Enquête
Des morts en eaux troubles : quand les observateurs de pêche sont menacés

Ces dix dernières années, 15 observateurs de pêche sont morts ou ont disparu dans des circonstances mystérieuses. Leur travail est pourtant essentiel pour rapporter ce qui se passe à bord en mer et réguler la pêche. Enquête sur ces sentinelles de l’océan sous pression.
Radio France
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Temps de lecture : 31min
Les observateurs de pêche montent à bord des navires pour identifier un échantillon de poissons pêchés. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

Le 9 décembre 2023, Yohanne Abayateye et un ami font une horrible découverte en longeant la lagune d’Anyamam, au Ghana, près de la ville d’Ada où ils habitent. Ce matin-là, ils découvrent sur la plage un corps gisant sans bras, ni pied, ni tête. Tout le village est alors persuadé qu’il s’agit du corps de Samuel, le frère de Yohanne, disparu en mer six semaines plus tôt. "Il portait le même T-shirt et une marque distinctive sur le corps" explique Dyhia Belhabib, enquêtrice pour l’ONG canadienne Ecotrust qui aide au développement durable dans les pays du Sud.

Samuel Abayateye était un fonctionnaire de 38 ans, mandaté par le comité des pêches ghanéen, en tant qu’observateur à bord d’un bateau de pêche au thon. Son travail consiste à faire des rapports à son gouvernement sur les poissons pêchés mais aussi rejetés en mer. Le navire où il travaillait, le Marine 707, appartient à la World Marine Company, une société enregistrée au Ghana, et dont les capitaux sont asiatiques. Mais, le 30 octobre 2023, l’équipage rapporte la disparition de cet observateur de pêche aux autorités du port de Téma, au sud du pays.

Selon le rapport de la police ghanéenne que la cellule investigation de Radio France a pu lire, les marins ont constaté que Samuel Abayateye n’était plus à bord à leur réveil alors qu’il avait été vu, la veille, endormi sur une chaise. Interrogés sur ce corps retrouvé sur la plage, six semaines plus tard, les représentants de la World Marine Company ont déclaré à la presse locale qu’ils doutaient que ce soit celui du fonctionnaire ghanéen.

En décembre 2023, le corps d'un homme est retrouvé sur la côte ghanéenne. Il pourrait s’agir de Samuel Abayateye, disparu 6 semaines plus tôt. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

La mère de l’observateur avait pourtant fourni un échantillon d’ADN aux enquêteurs pour faire des tests mais en octobre 2024, les résultats n’ont toujours pas été divulgués. “Nous sommes très pauvres. Il faut aller régulièrement à la police pour avoir des informations, engager un avocat. Nous n’avons pas les moyens”, explique Eugène Emmanuel, un proche de Samuel Abayateye. Presque un an après sa disparition, l’analyse ADN n’a toujours pas été réalisée et le corps toujours pas rendu à la famille. Ni la police, ni le comité des pêches n’ont répondu à nos questions. Le bateau et son équipage ont pu retourner pêcher du thon cette année.

“Je vous supplie d’enquêter là-dessus !”

Ce n’est pas la première fois qu’une disparition inquiétante d’observateur de pêche a lieu au Ghana. Déjà en 2019, Emmanuel Essein avait disparu dans des circonstances troubles alors qu’il se trouvait à bord d’un chalutier battant pavillon ghanéen, mais travaillant pour des intérêts chinois, le Meng Xin15.“Emmanuel était quelqu'un de très intègre donc dès qu’il se passait quelque chose d’anormal, il le mettait dans son rapport. Et ça, c'est très dangereux quand on travaille sur une flottille comme la Meng Xin chinoise”, assure Dyhia Belhabib de l’ONG Ecotrust. Emmanuel Essein avait été en effet témoin d'un transbordement en mer. Il s’agit d’une pratique interdite où des bateaux avec des licences de pêche vendent des caisses de poissons au milieu de l’océan à l’abri des regards, à un autre bateau qui lui ne possède pas de licence. Ils peuvent ainsi pêcher plus de poissons que ce qui leur est autorisé. “Je vous supplie d’enquêter là-dessus”, avait écrit Emmanuel Essein dans son rapport, ajoute la représentante d’Ecotrust.

