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Enquête franceinfo
"La plupart des collègues s'autocensurent" : comment les "Parents vigilants", créés par Eric Zemmour, mettent sous pression des professeurs

Des enseignants se disent sous la pression croissante de l’extrême droite et notamment du mouvement "Parents vigilants". Cette association, créée par Eric Zemmour, appelle ses militants à se présenter aux élections de parents d’élèves, mi-octobre.
Article rédigé par Stéphane Pair
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Message dénonçant les cours d'éducation sexuelle, "la venue de drag queens", les "masques" et "tous les désaxés". (DR)

Intimidations, campagne de harcèlement numérique, courriers anonymes, "flash mob" devant les établissements... Des syndicats d’enseignants et des professeurs rencontrés par franceinfo se disent sous la pression croissante de groupes de parents militants qu'ils classent à l’extrême-droite, dont en particulier le mouvement "Parents vigilants", créé l’an dernier par Eric Zemmour. Face à ces mises en cause parfois violentes de leur liberté d’enseigner, certains de ses enseignants disent hésiter à aborder en classe les questions de migration, de minorités, de genre ou de sexualité.

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En décembre 2022, Sophie Djigo et sa famille ont vécu six semaines sous protection policière. La professeure de philosophie en classe préparatoire au lycée Watteau de Valenciennes (Nord) est alors au cœur d’une campagne d’intimidation de la part de militants identitaires et d’extrême-droite pour avoir projeté une sortie scolaire avec ses élèves dans un camp de migrants. Sophie Djigo est auteure de plusieurs ouvrages sur les questions migratoires et fondatrice de l’association Migractions 59, deux communiqués de presse du Rassemblement national et de Reconquête l’accusent de faire de la propagande pro-migrants auprès de ses élèves d’hypokhâgne. Sous la pression, le rectorat de Lille annule la sortie, pourtant validée. Au printemps, Éric Zemmour s’en félicitait dans le magazine Causeur. "En novembre dernier, à Valenciennes, nous avons fait annuler une sortie scolaire. Il va falloir qu’ils s’y habituent !"

"Enseigner la réalité des faits devient une prise de risque"

Une enquête du parquet de Lille pour menaces de mort et cyberharcèlement est toujours en cours. "J’ai reçu des menaces de viol et de mort par courrier électronique, par courrier, par les réseaux sociaux ou encore par le standard de l'établissement, se souvient Sophie Djigo au micro de franceinfo. Quelqu’un a menacé de me dépecer." Ces pressions sont "largement efficaces", déplore la professeure, qui estime ne pas être un cas isolé. "J'ai reçu depuis beaucoup de messages de collègues dans toute la France, en particulier des enseignants de SVT, d'histoire et de lettres, qui se retrouvent confrontés à des pressions de groupes qui refusent l'enseignement de la théorie du genre, du fait islamique en cours d'histoire, l'enseignement de la Shoah, des mémoires de l'esclavage, de l'histoire coloniale ou de la décolonisation."

"La plupart des collègues avouent avoir renoncé à persévérer et donc s'autocensurent. Ils esquivent certaines parties du programme et sont très prudents au cas où il y aurait des menaces de la part de certains parents d'élèves."

Sophie Djigo, ex-professeure à Valenciennes

à franceinfo

Sophie Djigo a aujourd’hui accepté d’être mutée dans un autre établissement. Avec d’autres collègues, elle compte lancer une coordination indépendante pour aider d’autres profs dans la même situation. "Chaque semaine, partout en France, des enseignant·e·s sont ciblé ·e ·s pour avoir simplement fait leur travail, peut-on lire dans leur appel consulté par francenfo. Ils et elles se retrouvent taxé·e·s de propagande, jeté·e·s à la vindicte des réseaux sociaux, menacé·e·s jusque dans leur vie personnelle et leur vie tout court. Enseigner la réalité des faits (...) devient une prise de risques, et l’enseignement, un métier dangereux."

Dans le département du Nord, Valérie* a trouvé dans son casier le jour de la rentrée une enveloppe à son nom contenant un tract anti-migrants. "Je n’ai pas envie de vivre avec l’idée que tout d'un coup, on peut voir débarquer tout un tas de personnes qui vont mettre en cause de manière extrêmement violente notre enseignement, notre savoir, explique cette professeur de français. On ne dispense pas nos opinions à l'école. On dispense un savoir appuyé sur des lectures, des faits. Ça crée un phénomène d'autocensure, une crainte latente et parfois même, dans l'institution, le refus d'affronter véritablement ces difficultés."

