Manu Larcenet adapte "La Route" en bande dessinée : "J'aime tout ce qui est désespéré"

Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Mardi 25 juin 2024 : l’auteur de bande dessinée, Manu Larcenet. Il publie l’adaptation du livre de Cormac McCarthy, "La Route".
Article rédigé par Elodie Suigo
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Manu Larcenet à Paris, le 26 mars 2024. (JOEL SAGET / AFP)

C'est par l'humour et plus précisément le dessin humoristique que Manu Larcenet est devenu ce dessinateur convoité et respecté. Pendant deux ans, il a collaboré et affûté sa mine avec le magazine Fluide Glacial avant d'obtenir une belle reconnaissance critique avec ses séries Le Retour à la terre et Le Combat ordinaire, qui a d'ailleurs obtenu le prix du meilleur album à Angoulême en 2004. Impossible aussi de ne pas citer Blast et Le Rapport de Brodeck, une adaptation en deux tomes de romans éponymes de Philippe Claudel. Il a été également couronné du prix Gotlib en 2023 pour son hilarante Thérapie de groupe. Aujourd'hui, il signe une nouvelle adaptation, mais cette fois-ci du roman La Route de Cormac McCarthy, qui a reçu le prix Pulitzer de la fiction.

franceinfo : La route raconte une quête impossible, celle d'un monde classé perdu, par un père et son fils. Pourquoi vous êtes-vous attaqué à ce qu'on appelle un monument de la littérature américaine ?

Manu Larcenet : C'est un roman qui se passe intégralement dans un monde sous la cendre et je n'avais jamais dessiné ça. Donc la première accroche, quand j'ai lu le livre, ça a été de se dire : est-ce que je peux rendre la cendre ? Si oui, ça vaudrait le coup. Ce qui m’a marqué, évidemment après toute la patte de McCarthy dans cette espèce d'absence totale de récit, ce sont ses scènes juxtaposées avec des phrases au cordeau. J'aime tout ce qui est désespéré et je trouvais que ce roman en faisait partie.

La route est un peu une prolongation du Rapport de Brodeck. Dans Brodeck, on parle évidemment des camps de concentration, là, on est dans un autre univers et en même temps, encore une fois, c'est l'union de deux êtres, c'est l'humanité qui l'emporte sur la barbarie.

En plus, c'est très particulier parce que quand j'ai lu le roman la première fois, je me suis dit, mais ce père ne prend jamais son enfant dans ses bras, il n'est pas du tout là-dedans et ça me dérangeait. Et en fait, il y a une scène où le père va apprendre à son fils à se suicider. Et c'est là que j'ai compris le père. En fait, cet enfant n'est pas du tout rassuré, il est dans la préparation. Et je me dis là, voilà, ça, c'est un père. Il n'est superficiel à aucun moment, il ne dit que des vérités : "Il faudra peut-être se suicider, moi, je vais mourir". Là, il m'a semblé, soudain, rejoindre mon propre père à moi et j'ai pu finalement arriver à l’attraper de cette manière.

Que gardez-vous de votre père, justement ?

Mon père et moi avions une relation basée sur le silence. Mon père était quelqu'un de très introverti et surtout, il avait compris que j'avais des problèmes mentaux, que j'ai toujours. Et il me disait : "Pour toi, ça va être dur". Ma vie a été placée sous le signe de la maladie bipolaire et mon père voyait ça de loin, sans savoir mettre des mots dessus.

"Enfant, tout ce qui était réel était un problème pour moi. Parler avec les autres était un problème. Parler avec mes parents. Comprendre comment fonctionnaient les relations à l'école, c'était impossible."

Manu Larcenet

à franceinfo

Ma mère, voyant que j'avais des problèmes pour lire, a très vite, toutes les semaines, cherché à la bibliothèque quatre ou cinq bandes dessinées et j'ai découvert le monde à travers des bandes dessinées et j'avais l'impression enfin de pouvoir agripper ce monde-là. J'arrivais à comprendre quelque chose.

Cela signifie que le dessin vous a permis d'aller mieux, d'affronter la vie, de trouver l'endroit où vous vous sentez le mieux ?

Ça m'a permis d'avoir un truc dans la vie pour lequel j'étais parfaitement adapté. Et pour un enfant dont le cerveau est complètement retourné, c'était une manière de trouver un endroit où toutes les émotions qui me débordaient, j'arrivais à les rendre. Alors pas bien puisque j'étais petit et que je n'avais pas encore le vocabulaire, mais je voyais que je pouvais au moins essayer.

On parle justement des souvenirs à l'intérieur de cet ouvrage. Le père dit à son fils : "On oublie ce dont on pourrait se souvenir et on se souvient de ce qu'il faudrait oublier".

Quand une phrase arrive au bout de cinq pages de silence, évidemment, elle a une ampleur bien plus grande.

"C’est avec ‘La Route’ que j'ai pigé que le silence rendait le peu de dialogue bien plus important que ce que ça n'aurait pu être si j'avais tartiné des textes à n'en plus finir."

Manu Larcenet

à franceinfo

Le silence est dessiné, c'est incroyable.

C'est ma grande fierté. Mais ça ne vient pas de moi, cela vient de Jiro Taniguchi, un mangaka. Il avait fait un livre qui s'appelle L'homme qui marche. C'est un type qui promène son chien, c'est tout. Et il avait fait une case que j'avais vue quand j'avais une douzaine d'années. C'est une grande case en longueur. Elle est blanche et pourtant, on voit le vent, on entend le vent. Et je me suis dit si on peut faire ça, cela veut dire qu'on peut faire le silence, qu'on peut même faire des choses très pointues dans les regards. Et je me suis rendu compte que ces détails-là sont extrêmement importants. Quand je fais un gros plan sur une douche, par exemple, on comprend qu'il y a une douche finalement et on comprend ce que ça peut éveiller chez eux. Le gros travail, ça a été ça. Et je suis heureux que vous mettiez le silence en exergue parce que c'est difficile de le dessiner.

En fait, vous êtes très malin parce qu’à travers les œuvres des autres, vous vous racontez.

Oui, bien sûr. Mais pourquoi ai-je adapté La route et Le rapport de Brodeck ? C'est que j'avais fait une série qui s'appelait Blast que je jugeais mon chef-d’œuvre parce que je l'ai écrite. Mais après, je n’ai pas cessé de faire de la bande dessinée et je n'ai pas vraiment vécu. J'avais fini par trouver un vocabulaire graphique et je me disais : c'est quand même bête, je n'ai plus rien à raconter, je ne vis plus, je ne vis que dans le romanesque. Et je me suis dit : quand tu trouves un beau roman, essaie de voir si l'auteur veut bien que tu le fasses en bande dessinée. Et c'est ce qui s'est passé pour Brodeck et pour La route. J'ai appris énormément et j'ai passé beaucoup de temps à y réfléchir, ce qui était très plaisant.

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