Les observateurs surveillent aussi les pratiques illégales, comme le transbordement de poissons d'un bateau à un autre qui n’a pas de licence. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

Mais après avoir alerté sur cette mauvaise pratique, Emmanuel Essein a été renvoyé sur un autre bateau de la même flotte et il n’en est jamais revenu. “C’est complétement irresponsable”, tempête Dyhia Belhabib, considérant que cette affectation l’a mis en danger. Comme dans le cas de Samuel Abayateye, l’enquête sur sa disparition n’a rien donné. L’équipage affirme l’avoir cherché en vain à bord du bateau. Le dossier a été transmis au procureur ghanéen qui a classé l'affaire. Le bateau Meng Xin 15 comme d’autres de cette flottille chinoise a été de nouveau autorisé à pêcher au Ghana.

Pourtant, plusieurs rapports ont dénoncé les mauvaises pratiques à bord de ce type de bateaux, que ce soit de la pêche illégale mais aussi un traitement inhumain des équipages avec du travail forcé. “Les délits environnementaux vont bien souvent de pair avec des abus des droits humains, des violences, des menaces et de la corruption”, explique Julien Daudu, porte-parole d’Environmental Justice Foundation. L’ONG a mené plusieurs centaines d’entretiens auprès des équipages indonésiens et philippins qui travaillent à bord de ces flottes. Ses rapports sont accablants sur le nombre de mauvais traitements que subissent les équipages avec du travail forcé et de la torture.

Des informateurs privilégiés

L’association des observateurs professionnels, basée au Canada, s’est lancée dans un macabre décompte. Elle recense les disparitions ou les morts inquiétantes des observateurs à bord des bateaux. “Il n’y a aucune raison de laisser les familles de ces observateurs sans information sur ce qu’il s’est passé, détaille Elizabeth Mitchell, porte-parole de cette association, APO (Association for Professional Observers) Souvent la police leur dit : ‘il est mort et c’est tout’”.

Aujourd’hui, l’association dénombre une quinzaine de disparitions en dix ans, un décompte non exhaustif. Ainsi, en 2018, un observateur a disparu alors qu’il était à bord d’un thonier au large de l’Equateur, le Don Ramon, appartenant à la société équatorienne Delipesca. Les enquêteurs ont dit à sa famille qu’il était tombé du bateau accidentellement. “La plupart du temps, les familles ne savent pas du tout en quoi consiste le travail de leur proche disparu”, explique Elizabeth Mitchell d’APO. Nous leur expliquons surtout à quel point il est risqué”. Il faut dire que les observateurs embarquent parfois pour plusieurs semaines à bord des bateaux, alors que leur travail n’est pas toujours bien accepté par les équipages.

La présence d’observateurs n’est pas toujours bien perçue par l’équipage car ils prennent note des dauphins ou tortues parfois pris dans les filets. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

Leur métier a été créé dans les années 80 pour avoir des estimations des poissons pêchés par les bateaux et ainsi fixer des quotas limites. “Nous ne sommes pas du tout des flics à bord, [notre mission consiste] à mesurer, peser, [attribuer le sexe] de toutes les espèces de poissons et de mammifères pris dans les filets de pêche. Parce qu’une fois à terre, on ne peut pas savoir ce que le bateau a rejeté à la mer. Donc il faut des observateurs pour connaître cette partie-là de la capture”, explique Maxime Simon qui a été observateur à bord de bateaux français de pêche au thon au large des côtes africaines, de 2010 à 2013. Ces observateurs ne sont peut-être pas policiers mais ce sont des informateurs privilégiés qui vont alimenter les bases de données des pays côtiers et des organisations régionales de pêche. Autant d’informations précieuses qui permettront ensuite de fixer les quotas de poissons autorisés à être pêchés.