Pas de "cours de pornographie" à l'école

Des infirmières scolaires sont également remises en cause sur la question actuellement très clivante de l'éducation à la sexualité, explique Gwenaelle Thenoz du SNIES-Unsa Éducation. À Lyon ou Bordeaux, des parents en colère contre les cours d'éducation à la vie affective et sexuelle (Evas) ont menacé de porter plainte et intimidé des infirmières. "Ils mettent en cause l'éducation à la sexualité alors que les infirmières d'éducation nationale et de l'enseignement supérieur s'investissent énormément dans ces missions. Elles sont bien sûr formées. On n'intervient pas n'importe comment, on s'adapte aux attentes de l'enfant. Ce n'est pas un cours de pornographie. Absolument pas. On répond à leurs questionnements."

À noter qu’en Belgique, une fronde assez similaire, animée par des milieux ultra-conservateurs catholiques, mais aussi musulmans, opposés au cours d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle, a récemment abouti à des actes de vandalisme contre huit établissements scolaires, dont l’incendie de plusieurs écoles à Charleroi.

Malgré les sollicitations de franceinfo, le cabinet du ministre de l’Éducation nationale n’apporte pas de précisions sur le nombre de cas ou la nature du harcèlement rapportés par ces enseignants. "Sujet inflammable, glisse l'entourage de Gabriel Attal, qui n’est pas une priorité de la rentrée." Pourtant, le 23 juin dernier, juste avant d’être débarqué du gouvernement, son prédécesseur Pap Ndiaye recevait cinq syndicats (Unsa, SUD éducation, CGT éducation, FSU, SGEN-CFDT) pour envisager un plan de protection des enseignants pris pour cible.

À cette occasion, des dizaines de cas concrets, dont des plaintes de professeurs n’ayant aucun engagement militant ou idéologique, avaient été remontés au ministère. Une circulaire devait voir le jour. Fatna Seghrouchni du syndicat Sud éducations était de la rencontre. "Au ministère de l'Éducation nationale, ils prennent ça très au sérieux. C'est ce qu'on a ressenti parce qu'ils sont en relation avec le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Justice." La représentante de Sud éducation décrit la précision des menaces. "On s'est retrouvé avec quelques cas où l’on donnait le nom de l'établissement scolaire, où l’on filmait devant l’établissement, où l'on communiquait clairement l'adresse personnelle de l’enseignant. Une campagne de haine. "

"Des noms de collègues balancés sur les réseaux sociaux, on sait jusqu’où ça peut mener ! On estime qu’il y a mise en danger de collègues. On ne peut pas attendre que l'événement arrive pour réagir et protéger les personnels. Ça peut arriver, en fait."

Fatna Seghrouchni, SUD éducation

à franceinfo

Parmi les groupes désignés par ces syndicats inquiets de l’influence de l’extrême-droite, la jeune association "Parents vigilants" est la plus régulièrement citée. Lancée par Eric Zemmour en septembre 2022, cette association et la campagne "Protégeons nos enfants" compteraient à ce jour 60 000 soutiens. Des sympathisants comptabilisés grâce au site internet de l’association qui incite les parents en colère à témoigner et se coordonner au niveau local en devenant des référents. Depuis son échec à la présidentielle, Eric Zemmour a fait de "Parents vigilants" l’aiguillon de son combat contre ce qu’il appelle le "grand endoctrinement" dans l'école. Au moment de sa création, il appelait les parents à "dénoncer", "protester", "ne plus rien laisser passer" grâce à ce réseau. Le leader de Reconquête considère aujourd’hui l’association comme un succès pour son parti. Les témoignages de parents témoins d'un supposé "grand endoctrinement" dans l’école publique sont régulièrement cités par Eric Zemmour et aussitôt relayés dans des boucles de messages publiques ou privées sur Telegram ou d’autres réseaux sociaux.

