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Micro européen. Grèce, jusqu’où ira Erdogan ?

L’hégémonie turque en méditerranée orientale, une violation des espaces aériens et maritimes grecs et chypriotes. Décryptage avec la journaliste grecque Alexia Kefalas.

Article rédigé par franceinfo - José-Manuel Lamarque
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6 min
Le navire turc de recherche sismique "Oruç Reis", escorté par des bateaux militaires turcs en mer Méditerranée, le 12 août 2020. (TURKISH DEFENCE MINISTRY / AFP)

Dans Micro européen aujourd'hui, José-Manuel Lamarque et son invitée, la journaliste grecque Alexia Kefalas, évoquent l'escalade du conflit gréco-turque. Les violations par la Turquie des territoires maritimes, aériens de la Grèce et de Chypre. La France est venue au secours de la Grèce cet été. Un conflit ancien et complexe.

Un risque de guerre entre la Turquie et la Grèce ? 

Par deux fois, à la mi-juillet et au mois d’août, Ankara a envoyé le navire Oruç Reis en Méditerranée orientale dans le but d’explorer les fonds marins pour une recherche de gisements gaziers. Mais ce navire n’est pas parti seul, il a été escorté par des bâtiments de guerre que les insulaires ont vus croiser au large des iles grecques. Les ambitions gazières d’Ankara sont la suite du désir du président turc d’annexer des îles grecques, comme l’explique notre invitée, la journaliste Alexia Kefalas, le risque de guerre est aujourd’hui une réalité entre la Turquie et la Grèce.

Il faut dire que depuis des années, Ankara n’a de cesse au quotidien de violer l’espace aérien grec. Et aujourd’hui, la flotte militaire turque viole le plateau continental grec. La crise actuelle prend sa source en 1975 comme l’a développé l’écrivain Olivier Delorme, spécialiste des Balkans et de la Grèce :

"A cette époque, la première crise a été provoquée par des activités de prospection turques dans les eaux du plateau continental grec, les Premiers ministres Karamanlis et Demirel avaient convenu de recourir à l’arbitrage de la Cour de justice internationale de La Haye pour régler ce différend. Et depuis, tous les Premiers ministres grecs, jusqu’à Kyriakos Mitsotakis, dans son allocution du 12 août dernier, ont appelé à cette solution, également recommandée par le Conseil de sécurité de l’ONU, la jurisprudence de la Cour laissant présager l’attribution à la Turquie de deux ou trois couloirs entre des îles orientales grecques afin que sa Zone économique exclusive (ZEE) soit d’une superficie équivalente à ce qu’elle serait sans ces îles."

Mais cet engagement fut renié par Ankara, et depuis, la Turquie nie le droit des îles en mer Egée, plus précisément dans le Dodécanèse, c’est-à-dire les îles grecques se trouvant en face de la Turquie, îles qu’Erdogan n’exclut pas d’envahir, comme l’a précisé Alexia Kefalas. Les provocations turques dans cette zone sont une escalade belliciste. D’ailleurs le "sultan" d’Ankara remet en cause les traités de Lausanne (1923) et de Paris (1947), qui avaient défini les frontières et le partage des eaux entre la Turquie et la Grèce.

Les îles grecques de la Mer Egée en danger

La revendication des îlots et îles grecques remonte à l’année 1990 quand Ankara adoptait une doctrine des "zones grises", et ceci, dans l’irrespect total de la convention de Montego Bay qui prévoit les droits et devoirs d’Etats côtiers, soit, la mer territoriale 12 milles marins, 21,6 km, la zone contiguë, la ZEE, zone économique exclusive, et le plateau continental, 200 milles marins, 370,42 km, où l’Etat côtier peut procéder à des exploitations minières, des forages et posséder un espace de pêche. Mais la Turquie n’a jamais signé cette convention et ne la reconnaît donc pas.

