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Lieux de culture fermés : "On sauve des vies en sacrifiant l'intérieur de la vie", regrette Édouard Baer

Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Aujourd'hui, l’acteur et auteur Édouard Baer.

Article rédigé par franceinfo - Elodie Suigo
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
Édouard Baer, au festival de Cannes, le 14 mai 2019. (LOIC VENANCE / AFP)

Édouard Baer est acteur, producteur de cinéma, de théâtre, scénariste, metteur en scène, auteur. Il publie un livre introspectif aux éditions du Seuil : Les élucubrations d'un homme soudain frappé par la grâce, tiré de sa dernière pièce de théâtre co-mise en scène avec Isabelle Nanty et jouée en 2019 au théâtre Antoine.

Elodie Suigo : Le point commun de toutes vos activités, est-ce votre amour des mots ?

Édouard Baer : Oui, parce qu'au fond, il y a quoi d'autre ? Il y a les paysages, le corps, il y a des religions où on dit que Dieu s'est fait verbe et puis quand on est bébé, on n'a pas les mots, alors on crie. Je crois que quand on n'a pas les mots, on crie ou on donne des coups, alors ça évite de discuter à coups de poing ou de hurlements, les mots quand même.

On vous voit avec vos yeux d'enfant dans cet ouvrage, c'est peut-être ça aussi la clé. On vous voit grandir, on vous voit surtout avec cette passion, cet amour inconditionnel devant la bibliothèque de votre père. Ces livres, c'est à la fois un mur que vous souhaitez atteindre mais qui vous semble infranchissable...

C'est écrasant de perfection une bibliothèque, ça a l'air d'être quelque chose parce que chaque objet en contient d'autres. Chaque objet contient des pages. Les pages contiennent des phrases qui contiennent des mots. Alors, on ne sait pas par quel fil attraper tout ça. J'aime bien que vous parliez d'enfance, parce que tous les héros de ma vie sont des gens qui ont de l'enfance, des gamineries, comme Romain Gary.

Qu'est-ce que votre père vous a transmis ?

Je l'admirais d'une façon incroyable. C'est ma statue intérieure. Un grand désintéressement par exemple. Il était très brillant et aurait pu faire une grande carrière dans le privé. Il est resté à la Cour des comptes à vérifier les comptes de l'État, il épluchait, il n'y avait pas l'informatique à l'époque. Puis une curiosité pour plein de choses et pour plein de types de gens, il y avait des gens très différents et il aimait bien les gens qui vivaient différemment, pensaient différemment et qui avaient d'autres âges.

Vous lui rendez aussi hommage dans cet ouvrage. Il voulait être écrivain, n'a jamais osé vraiment l'être...

Il avait de l'indulgence pour moi, je faisais des études lamentables, alors que lui se faisait une haute idée de ça. C'était un monde très cultivé et en vieillissant, avant de mourir, il est venu voir un petit cabaret que je faisais, j'avais très peur de son jugement, puis j'ai senti que ça le faisait rire.

Vous avez toujours eu très peur et vous en parlez dans cet ouvrage, la peur du comédien, la peur de ne pas être au bon endroit, là où on s'imagine devoir être.

C'est plus une honte de soi qu'une peur, c'est très compliqué. Ce n'est pas le dégoût, c'est une forme de honte, je ne peux pas l'expliquer. Je crois que c'est quand on a l'impression que les choses ont été trop faciles, parce qu'on est né dedans.

J'admire énormément les gens qui se sont inventés.

Édouard Baer

à franceinfo

Je n'invente pas, j'imite au fond. J'imite un milieu que j'admirais, des personnages que j'ai vus enfant et toute ma vie, c'est d'essayer d'imiter des gens. Donc ce qui me sauve, c'est de les aimer vraiment, de les admirer vraiment. J'admire énormément des gens qui ont tout inventé et qui n'avaient rien autour de leur berceau.

Cet ouvrage, c'est aussi un spectacle que vous avez joué au théâtre Antoine, il y a un an. On pense à la pandémie, comment vivez-vous cette période ?

Très mal. Toute ma vie, c'est la vie de café, les rencontres de hasard, croiser des gens. On vient dans les villes pour le plaisir de croiser des inconnus. Je trouve qu'on sauve des vies en sacrifiant l'intérieur de la vie, c'est-à-dire qu'on sauve des années de vie et puis à l'intérieur, on vide le contenu. J'ai lu quelque part quelqu'un qui disait : "C'est fou, parce que les hommes voudraient vivre plus longtemps au risque de vivre moins bien, alors qu'on ne peut pas vivre beaucoup plus longtemps et qu'on pourrait vivre mieux."

Peut-on dire que c'est un livre "oral" ?

Je l'ai écrit oralement, parce que les spectacles, je les écrivais sur scène. La psychanalyse en parle bien, quand il y a des mots qui vous traversent, on parle des mots entendus ou des mots lus. Et parfois s'entendre dire quelque chose, cette sonorité qui vous traverse, on peut être bouleversé soi-même ou libéré de quelque chose. C'est extraordinaire de se libérer par la parole soi-même.

Vous parlez beaucoup de fuites dans cet ouvrage, avec un comédien qui fuit et se retrouve dans un autre théâtre. Vous avez souvent fui ?

On fuit, puis après on revient. Je suis un peu impulsif. On fuit par courage ou par lâcheté. Une situation qui ne vous convient pas, alors que vous auriez tout intérêt à rester, quand on part c'est courageux. Et puis parfois, il faut s'accrocher, ça va secouer sévère mais il faut rester quand même.

Comment envisagez-vous la suite avec votre amour du théâtre, la base de votre vie ?

Là, je suis à la recherche d'un lieu, une sorte de "factory" avec une salle de théâtre, qu'on puisse faire ciné-club le soir, un restaurant, un café, loger des gens en résidence, faire des répétitions l'après-midi. On ne va pas passer notre vie à faire des modules sur les réseaux sociaux, donc je voudrais faire cabaret à minuit, théâtre à 20 heures, l'après-midi des lectures, plus tôt dans la journée des élèves qui viendraient prendre des cours de théâtre, un bar, un truc, un cinéma de minuit. Voilà, je rêve de ça et d'avoir mon bureau là-dedans, cela m'enchanterait.

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