“Pas toujours les bienvenus”

Les observateurs de pêche jouent aussi un rôle très important pour les scientifiques qui étudient les espèces en danger comme les requins, les baleines ou les tortues. “J’ai déjà vu une vingtaine de requins marteaux adultes remontés dans les filets. Une fois, on a même eu des raies manta, qui faisaient quasiment toute la largeur du bateau”, se souvient l’ex-observateur Maxime Simon. Les données récupérées pourront être ensuite accessibles aux chercheurs universitaires qui en feront la demande. Paul Tixier, de l’unité de recherche pour la conservation et l’exploitation de la biodiversité marine Marbec, basé à Sète dans l’Hérault, reconnait volontiers qu’il a pu publier plusieurs études sur les orques d’Antarctique grâce aux données des observateurs. “Autour des îles Crozet, on a une population d’orques qu'on suit depuis plus de 40 ans. Sans ces données-là, on serait complètement aveugles”, affirme le biologiste.

Les données relevées par les observateurs de pêche sont très utiles pour estimer les populations d’animaux marins et définir les quotas de pêche. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

C’est encore grâce aux informations recueillies par les observateurs que sont décrites les techniques de pêche qui ont le plus d’impact sur ces espèces en danger. C’est notamment le cas pour les dispositifs de concentration de poissons (DCP) : des flotteurs installés en mer qui attirent les poissons. "On n’est pas toujours les bienvenus. Une fois, un capitaine m’a dit : tu peux écrire ce que tu veux dans ton rapport, personne ne le lira”, raconte Nicolas qui a été observateur à bord de bateaux français et espagnols au large de l’Afrique de l’Est, entre 2018 et 2020.

Un risque de conflit d’intérêt

Pour éviter les ennuis, l’organisation professionnelle française de pêche au thon, Orthongel a créé son propre programme d’observateurs. “Pour que le travail de l’observateur se passe bien, il faut que l’équipage collabore. Et pour cela, il ne faut pas que l’observateur exerce le rôle de contrôleur, estime Michel Goujon, directeur d’Orthongel. Sinon cela crée du conflit, ainsi qu’un risque de corruption ou plutôt de soudoiement.”

Les observateurs ne sont pas directement embauchés par les pêcheurs mais ces derniers paient des sociétés d’audit comme Bureau Véritas chargés de les recruter. L’association des observateurs professionnels (APO) estime, de son côté, que ce système porte un risque de conflit d’intérêt. “Ces sociétés, qui embauchent les observateurs, passent des contrats directement avec les armateurs. Ce sont leurs clients, donc elles ne vont pas vouloir leur déplaire, constate Elizabeth Mitchell de l’APO. Dans certains contrats, on voit même parfois le bateau expliquer quel observateur il préfère avoir à bord”. Pour APO, il est préférable que l’observateur soit embauché par les autorités de son pays, afin de réduire les risques de connivence.

Soumission chimique

Aujourd’hui, les menaces sur la vie et la sécurité de ces sentinelles de l’environnement inquiètent aussi beaucoup l’association des observateurs professionnels. Ces dernières années, il y a eu plusieurs disparitions autour des îles Kiribati (dans l’océan Pacifique) mais aussi au large de l’Argentine, et pas seulement à bord de bateaux chinois mais aussi européens ou panaméens.

