Sécurité défaillante, prélèvements bancaires indus : enquête sur les plateformes de location de voitures

C'est l’équivalent d'Airbnb appliqué aux voitures : les plateformes de location de véhicules sont désormais utilisées par plusieurs centaines de milliers de personnes en France. La cellule investigation de Radio France dévoile les zones d’ombre de ce secteur en pleine expansion.
Article rédigé par franceinfo - Anaëlle Verzaux
Radio France
Publié
Temps de lecture : 19min
Deux plateformes, Getaround et Turo, se partagent le marché de la location de voiture en ligne. (NICOLAS DEWITT - CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)

C’est un peu le Airbnb de la location de voitures. Depuis une quinzaine d’années, on peut louer des voitures en passant par des plateformes, sur internet. Des propriétaires, particuliers ou professionnels, mettent en location leurs véhicules sur la plateforme. L’avantage pour les utilisateurs, c’est le prix, particulièrement attractif - en moyenne deux fois moins cher que dans des agences traditionnelles - et la souplesse. C’est simple et rapide d’utilisation. Il suffit de télécharger une application, puis d’effectuer sa réservation.

Aujourd'hui, deux plateformes se partagent le marché dans le monde : Turo et Getaround. Turo revendique la première place mondiale, avec plus de 3 millions d’utilisateurs. Et Getaround est leader en Europe, avec 500 000 utilisateurs en France. Il y a encore quelques années, il y avait une quinzaine de plateformes françaises. Elles ont toutes été rachetées soit par Turo, soit par Getaround. C’est un phénomène classique dans l’univers des plateformes et des start-ups, qu’on appelle le "Winner Takes All". C’est-à-dire que c’est le gagnant qui ramasse tout.

Du rêve d’un monde sans voiture à un juteux business

Parmi les petites sociétés françaises initiales, il y avait CitizenCar, "la voiture citoyenne". L’un de ses fondateurs, David Laval, explique qu’à l’époque, sa démarche était environnementale : "À titre personnel, je suis assez anti-voiture, on se disait donc que, grâce à cette plateforme, on allait faire en sorte que les gens n’aient plus besoin d’acheter une voiture"." Mais cet idéal d’un monde sans voitures n’est pas celui du monde des plateformes d’aujourd’hui. David Laval a même constaté qu’au contraire, ces plateformes ont tendance à encourager les achats de véhicules. Peu à peu, des propriétaires ont constitué des flottes de voitures, parfois des centaines, pour les mettre en location sur les plateformes. C’est devenu un business.

Les fondateurs de Turo et Getaround, eux, ne sont pas vraiment connus pour leur sensibilité environnementale. Turo a été créée par un homme d’affaires américain, Shelby Clark. Sur son profil LinkedIn, il raconte sa propre légende. À la question "Qu'est-ce qui a inspiré la création de Turo ?", la plateforme écrit : "[Shelby] Clark avait besoin d'une voiture de location pour Thanksgiving, mais la voiture la plus proche était à des kilomètres. En parcourant les rues enneigées à vélo, il se demandait pourquoi il ne pouvait pas simplement conduire l'une des nombreuses voitures garées qu'il croisait." Quant au fondateur de Getaround, un autre homme d’affaires, Sam Zaid, c’est "un flambeur" qui "se promène les pieds nus dans son bureau", "plus préoccupé par la recherche d’investisseurs que par le réchauffement climatique", explique l’un de ses anciens collaborateurs.

"J’ai failli mourir"

Derrière ce modèle économique prospère, de nombreuses critiques sont formulées par des utilisateurs de ces plateformes. Les forums de discussion regorgent de commentaires de personnes mécontentes qui, pensant louer un véhicule en bon état, se sont retrouvées face à ce qu’elles comparent parfois à des "épaves", pouvant les mettre en danger.

Sur le forum Trustpilot, le 27 octobre 2023, Alexandre a raconté ce qui lui est arrivé. Il a intitulé son message "J’ai failli mourir" . "Je roule à 40km/h, je suis sur une départementale en ligne droite, il n’y a pas d’obstacles : ni pluie, ni flaque d’eau. Mais tout d’un coup le véhicule ne répond plus, je perds le contrôle et je me vois partir en direction des glissières de sécurité, écrit-il. La voiture fait un tour, elle tape contre la glissière et s’arrête en position verticale sur la chaussée. Gloire à Dieu : aucun camion n'est arrivé sur une des voies en face."