Ainsi la volonté d’expansion maritime d’Erdogan est illimitée, à l’image de son programme de "Patrie bleue" voulant une extension maritime turque, coûte que coûte, soit commençant par des recherches illégales d’hydrocarbures.

Les recherches turques d’hydrocarbure sans retenue 

Pour comprendre l’action turque depuis juillet dernier, il faut remonter dans le temps. En 1974, la Turquie envahissait Chypre, suite à la tentative de coup d’état des colonels grecs sur l’île, ce qui fera tomber leur régime dictatorial. Depuis cette date, le nord de Chypre est occupé par la Turquie, créant un état fantoche non reconnu par la communauté internationale, et spoliant les biens des Chypriotes grecs qui ont dû fuir le nord de l’île, tout comme la Turquie avait par le passé chassé les Grecs de Turquie en 1920. 1.300 000 Grecs furent expulsés, sans compter les massacres des "Grecs Pontiques" et d’Anatolie à la même époque, ce drame étant appelé en Grèce la grande catastrophe, Μικρασιατική Καταστροφή.

Quand en 2004 l’Union européenne s’élargissait à 10 nouveaux états membres dont Chypre, c’est-à-dire pas seulement la République de Chypre qui se trouve au sud de l’île, mais l’ensemble de l’île, considérée comme membre de l’Union européenne, dont le nord est toujours occupé par la Turquie. Rappelons que la Turquie est un état de 82 millions d’habitants avec une puissante armée, dont le régime d’Erdogan et son parti AKP, arrivés au pouvoir en 2002 n’ont pas hésité à emprisonner tout opposant à leur pouvoir, soit les intellectuels et journalistes, l’élite de l’armée turque, de la justice et de la police.

Et Olivier Delorme de rappeler que : "La Turquie est aujourd’hui en conflit plus ou moins larvé avec tous ses voisins. Elle a soutenu Daesh, blanchi l’argent de son pétrole, tiré dans le dos des Kurdes, recyclé en supplétifs ce qui reste des terroristes de Daesh et Al Qaïda pour les disséminer en Libye, dans le Caucase où l’Azerbaïdjan, poussé par Ankara, ranime la guerre contre l’Arménie – probablement aussi parmi les migrants (peu aujourd’hui sont des réfugiés) qu’elle a lancés à l’assaut des îles ou de la frontière terrestre grecques".

C’est la raison pour laquelle la découverte de gisements d'hydrocarbures en Méditerranée orientale pousse la Turquie à outrepasser le droit international. La république de Chypre a signé des accords de ZEE avec le Liban et Israël, et la Grèce avec l'Italie et l'Egypte, en vue de l’exploitation de ces gisements, ces accords étant un rempart aux visées expansionnistes de la Turquie. Aujourd’hui Ankara veut s’approprier les ressources gazières grecques et chypriotes en passant en force, ce qui est une manière pour Erdogan de rassurer ses alliés nationalistes turcs, ses affidés islamistes, et  de "faire oublier" la situation économique de son pays.

Le paravent d’Erdogan

Car la bataille pour les hydrocarbures est aussi pour le président turc un moyen de mettre de côté la situation  économique de son pays. Non content de vouloir réviser les traités de Lausanne et de Paris, de ne pas respecter la convention de Montego Bay, c’est au sein même de la Turquie qu’il faut porter une grande attention. Les économistes parlent d’une contraction du PIB de la Turquie de 9,9% dernièrement, d’autres évoquent plutôt un chiffre de 10,7%. Aujourd’hui si la Turquie a connu des années de croissances, depuis 2016 le pays connaît une importante inflation, quant à la livre turque, elle ne cesse de chuter, et la balance commerciale se détériore de mois en mois.