Le visuel de Parents vigilants portait le logo de Reconquête, appelant à se présenter aux élections de parents d'élèves. (CAPTURE D'ECRAN)

Récemment, Reconquête a ainsi repris une alerte de Parents vigilants concernant une sortie organisée par le collège Clermont de Pau en se basant sur l’un de ces témoignages anonymes. Selon l’association, cet établissement aurait mis à disposition de certains de ses élèves des salles de prière sous la pression de parents musulmans. Dans cette alerte, "Parents vigilants" dit dénoncer "l’islamisation des écoles" et "l'’autocensure" des enseignants qui "craignent de finir comme Samuel Paty". L’information a depuis été largement démentie par le rectorat de Bordeaux (article sur abonnement) qui affirme qu’aucun élève, ni parent d’élève, n’a jamais exigé de tel aménagement et que l’établissement s’est conformé à l’article L. 141-2 du Code de l’éducation.

Depuis cet été, Eric Zemmour et Parents vigilants entendent franchir une étape en appelant activement leurs sympathisants à présenter des listes de parents d’élèves aux élections des 13 et 14 octobre prochain. "Il y a des dispositions de droit commun à respecter pour éviter toute propagande en faveur d'un parti politique ou d'entreprise commerciale, les injures, les diffamations, rappelle Laurent Zameczkowski, porte-parole de la PEEP qui découvre l’initiative. Au-delà de ça, les associations peuvent se constituer librement en France. Est-ce que ce sera un phénomène massif ? Je n'en sais absolument rien."

Parents vigilants dénonce les "propagandes idéologiques" et les "lobbies"

Sollicité par franceinfo, Agnès Marion, porte-parole de Parents vigilants et cadre de Reconquête, défend cette stratégie et répond aux critiques. "Si nous demandons à nos Parents vigilants de se présenter à ces élections, c'est pour répondre aux graves dysfonctionnements que nous observons dans l'institution scolaire et que nous avons reçus sur notre plateforme. C'est vraiment un devoir de l'école de rester neutre et d'apprendre à nos enfants ce pourquoi on les envoie à l'école, à savoir en priorité lire, écrire et compter. Or, aujourd'hui, on s'aperçoit que le niveau scolaire s'effondre et qu'à côté de ça, on a un certain nombre de propagandes idéologiques qui s'immiscent à l'école."

Selon Agnès Marion, "c'est le lobby islamiste, le lobby LGBT ou le lobby immigrationniste" qui sont à l'œuvre. "Qu'on apprenne à des enfants de primaire les pratiques sexuelles, avec qui et dans quelle position, ils peuvent avoir des relations sexuelles, je suis désolé, mais ça n'est en aucun cas le rôle de l'école. L'idée, c'est que nos parents soient informés de ce qui se passe dans les établissements en amont et quand ils s'aperçoivent qu’il y a quelque chose qui ne convient pas pour nos enfants, ils soient légitimes à intervenir auprès du rectorat, de la direction de l'établissement. Moi, je voudrais quand même rappeler que les parents restent les premiers éducateurs de leurs enfants. Quand quelque chose se passe au sein de l'établissement, ils ont le droit, mais aussi le devoir de dire que ce n'est pas l'éducation qu'ils veulent donner à leur enfant. On le fait avec délicatesse, mais fermeté, c'est vrai. Mais les professeurs imposent également des choses à nos enfants que nous ne voulons pas. C'est à cela que nous répondons."

Messages postés sur le compte Telegram de Parents vigilants. (CAPTURES D'ECRAN)

Derrière cette forme assumée de pression tous azimuts sur les enseignements dans l’école publique, la "bataille culturelle" de Reconquête vise à regagner du terrain sur le plan électoral. Selon Parents vigilants, plus de la moitié de ses parents ne viennent pas de Reconquête. Pour le parti d’extrême-droite, Parents Vigilant est aussi une manière de constituer une base de données pour les scrutins à venir. Sur la page d’accueil de l’association où ne figure pas le logo Reconquête, les parents sont invités à témoigner, signer une pétition, télécharger des tracts à distribuer tout en laissant leurs coordonnées. Des parents très vite recontactés sous forme de newsletters, de mails et à qui sont proposées des visioconférences.

Une stratégie directement inspirée du nouvel homme fort de la droite américaine, Ron DeSantis. "Son combat contre l'idéologie woke à l'école a rendu ce républicain extrêmement populaire jusque dans l'électorat démocrate afro-américain, soulignait Eric Zemmour dans les pages de Causeur en mars. Ce travail illustre la façon dont j'envisage l'action de Reconquête."

*Le prénom a été modifié.

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