Alexandre raconte sur un forum avoir “failli mourir” après que son véhicule de location a cessé de répondre. // CREDITS : Nicolas Dewit – Cellule investigation / Radio France (NICOLAS DEWITT-CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)

Nous avons échangé avec une centaine d’utilisateurs mécontents. Arnaud Merlet, charcutier à Malakoff, n’a pas pu utiliser le véhicule qu’il avait loué sur Turo pour ses vacances d’été, tant son état était désastreux, avec des sièges brûlés et la carrosserie cabossée. En 2023, Ida, qui est formatrice à l’université de Nanterre, a loué un véhicule via la plate-forme Getaround. Elle décrit, elle aussi, un véhicule délabré et dangereux : "C’était une épave. Je suis tombée en panne. J’ai pris la voiture à 5h30 le matin, je suis tombée en panne sur le périphérique parisien à 6h10, porte d’Auteuil. Une des pédales a lâché. La voiture ne pouvait plus rouler".

Un moteur qui s’emballe

Nathalie vit dans le Val-d’Oise. Avant de se retrouver au chômage, elle était commerciale dans le BTP. En novembre 2023, elle a loué une voiture pour deux semaines chez Turo. "Je me suis aperçue que le véhicule était vraiment dans un état désastreux, contrairement à la description de l’annonce, nous explique-t-elle. C’était une Citroën Saxo verte de 22 ans, très abîmée. Il y avait des chocs un petit peu partout, sur le pare-choc, sur l’aile avant, le voyant airbag restait allumé pendant tout le trajet. Quand je laissais le moteur tourner, il s’emballait tout seul !"

Ni l’hygiène, ni l’état de fonctionnement de la voiture qu’a louée Nathalie ne correspondaient à la description faite dans l’annonce. (NATHALIE (DR))

Nathalie a finalement rendu le véhicule après quelques jours, sans pour autant être remboursée de sa location.

Sur leur site pourtant, les plateformes promettent que tous les véhicules sont en bon état de fonctionnement. Interrogées par la cellule investigation, elles assurent "avoir considérablement renforcé ces dernières années [leurs] procédures en matière de contrôle de la sécurité des véhicules pour éviter ces situations". Dans les faits, ces plateformes ne voient jamais les véhicules et ne vérifient pas toujours si le contrôle technique est à jour ou pas.

Des textos "pour bien vous faire peur"

Il existe également de nombreux litiges entre le locataire du véhicule et son propriétaire (qui confie la gestion de la voiture à la plateforme). Sur ce point, les deux principales plateformes n’ont pas le même mode de fonctionnement. Tandis que Turo laisse le locataire se débrouiller avec le propriétaire, Getaround a son service d’expertise, qui évalue le préjudice et la responsabilité éventuelle du locataire. Mais cette expertise se base entièrement sur l’état des lieux, c’est-à-dire les photos qui sont prises avant et après la location par la personne qui utilise le véhicule.

La journaliste Lise Pressac, par exemple, a loué une voiture en avril 2022, pour se rendre à un mariage. Pas d’incident à signaler, elle remet le véhicule, et sa caution lui est restituée. Mais une semaine plus tard, elle reçoit un mail de Getaround lui indiquant "l’ouverture d’un sinistre" à la suite de sa location, le propriétaire ayant signalé "un dommage du pare-chocs arrière droit", photos à l’appui. "Mais on ne sait pas quand ces photos ont été prises, raconte Lise Pressac, cette voiture a pu être relouée plusieurs fois après moi !"

La plateforme lui laisse 48 heures pour payer 350 euros. Mais comme Lise Pressac conteste ce sinistre, elle vide son compte bancaire pour empêcher un prélèvement automatique. Puis, elle explique avoir été "harcelée" par des mails de relance, avant de recevoir des textos "menaçants, en lettres majuscules pour bien vous faire peur, en vous disant : 'il y a un huissier qui va récupérer ces sommes'".