Quant aux forces armées turques, le quotidien allemand Die Welt a annoncé, citant des sources militaires turques, qu’Erdogan, aurait demandé à ses officiers généraux de couler un navire grec sans faire de nombreuses victimes, les généraux auraient refusé de le faire. L’information est troublante dans le sens où ce seraient des généraux turcs qui auraient fait fuiter cette information. Une information qui doit être rapprochée aux événements militaires en Méditerranée orientale où, reprenant des manœuvres qui avaient été ajournées pour cause de pandémie par la France et l’Italie, ces dernières ont été reprises.

Ainsi, La France et l’Italie viennent en aide à la Grèce et à Chypre, et on a noté dernièrement que des incidents navals et aériens ont été évités avec des bâtiments et des chasseurs français avec la marine et l’aviation turque. La France et l’Italie sont pour l’instant les seuls partenaires européens à venir en aide à la Grèce et à la république de Chypre.  

Une sourde Europe  

Il faut dire que l’Union européenne ne s’est pas pressée pour soutenir Athènes, surtout la chancelière Angela Merkel qui s’est fait beaucoup attendre dans la condamnation des provocations turques. Idem pour le Conseil de l’Europe dont la Grèce préside en ce moment le Conseil des Ministres. Bien qu’Erdogan ait reconverti la basilique Sainte Sophie (Agia Sofia) en mosquée, alors que Sainte Sophie est classée au patrimoine mondial de l’humanité, c’est au tour d'une ancienne église orthodoxe symbolique d'Istanbul d’être reconvertie en mosquée, l’église Saint Sauveur in Chora, un joyau de l’art byzantin du Ve siècle. Et le Conseil de l’Europe ne dit rien, garde le silence, tout comme nombre d’institutions internationales.

Il est vrai que le Conseil de l’Europe en charge des droits de l’homme pourrait aussi donner de la voix face au décès de l’avocate kurde d’ Ebru Timtik après 238 jours de grève de la faim en prison, accusée par le pouvoir d’Ankara "d’appartenance à une organisation terroriste" pour avoir exercé son métier d’avocat. Ebru Timkit est la quatrième personne à être décédée cette année, à la suite d’un jeûne de la mort, Helin Bölek, soliste du groupe de musique Grup Yorum, est décédée le 3 avril dernier, au bout de 288 jours de grève de la faim pour protester contre l’emprisonnement d’autres membres du groupe et l’interdiction des concerts du Grup Yorum, le 7 mai, le bassiste du Grup Yorum Ibrahim Gökçek est décédé après une grève de la faim de 323 jours. Le 24 avril, Mustafa Koçak, prisonnier politique, décédait des suites d’une grève de la faim de 296 jours. Que faudra-t-il donc au Conseil de l’Europe pour enfin réagir ? L’Europe serait-elle plus sourde que Washington ? 

Un divorce américain

Parce que les relations turco-américaines, elles aussi, connaissent une vraie dégradation, et ce, dès le 10 août dernier, le Département d’État, aurait  demandé à la Turquie de cesser immédiatement ses prospections dans la ZEE grecque, quant au président Trump, d’après la presse grecque, il aurait refusé de répondre aux appels téléphoniques d’Erdogan. Washington présente ici une position plus tranchée que l’Otan. Car ne l’oublions pas, la Grèce et la Turquie sont membres de l’Otan.

Et en cette fin de semaine, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, tentant une médiation, a déclaré que la Grèce et la Turquie étaient prêtes à négocier, une déclaration aussitôt démentie par Athènes, confirmation par le Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, déclarant qu'il n'y aurait aucune discussion tant que des navires turcs se trouveraient dans sa ZEE.

Et le secrétaire général de l’OTAN de reconnaître qu’il n’y a pas d’accord entre la Grèce et la Turquie pour une négociation vers une désescalade des tensions en Méditerranée, avec une précision de sa part, qu’il y aurait des "avancées techniques". La réponse du gouvernement grec par la voix de son porte-parole ne s’est pas fait attendre : "Soyez sérieux pour être pris au sérieux". Pour l’heure la Méditerranée orientale n’est toujours pas apaisée.

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