L’association pour la protection des observateurs dénombre 15 morts suspectes en 10 ans. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

À la suite d'échanges avec des observateurs, le docteur Aliou Ba, de Greenpeace Afrique, soupçonne également le recours à la soumission chimique. “[Des observateurs] pensent qu’on les a drogués pour les faire dormir pendant que les pêcheurs remontaient leurs filets”, raconte-t-il. Il y a également des cas d’observateurs tombés malades à bord des bateaux et qui décèdent, faute de soins rapide. “Malheureusement, lorsqu’une enquête est ouverte, il est souvent difficile de porter des accusations, explique Dyhia Belhabib de l’ONG canadienne Ecotrust. On peut uniquement dire qu’il y a une négligence technique. Mais il n’y a pas vraiment de charge criminelle à la fin”. L’association des observateurs professionnelles milite pour une amélioration de la sécurité à bord des bateaux, afin que les observateurs disposent de leur propre cabine avec une connexion internet sécurisée. On en est loin. Quand l’observateur transmet des informations à ses supérieurs, il doit bien souvent passer par la connexion du bateau : le capitaine voit ainsi qu’il tente de contacter la terre.  

Des cartons jaunes et rouges comme au football

Les gouvernements de leur pays d’origine ou leurs employeurs privés peuvent demander des comptes aux bateaux et aux compagnies qui ont vu leurs observateurs disparaître. Ils peuvent aussi les sanctionner en leur refusant l’autorisation de pêcher dans leurs eaux territoriales.

Mais les pays importateurs de poissons peuvent aussi agir. L’Union européenne a notamment un système de sanction pour les États qui ne coopèrent pas dans la lutte contre la pêche illégale. Elle met des cartons jaunes et rouges comme au football. Le carton rouge barre l’accès au marché européen aux produits de la mer du pays sous sanction. “La mort récente de M. Abayateye ainsi que la disparition de M. Essein sont très inquiétantes et dressent un tableau sombre sur les observateurs de la pêche au Ghana, déclare à la cellule investigation de Radio France, Adalbert Jahnz, le porte-parole de la Commission européenne en charge des questions environnement, affaires maritimes et de la pêche. “Si le Ghana ne remédie pas à ces lacunes, la Commission pourrait décider de l'identifier comme pays non coopératif dans la lutte contre la pêche illégale”, ajoute-t-il.

Le Ghana a déjà écopé d’un carton jaune en 2021, mais n’atteint pas encore l’ultime sanction européenne, contrairement au Cameroun, au Cambodge, aux Comores, à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, à Trinité-et-Tobago qui ont écopé de cartons rouges.

L’UE distribue des cartons jaunes ou rouges pour sanctionner les pays qui ne collaborent pas pour lutter contre la pêche illégale. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

Ces sanctions sont très politiques. On voit qu’il ne s’agit pas des pays qui approvisionnent le plus l’Union européenne en poissons”, explique Didier Gascuel, professeur à Agrocampus ouest. Par exemple, l’Équateur est le premier fournisseur extra européen pour le thon en boite. Le Ghana est le quatrième et fournit notamment la marque Petit Navire en France, qui appartient au géant des produits de la mer, le thaïlandais Thai Union. Le groupe possède d’ailleurs une grosse usine de conserve sur le port ghanéen de Téma. Interrogée par la cellule investigation de Radio France, Thai Union reconnaît qu’elle achetait du poisson au bateau à bord duquel l’observateur Samuel Abayateye a embarqué, avant qu’on ne retrouve son corps 40 jours plus tard. ‘’En 2021, Thai Union était assez inquiet à la perspective d’un carton rouge pour le Ghana, selon Julien Daudu, de l’ONG Environmental Justice Foundation. Le groupe pourrait continuer de se fournir auprès d’autres bateaux que ceux de la flotte ghanéenne. Néanmoins, je pense qu'il ne faut pas sous-estimer le risque réputationnel et d'image d'être associé à un pays sous sanction européenne”.

De son côté, le groupe Thai Union explique ne pas avoir connaissance de sanctions envisagées contre le Ghana. Quant à ses relations commerciales avec le navire mise en cause dans la disparition de l’observateur ghanéen, ”dès connaissance des circonstances de cet incident, en octobre 2023, Thai Union a immédiatement cessé tout approvisionnement provenant de ce navire et de sa maison-mère et n'a pas acheté de poisson provenant du voyage au cours duquel l’accident a eu lieu”, déclare un porte-parole du groupe.