Pendant des mois, cette locataire a reçu des messages la pressant de payer pour un litige qu’elle conteste. (LISE PRESSAC (DR))

Finalement, après sept mois de messages réguliers, Getaround a fini par clore le dossier de Lise Pressac. L’argent réclamé n’a pas été prélevé, excepté 40 euros de frais de dossier. Sur ce cas précis, la responsable marketing de la plateforme en France, Marie Reboul, répond qu’elle ne "met pas en doute la bonne foi de la locataire".

"Obligé de payer"

D’autres témoins racontent que sous pression, ils n'ont pas osé s’opposer au prélèvement, alors qu'ils sont certains de ne pas avoir abîmé le véhicule qu'ils avaient loué. En juin 2021, par exemple, Romain a loué un véhicule utilitaire sur Getaround pour transporter un lit. Aucun problème à signaler. Mais deux semaines plus tard, il reçoit un mail du propriétaire du véhicule qui lui réclame 500 euros de frais de réparations. "Je sens rapidement que je vais être obligé de payer, que ça va être prélevé sur ma carte bleue. Au début, je conteste, mais le propriétaire est tellement insistant, voire menaçant, que finalement je ne me suis pas opposé au prélèvement de cette somme." Depuis, Romain n’a plus jamais loué sur Getaround.

De son côté, Marie Reboul, responsable marketing de l’entreprise en France, assure que tout est fait pour éviter ce type de problème. Les utilisateurs de la plateforme "doivent prendre plus de photos et fournir plus d’informations au moment des états des lieux", incite-t-elle, tandis que "les propriétaires doivent fournir la liste des dommages préexistants et mettre à jour régulièrement les photos des véhicules".

Le problème, c’est que, pour déterminer qui a abîmé la voiture, tout repose sur les photos du véhicule. Or, une photo peut être mal prise, et cacher des dommages, elle peut aussi être anti ou postdatée, et ne pas montrer les défaillances techniques d'un véhicule, comme une boîte de vitesses cassée.

Des devis sous-évalués ?

En cas de dommage, quand il faut faire des réparations, il y a deux possibilités : Getaround peut transmettre le dossier à une société d’expertise, Dekra, ou le transmettre à son assurance. Mais dans les faits, la plupart du temps, c’est l’entreprise Dekra qui est saisie.

Pour le propriétaire comme pour Getaround, l’intérêt est d’éviter de déclarer un sinistre auprès de l’assurance. C’est un point important, parce que si la plateforme compte trop de sinistres, elle prend le risque de ne plus être assurée et de voir sa rentabilité s’effondrer. Les experts de la société Dekra, qui travaillent pour le compte de Getaround, doivent donc établir des devis pour les réparations.

Dekra est une entreprise allemande d'inspection de véhicules et de systèmes techniques. (Marijan Murat / PICTURE ALLIANCE / PICTURE ALLIANCE)

Mais selon plusieurs propriétaires interrogés par la cellule investigation de Radio France, ces devis seraient parfois sous-évalués. Pendant trois ans, Augustine a mis en location une cinquantaine de voitures sur Getaround. Pour elle, la sous-estimation des devis réalisés par Dekra est "presque systématique". Elle cite en exemple le dernier devis qu’elle a reçu avant de quitter la plateforme, trois fois moins élevé que le montant facturé par le carrossier. Alors que "l'estimation de Dekra était de 600 euros, le montant réel des travaux était de 3 100 euros". C’est donc elle qui a dû régler la différence de 2 500 euros.

Et Augustine va plus loin, elle estime que Getaround "donne des consignes" aux experts pour réduire au minimum le montant des devis. Elle dit l’avoir constaté dans des emails de Getaround adressés à Dekra, où elle était en copie. Elle dit ainsi avoir lu que Getaround demandait à Dekra "d’appliquer une décote" pour enlever de la valeur à l’estimation. Dans d’autres cas, ajoute-t-elle, la plateforme envoie les photos des dommages, avec pour consigne : "merci d’appliquer une décote".

