estime Jean-Pierre Verdy. Sans compter, dit-il, les fameuses AUT, les Autorisations d’usage à des fins thérapeutiques. “Je me suis aperçu que 80% des coureurs du peloton était asthmatique et avec leur AUT, ils pouvaient prendre de la Ventoline. Mais la Ventoline, prise à haute dose, est anabolisante”.
Stopper “la course à l’armement” médical
Cette surmédicalisation du peloton inquiète la Fédération française de cyclisme. “Cela nous interpelle fortement”, explique Emmanuel Brunet, le manager responsable de la performance à la FFC. “L'un des effets déviants les plus dévastateurs, c'est de commencer à voir la même chose chez les jeunes. On sait que la banalisation du médicament par le passé a facilité le dopage il y a une vingtaine d'années”, affirme Emmanuel Brunet, pour qui il faut stopper “la course à l'armement sur le plan de la médicalisation des coureurs et des équipes.”
Interrogé sur les raisons de cette surconsommation de médicaments, un cycliste français expérimenté nous livre cette anecdote. “Dans mon équipe, il y avait un coureur qui n’était pas sûr d’être renouvelé la saison prochaine. Notre manager lui a dit, avant la Vuelta : “je ne pense pas te garder, sauf si tu gagnes une étape”. “C’est une pression de dingue qui pèse sur les épaules des coureurs”, témoigne-t-il. La course à la performance, à tout prix.
*Le passeport biologique de l'athlète est un document électronique qui contient les résultats des contrôles anti-dopage ainsi que les paramètres sanguins et hormonaux du sportif. Ce passeport permet de déceler les variations suspectes sans attendre forcément un contrôle positif.
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