50 observateurs français pour 4 000 bateaux de pêche

De nombreux programmes d’observateurs en mer existe à travers le monde. L’Europe a demandé aux états côtiers de mettre en place ce type de dispositif dans les années 2000. En France, le système s’est déployé sous la houlette de l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer). “Nous avons commencé par mettre des observateurs à bord des bateaux de pêche à la langoustine au Guilvinec (dans le Finistère)”, explique Marion Scavinner, responsable du programme Obsmer (Observateurs en mer) à l’Ifremer. “Petit à petit, le programme s’est étendu aux autres pêcheries et à toutes les façades maritimes de France”, poursuit la coordinatrice du programme.

Depuis une dizaine d’années, l’Ifremer sous-traite le recrutement des observateurs à des bureaux d’étude privés comme Sinay, EY, Bureau Véritas et Océanic développement. Un statut plus précaire avec un gros turn over.

Aujourd’hui, ils sont au total une cinquantaine d’observateurs dans toute la France pour 4 000 bateaux de pêche. Leur but n’est pas de monter à bord de tous les navires mais d’avoir un échantillon suffisamment représentatif pour extrapoler leurs données. “En 2023, nous avons pu observer 330 bateaux, mais il faudrait en examiner le double pour obtenir de meilleures données”, reconnait Marion Scavinner de l’Ifremer.

Il faut dire que les pêcheurs français peuvent décider de refuser de prendre des observateurs à bord. “Quand on va sur le port pour les convaincre, c’est très désagréable de se prendre un refus. On m’a même dit une fois : "Toi t’es une écolo et les écolos je les préfère sous mon parechoc", raconte une observatrice en Bretagne.

Depuis l’hiver 2023, de plus en plus d’observateurs et d’observatrices se font refuser l’accès aux bateaux, parfois brutalement. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

Pour José Jouneau, président du comité des pêches des Pays de la Loire, il est bien normal de ne pas imposer une personne de plus à bord. “[C’est comme s’ils montaient] sur les bateaux avec des matraques, comme des flics. C’est une intrusion ! Si on l’oblige, le pêcheur a tendance à dire : non”, explique le patron pêcheur basé aux Sables d’Olonne. Le manque de place à bord du bateau ou les démarches administratives à accomplir pour embarquer un observateur peuvent aussi être un frein pour certains capitaines.

Course-poursuite sur un bateau et insultes sur un ciré

Mais malgré ce système “à la carte”, certains observateurs n’ont pas toujours de bonnes expériences. L’un d’eux raconte cette scène qui s’est déroulée en 2016, lors d’une mission sur la pêche à l’anchois, alors que le stock se porte mal et qu’il est question de baisser les quotas. “Un des marins voulait en découdre avec moi, il m’a menacé et m’a coursé. Il a aussi écrit des insultes sur mon ciré”, raconte Julien, ex-observateur en Bretagne. Le marin violent a finalement été débarqué et la mission a pu reprendre, mais Julien a mis ensuite fin à sa carrière d’observateur de pêches.

Autre problème important : le fait de partir uniquement avec des pêcheurs volontaires crée un biais méthodologique appelé “l’effet observateur”. “On constate un changement dans les comportements des pêcheurs dès qu’il y a un observateur à bord. Les journaux de bord sont beaucoup plus précis”, affirme Hugues Benoit qui travaille pour Pêche et Océan Canada, l’équivalent canadien du ministère de la Pêche et auteur d’une étude sur le sujet. “C'est un peu comme si vous aviez un policier assis dans le siège passager [de votre véhicule,] la plupart des gens ne vont pas faire d’excès de vitesse !”, dit-il. Contrairement à la France, le Canada impose la présence d’un observateur pour obtenir la licence de pêche. “Les bateaux n’en ont pas tout le temps à bord, mais ils ne peuvent pas les refuser lorsqu’ils se présentent au quai pour embarquer avec eux”, rappelle Hugues Benoit.

