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Reportage
Migrants : comment les autorités luttent-elles contre les réseaux de passeurs entre la France et l'Angleterre ?

Près de 46 000 migrants ont franchi la Manche l'an dernier pour rejoindre la Grande-Bretagne depuis les côtes françaises. Un record.
Article rédigé par Yannick Falt
Radio France
Publié
Temps de lecture : 7min
Le major Patrice Villielm, chef de la brigade de police aéronautique de Lille, aux commandes d'un Cessna, surveille les 150 km de la côte d'Opale. (YANNICK FALT / RADIO FRANCE)

À l'aéroport de Lille-Lesquin, le major Patrice Villielm, chef de la brigade de police aéronautique de Lille, prend les commandes d'un Cessna, un petit monomoteur banalisé qui n’arbore aucun sigle de la police aux frontières. Direction la côte d'Opale et ses 150 kilomètres à surveiller, entre la baie de Somme et la frontière belge.

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Le rôle du major Villielm et de son copilote est de détecter les mouvements de migrants dans cette zone à la topographie très variée. "Là, vous êtes sur des dunes, vous avez des agglomérations, des sites portuaires… Un peu plus au sud, il y a des falaises et des forêts, décrit-il. Tout ça, ce sont des zones de départs, des adaptations faites au niveau des filières de passeurs, donc nous, on s’adapte également."

La côte d'Opale, 150 kilomètres de dunes, de forêts, d'agglomérations, de falaises, de zones portuaires... à surveiller. (YANNICK FALT / RADIO FRANCE)

La surveillance commence dès l'intérieur des terres, sur les routes, et les aires d'autoroutes, pour repérer aussi les véhicules suspects, souvent en provenance d'Allemagne, qui apportent le matériel, bateaux pneumatiques encore empaquetés, moteur, essence… "Il y a des gilets de sauvetage dans la végétation, repère le major Villielm. Vous les voyez en orange, vers la gauche", nous désigne-t-il. Des gilets abandonnés ou oubliés dans la précipitation du départ, souvent lorsque ceux qui veulent tenter la traversée, courent jusqu’à la mer. "On n’est pas sur une journée où on va avoir des conditions favorables pour les traversées maritimes. Pour autant, il n’y a pas de logique. Il suffit que la zone soit un peu plus abritée, que la mise à l’eau soit suffisante et ils prennent la mer", relate Patrice Villielm. Mais ce jour-là, l’équipe ne repère aucun "small boat", une embarcation de fortune, en mer en raison de la houle. 

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Retour au sol pour le Cessna de la PAF, qui est seulement l'un des moyens aériens déployés. S’ajoutent un hélicoptère de la gendarmerie, des drones et un avion de Frontex, l'agence européenne de surveillance des frontières, pour accomplir cette double mission, surveiller et épauler les secours maritimes pour éviter les naufrages.

Une surveillance terrestre également

De retour sur terre, nous partons suivre une patrouille au sol, à Calais, avec les effectifs de la sécurité publique. Nous accompagnons une patrouille de nuit, en voiture, avec deux policiers équipés de matériel de vision nocturne, intensificateur de lumière et jumelles thermiques. "Ils peuvent se cacher dans les terres en attente de retrouver la plage, explique le brigadier David. Vous voyez les champs d’orge ? Les migrants passent au travers. Ils suivent tous la même traînée donc s’il y en a une, évidemment, c’est suspect".

Équipé de jumelles thermiques, un policier tente de repérer des signes de passages dans la végétation. (YANNICK FALT / RADIO FRANCE)

Routes, lotissements, chemins de terre, zones dunaires, plages... Les policiers quadrillent la zone, à la recherche d'indices de départ imminent comme des camionnettes surchargées qui peuvent des migrants, voitures livreuses de bateaux, traces dans le sable pour du matériel enfoui. Ce n’est pas une chasse aux migrants, insiste le brigadier David, mais aux trafiquants d'êtres humains. Sa mission est "d’empêcher les migrants de prendre la mer, pas pour les empêcher d’atteindre leur rêve, mais pour éviter qu’ils subissent une avarie et qu’il y ait des pertes humaines en mer, définit-il. C’est simplement ça notre objectif".

"Notre objectif n’est pas compris par les migrants, évidemment. Leur but, c’est l‘Angleterre, mais pour nous, c’est uniquement sauver des vies."

Le brigadier David

à franceinfo

Une surveillance renforcée qui porte ses fruits, selon les autorités françaises. Trois tentatives de traversées sur quatre aboutissaient au début du phénomène, il y a cinq ans. Il n'y en a plus qu'une sur trois aujourd'hui. Les principales nationalités concernées sont des Afghans, des Iraniens, des Irakiens et des Syriens qui paient, en moyenne, 3 000 à 4 000 euros pour passer en Angleterre. 

Le "taxi-boat", nouvelle ruse des passeurs

Mais les réseaux de passeurs s'adaptent et innovent pour tenter d'éviter les forces de l'ordre, avec une nouvelle pratique depuis quelques mois, les taxi-boats. "Il s’agit pour les passeurs de mettre à l’eau des bateaux depuis des zones assez discrètes, avec peu de personnes et ensuite, de prendre en charge comme un taxi, des migrants sur une autre plage", décrit la commissaire Mathilde Potel, qui coordonne l'ensemble des forces - police, douanes, gendarmerie - chargées de la lutte contre l'immigration clandestine dans la zone.

"Une soixantaine de migrants, parfois, peuvent rejoindre à la nage le bateau. Il peut être mis à l’eau depuis un secteur et faire un, deux, trois arrêts avant son départ final vers l’Angleterre."

La commissaire Mathilde Potel

à franceinfo

La prise de risque est ainsi moindre pour les passeurs, car une fois en mer, c'est le droit maritime qui s'applique. Il n’y a pas d'abordage possible sauf pour une mission de secours.

Ces réseaux sont aussi de plus en plus structurés, avec des filières irako-kurdes pour la plupart et du matériel qui arrive de Chine par la Turquie. Chacun y joue un rôle très précis. "Il y a des donneurs d’ordre, des têtes de réseau, il y a des logisticiens qui s’occupent de tout ce qui est fourniture du matériel, de bateau. Vous avez des guetteurs qui, lors des mises à l’eau, surveillent sur les plages si les forces de sécurité intérieure ne sont pas à proximité. Vous avez les rabatteurs qui sont dans les camps et qui rabattent les clients dans les bateaux. Et puis, ce n’est pas rare de voir sur des convois soit de matériel nautique, soit de migrants, des véhicules ouvreurs pour voir s’il n’y a pas des forces de police qui pourraient les intercepter, explique Xavier Delrieu, chef de l'Office judiciaire de lutte contre le trafic de migrants (Oltim). On retrouve vraiment la même organisation que sur le trafic de stupéfiants et on travaille d’ailleurs exactement de la même façon", avec des renseignements notamment dont un tiers vient des Britanniques grâce à une coopération renforcée.

Une embarcation de migrants frôlée par un cargo dans la Manche, l'un des axes les plus fréquentés au monde. (PAF)

Résultat : les démantèlements de filières se multiplient. De 12 en 2020, les forces de l'ordre sont passées à 27 en 2021 et 32 en 2022. Les sommes brassées par les réseaux sont considérables. À raison de 100 000 euros par bateau, les autorités chiffrent les bénéfices réalisés l'an dernier à près de 170 millions d'euros.

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