Or, des propriétaires font le lien entre cette possible sous-estimation des devis et l’état de certains véhicules. Jamel, par exemple, est propriétaire de 20 véhicules chez Getaround. Il explique n’avoir pas toujours la possibilité de les faire réparer en temps et en heure, "parce que le montant des réparations n’est pas suffisant", mais aussi "parce qu'il faut parfois attendre plusieurs mois avant d’être remboursé". Résultat : Il a "des véhicules très endommagés", reconnaît-il, mais il les met malgré tout en location sur la plateforme, pour ne pas perdre encore davantage d’argent.

Du côté de Getaround et de la société d’expertise Dekra, on conteste sous-évaluer le montant des réparations, en expliquant prendre "en compte la vétusté du véhicule, mais aussi des coûts de main-d'œuvre et de pièces et matériaux évalués selon 'les prix du marché'".

Un boîtier connecté qu’on peut potentiellement pirater

Cela ne s’arrête pas là. De nombreux propriétaires racontent également s’être fait voler un ou plusieurs véhicules, malgré le système de sécurité de Getaround, qui consiste en un boîtier connecté, situé à l’intérieur du véhicule. En effet, avec Getaround, pour accéder à la voiture que l’utilisateur a loué, il n’y a pas forcément besoin que le propriétaire soit présent pour la remise des clefs. Sur le papier, c’est un gage de souplesse. La portière s’ouvre avec l’application Getaround sur le téléphone. Puis l’utilisateur récupère la clé, située dans la boîte à gants. Il déverrouille ensuite le système de sécurité, toujours par l’application, et c’est seulement là qu’il peut faire démarrer la voiture.

Paul est propriétaire de quatre véhicules sur Getaround. Il s’est lancé sur cette plateforme en raison de ce système de sécurité. Mais il vient de se faire voler une voiture et s’interroge : "Je n’ai pas trouvé de vitre cassée sur place, (...) donc le boîtier n’a pas fait son travail, les voleurs ont pu partir avec le véhicule après avoir probablement trafiqué le boîtier". Getaround lui a donné la dernière géolocalisation du véhicule, mais ça n’a pas suffi pour le retrouver.

Techniquement, est-il possible de pirater ce boîtier ? Une vidéo, qui se présente comme un tuto, a circulé sur TikTok. Elle montrait comment manipuler les câbles qui relient le boîtier au véhicule, pour déverrouiller le système et faire démarrer le véhicule en le poussant. Cette technique s’appelle le "vol à la poussette".

Des astuces diffusées sur Tiktok permettent de contourner le système de sécurité des boitiers dans les voitures et ainsi, les voler. (NICOLAS DEWITT - CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)

Augustine, qui a mis en location plusieurs voitures sur Getaround pendant trois ans, raconte en avoir fait les frais. "On a été victimes de beaucoup de vols, des voitures ensuite accidentées ou qu'on a retrouvées dans d’autres pays, à cause de boîtiers défaillants". Plusieurs propriétaires de véhicules mécontents et victimes de vols ont voulu en avoir le cœur net et ont fait constater la défaillance possible du système par des huissiers. Dans le constat qu’a fait faire José, qui a été propriétaire d’une vingtaine de voitures sur Getaround, les huissiers relèvent qu’il y a "des anomalies" avec "la possibilité de vol à la poussette". "C'est la défaillance de ce système-là, on peut démarrer la voiture en la poussant", estime José.

Lire le constat d’huissier

Interrogé sur ce point, Getaround minimise le problème, en expliquant que les vols de voiture ne concernent que 0,08% des véhicules mis en location sur la plateforme [soit moins d’un sur mille, NDLR]. Concernant le boîtier, la plateforme assure qu’il reste au contraire un gage de sécurité, tout en précisant que "le boîtier n’est pas en soi un système antivol". Cela dit, Getaround a commencé à les changer, officiellement pour "sécuriser encore ces boîtiers".

En France, plusieurs propriétaires réfléchissent à de possibles poursuites. Aux États-Unis, en 2020 et 2021, des actions de groupe ont été lancées contre Getaround pour des affaires de vol, dans lesquelles les propriétaires ont été indemnisés.

Réponse complète de Getaround aux questions de la cellule investigation

Réponse complète de Turo aux questions de la cellule investigation


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