Eviter le copinage avec les pêcheurs

Conscient de ce risque de “copinage” entre pêcheurs et observateur, à partir de 2020, l’Ifremer a imposé à ses prestataires des listes de bateaux tirés au sort à contacter obligatoirement. “Les observateurs avaient tendance à aller toujours sur les mêmes navires, les plus confortables, où l'équipage était plus sympa”, explique Marion Scavinner de l’Ifremer. “On s'est rendu compte qu'on avait tendance à perdre en représentativité”. Il y a donc eu un gros travail pour convaincre plus de navires d’embarquer les observateurs. “Dans la majorité des cas, c'étaient des refus ou même l’impossibilité de communiquer avec l’armateur’’, regrette Laura Troudet qui était observatrice en 2022 dans la zone du Guilvinec : “soit on ne les trouvait pas, soit les gros armateurs disaient au dernier moment qu'il n’y avait plus de place à bord”. Une tension entre observateurs et pêcheurs alimentée par le sort réservé aux dauphins.

En effet, les observateurs doivent noter dans leur rapport les captures accidentelles, notamment de dauphins. Ces données sont ensuite publiées par le ministère de la Mer et de la Pêche. Or, il s’agit souvent d’un moment difficile pour les pêcheurs, comme pour les observateurs. Maxime Simon était observateur au large de la Bretagne en 2017 et il se souvient avec émotion de cette scène : “Un dauphin est remonté dans le filet et une famille de dauphins est venue derrière le bateau et s'est mise à pleurer. Du coup, l’atmosphère s’est tendue. J’ai dit que j’allais l’écrire dans mon rapport. Parfois [les pêcheurs] n'ont pas trop envie qu’on note les choses mais si tu fais bien ton taf, tu dois noter.

Dans le golfe de Gascogne, les captures accidentelles de dauphins posent problème. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

À partir de 2017, des échouages massifs de dauphins sur les côtes du golfe de Gascogne se multiplient. Selon le réseau national échouage, qui regroupe près de 500 volontaires, plus de 1300 petits cétacés ont ainsi été recensés sur les côtes françaises en 2020. En 2021, trois associations environnementales, Sea Shepherd, France Nature Environnement et la Ligue de Protection des Oiseaux décident de saisir le conseil d’Etat. Elles estiment que la France ne protège pas assez les cétacés et donc ne respecte pas les directives européennes.

Panique à bord

Officiellement, les pêcheurs sont tenus de déclarer les captures accidentelles de dauphins, même si elles ne sont pas illégales. Mais en 2020, il n’y en aura... qu’une seule. “C’est un peu comme écraser un chat. On n’est pas fier, même si on n’y est pour rien”, admet Philippe Calone, patron pêcheur à Courseulles-sur-Mer en Normandie.

Les déclarations ne permettent donc pas de se faire une idée précise du nombre de dauphins capturés. Les observateurs s’en aperçoivent très vite.Alors qu’un dauphin s’est pris dans le filet, le patron du chalutier a fait une crise de panique”, raconte Laura Troudet, ex-observatrice des pêches au large de la Bretagne en 2022. “Je me suis bien rendu compte qu'il ne connaissait pas la procédure ou qu'il ne s’était jamais retrouvé dans cette situation avec un observateur et un dauphin à bord”.

"Il y avait un dauphin qui était dans le filet. Et le patron a fait une crise de panique" (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

Depuis 2021, il est également possible d’accrocher une caméra au bateau. Là aussi, les pêcheurs ne sont pas tous partants : “Vous imaginez, c’est comme si on installait une caméra chez vous et que vous tourniez en boucle sur LCI, s’offusque José Jouneau du comité des pêches des Pays de la Loire. Quand je vois les problèmes de fuite de données, ces images peuvent très bien se retrouver entre les mains des ONG”. Aujourd’hui, 44 bateaux ont accepté d’avoir une caméra à bord et les données exploitées montrent que 20% des captures accidentelles de dauphins se décrochent avant d’arriver sur le pont du bateau.

