"On n'est pas assez responsables des êtres qu'on aime", Alexandre Jardin se confie sur le suicide de son frère
Alexandre Jardin est l'un des auteurs francophones les plus lus à travers le monde. Les lecteurs se sont attachés à lui avec des livres devenus incontournables comme Le Zèbre qui a reçu le prix Fémina en 1988, Fanfan (1990), L'île des gauchers (1995) ou encore Le Petit Sauvage en 1992. Du côté des récits autobiographiques, c'est pareil avec les livres : Le roman des Jardin (2005), Le Zubial (1997) ou Des gens très bien (2011).
Le mercredi 6 septembre 2023, Alexandre Jardin publie un nouveau roman autobiographique : Frères aux éditions Albin Michel. Un ouvrage aussi intime qu'intense, une sépulture de papier pour rendre vivant son frère disparu : Emmanuel Jardin. Un livre triste de par la disparition dramatique de son frère, mais avant tout un livre d'espoir, un témoignage nécessaire pour protéger les nôtres et trouver des clés, peut-être, pour aller mieux.
franceinfo : Votre frère a mis fin à ses jours le 11 octobre 1993. C'était il y a 30 ans. Aujourd'hui, vous le racontez avec pudeur et parfois avec les mains moites. Vous l'écrivez d'ailleurs : "Ce livre est mon secret, le plus obscur de ma vie". Pourquoi écrire sur ce drame indélébile trois décennies après ?
Alexandre Jardin : Parce qu'il a fallu un peu de temps pour que tout soit différent, pour me sentir en sécurité affective dans ma nouvelle vie aujourd'hui, pour oser écrire ce livre, parce que c'est ce que je n'ai pas voulu penser pendant 30 ans. Et ce qui est très troublant, c'est même de faire une interview parce qu'en l'écrivant, je ne savais pas si j'en ferais. Je ne savais pas si tout ce que j'avais à dire n'était pas strictement fait pour le papier. Est-ce que j'allais assumer la sortie de ce livre sur un des hommes les plus joyeux que j'ai croisé dans ma vie, mon frère, un des plus terrifiants, sans aucun couvercle et qui s'est foutu un coup de fusil dans la bouche il y a 30 ans ? Je ne savais pas.
"Mon frère, disparu brutalement il y a 30 ans, a été celui qui est derrière tous les personnages de mes livres sauf que lui était vrai."
Alexandre Jardinà franceinfo
On sent d'ailleurs ce sentiment de culpabilité. Vous écrivez effectivement que vous regrettez de ne pas avoir réussi à le sauver, limite de ne pas avoir essayé de le sauver.
Je crois qu'on est tous très inattentifs. On n'est pas assez responsables des êtres qu'on aime. Je crois que quand on commet des erreurs d'attention, d'amour... On les commet. Celle-là était absolument irréparable. Et comme il était d'une telle dangerosité pour lui-même, quand notre papa, par exemple, meurt, lui à 18 ans, moi j'en ai 15 et trois semaines après la mort de papa, il est fringant et je découvre qu'il a sauté dans le lit de la dernière femme de papa. Je vais le voir. Je lui dis : tu ne peux pas coucher avec la dernière femme de papa, c'est dangereux, tu ne vas pas en sortir vivant. Il m'a tout de suite dit : "Mais tu as raison, c'est très dangereux, c'est pour ça que c'est bon". Quand quelqu'un dit ce genre de choses, c'est qu'il est complètement en dehors des limites habituelles et en même temps, c'est un être impensable parce que je ne sais pas s'il était fou.
"Il y a des êtres qui sont si grands, si compliqués qu'on ne peut pas penser. Et je pense que la littérature, c'est l'endroit où on peut penser l'impensable."
Alexandre Jardinà franceinfo
Vous avez essayé d'éluder cette histoire à travers une date, celle du 11 octobre. Vous dites d'ailleurs qu'à partir du moment où vous avez appris sa mort, vous êtes à Nouméa, on est le 11 octobre 1993, vous décidez que cette date n'existe plus au bord du lagon en vous disant : "Si cette date n'existe plus, je n'aurai pas de souffrance, pas de larmes, pas de douleur".
J'ai pensé ne pas rentrer.
Et ça a fonctionné pendant 30 ans, c'est-à-dire que pendant 30 ans. Vous avez rejeté le 11 octobre.
On a tous des moments qu'on ne peut pas penser dans notre vie. On ne sait pas si on est dans la colère, dans la culpabilité, dans l'amour fou, dans le chagrin absolu, dans la gaieté absolue, parce qu'il est le dernier dans mon entourage qui doit mettre un canon de fusil dans sa bouche quoi. Et puis appuyer parce que c'est un être d'une drôlerie absolument incroyable. Donc le livre est très drôle en même temps. Et de publier un livre pareil, Frères, dans notre société normalisée où on ne peut pas bouger d'une virgule sans se faire engueuler par la planète entière, il est l'antithèse de notre époque.
La première réaction que vous avez, quand on vous appelle pour vous annoncer que votre frère est décédé, c'est de vous dire qu'il va emporter avec lui dans la tombe le secret qui vous lie, le fait que vous avez une relation homosexuelle et tous les secrets qui vont avec. À ce moment-là, vous parlez d'égoïsme, mais ce n'est pas le cas, c'est-à-dire que vous vous révélez à travers ce livre.
À un moment, il faut être réel, il faut intégrer la réalité. Ce qui est bizarre, c'est de le faire par la littérature. Ça peut sembler paradoxal, mais je suis plus réel que je ne l'ai jamais été. En fait, c'est le livre que j'ai écrit dans une qualité de présence que je n'avais pas avant.
Un jour, vous avez voulu vous-même mettre fin à vos jours, vous le racontez, à la suite de la mort de votre père. On sent tout le désespoir et ça ne correspond pas à l'image que vous nous renvoyez depuis tant d'années. Il y a ce côté très positif que vous incarnez.
Mais qui est aussi tout à fait vrai.
Et du coup, on se rend compte qu'en vous protégeant, vous vous êtes un peu abîmé finalement.
Bien sûr. Et en fait, ce qui est très étrange, c'est que, maintenant que je remets tout à jour, je sais que j'écris autrement. C'est très bizarre, après 25 livres, de démarrer des livres fondamentaux. Il y a un moment dans la vie où on tente de vivre, puis un jour on vit.
Donc là, vous allez vivre ?
Oui !
Ça fait du bien ?
Ah oui, bien sûr.
Je voudrais juste terminer sur un mot que vous écrivez : "Être frères, c'est aussi se transmettre des sagesses contre la démence de sa tribu". Qu'est-ce que vous souhaiteriez lui dire aujourd'hui ?
Je sais qu'il redémarre sa vie. Quand il y a un drame absolu comme ça, que personne ne réussit à penser, je sais qu'il y a toujours un moment où cette période de congélation finit. Et là, ce matin, j'ai eu des coups de fil avec des membres de la famille et tout à coup, on parle vraiment. Et d'ailleurs je me suis mis à parler à mes enfants.
Enfin ?
Oui, bien sûr. Ils ne savaient pas du tout qui était leur oncle.
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