Parallèlement, les pêcheurs testent aussi des systèmes d’effaroucheurs sonores sous l’eau pour éviter que les dauphins ne se prennent dans les filets. Mais les résultats sont mitigés : parfois, le système est contre-productif et attire les cétacés au lieu de les effrayer.

En mars 2023, le Conseil d’Etat a estimé que ces dispositifs étaient insuffisants et a ordonné au gouvernement d’interdire la pêche à certains bateaux, ceux avec des filets, durant un mois à l’hiver 2024 dans le golfe de Gascogne pour protéger les dauphins. Le Conseil d’Etat estime également “que le système de contrôle des captures accidentelles demeure insuffisant.” Un camouflet pour le gouvernement et un coup dur pour les pêcheurs qui espéraient éviter cette fermeture du golfe de Gascogne. Sur la vingtaine de bateaux qui avaient installé des caméras, en 2023, sept d’entre eux les ont alors débranchées en signe de protestation.

Bras de fer avec le gouvernement

Certains pêcheurs menacent même de ne pas respecter l’interdiction de pêche aux filets. Elle sera finalement plutôt bien suivie. Il faut dire qu’une enveloppe de 30 millions d’euros d’aides a été débloquée pour ceux qui ont dû rester à quai du 22 janvier au 20 février 2024. Selon nos informations, 16,3 millions d’euros ont été décaissés cette année pour aider 287 navires et 8 millions d’euros pour les entreprises qui transforment le poisson. “Nous avons eu l’engagement d’avoir le même budget pour 2025 ”, promet Fabrice Loher, le nouveau ministre de la Pêche qui confirme à la cellule investigation de Radio France une nouvelle fermeture d’un mois à l’hiver 2025 et 2026.  

Mais ce n’est pas suffisant pour tous les pêcheurs du golfe de Gascogne. Ainsi, David Le Quintrec, pêcheur à Lorient a créé en mars 2023 le mouvement des pêcheurs en colère. Il s’est fait connaître en particulier lors d’une manifestation à Brest, le 30 mars 2023, qui s’est terminée par l’incendie du siège de l’Office français de la biodiversité, la police de l’environnement en France. Incendie accidentel ou criminel ? L’affaire a été classée sans suite début octobre 2024 par le procureur de la République. Aujourd’hui, le mouvement est devenu une association appelée Union française des pêcheurs artisanaux (UFAP), qui revendique 200 membres. L’association conteste les données scientifiques de l’observatoire Pélagis et de l’université de la Rochelle établissant que les filets sont les principaux responsables des échouages de dauphins.

L’UFAP a choisi une méthode pour se faire entendre par le ministre afin qu’il revienne sur la fermeture du golfe de Gascogne. “Nous avons pris l'initiative de ne plus embarquer d’observateur. C'est un moyen de pression supplémentaire pour ouvrir le dialogue avec le gouvernement’’, affirme David Le Quintrec. Un boycott qui peut aussi mettre à mal la collecte de données pour les programmes d’évaluation scientifiques des stocks de poissons. “Ces actions de boycott peuvent faire plaisir à certains, mais cela ne fera que reculer les échéances à venir”, estime de son côté le ministre de la Pêche, Fabrice Loher.

Les programmes d’observation sont boycottés par les pêcheurs, qui engagent un bras de fer avec le gouvernement. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)

Si nous n’avons plus de données pour alimenter les avis scientifiques [à cause du boycott], c’est le principe de précaution qui s’appliquera avec des baisses de quotas peut-être plus drastiques pour les pêcheurs”, analyse Marion Scavinner, coordinatrice du programme des observateurs à l’Ifremer. Quant à rendre le programme des observateurs obligatoire pour les pêcheurs comme cela se fait dans d’autres pays, le ministre préfère botter en touche. “Pour l’instant je préfère accompagner la profession pour lui faire comprendre qu’avoir des données scientifiques est la seule voie possible”, conclut Fabrice Loher.


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