"Libye, disparition d'un Etat" : un documentaire essentiel du grand reporter Kamal Redouani en replay sur France 5
Le grand reporter et cinéaste Kamal Redouani n'est pas Tom Cruise, mais son travail de terrain en Libye qui relate l'éclatement du pouvoir, les milices, les ingérences étrangères et la souffrance des populations est un tour de force. Entretien.
Faire un reportage à Tripoli, en Libye, avec un bon fixeur est toujours possible mais ne donnera qu'une vision partielle de la situation. Dans un pays fragmenté, le journaliste et cinéaste Kamal Redouani est allé d'un fragment à un autre pour saisir la globalité. Libye, disparition d'un État est un film d'une puissance rare, diffusé sur France 5 dimanche dernier, (14 nov) à revoir en replay.
Éric Valmir : La force du film est de traiter tous les fragments d’une société fragmentée et d’un sujet qui l’est tout autant. Comment avez-vous réussi ce tour de force ? Avoir un point d’entrée dans chaque milice ?
Kamal Redouani : La Libye est un pays difficile à raconter et à analyser. Mon but dans ce film était de décrire l’ingérence étrangère, et son impact sur le pays. Et pour cela en Libye, il ne suffit pas d’avoir un fixeur ou des autorisations émanant du gouvernement en place, il faut connaître ceux qui dirigent réellement les régions libyennes. Ce sont eux qui vous donnent - même si elle est officieuse - l’autorisation de travailler et de filmer.
C’est aussi en dehors des grandes villes libyennes que l’on arrive à comprendre réellement ce qui se passe en Libye. J’ai passé des années à sillonner ce pays. J’ai réussi à y créer des liens solides qui me donnent accès à des images, des preuves, mais aussi à des personnalités qui restent souvent dans l’ombre. À force de couvrir régulièrement les guerres libyennes, j’ai aussi acquis le respect de plusieurs chefs de milice. Tous ces paramètres, auxquels s’ajoute un peu de chance, m’ont permis de mener mon enquête et de réaliser ce film.
Avez-vous, avant de partir, le plan du film en tête ou se dessine-t-il au hasard des rencontres ?
Au départ, il y a toujours une intention. Un fil conducteur qui permet de creuser dans un même sens et d’éviter de s’éparpiller. Mais pour ma part, c’est toujours le terrain qui me dicte la marche à suivre. Ce sont les histoires humaines - parfois des micro-histoires - qui incarnent la grande histoire. Réussir à raconter la grande histoire à travers celle d’un personnage est pour moi essentiel.
Par exemple : Tarhouna, une petite ville située à 80 km de Tripoli, n’était pas au programme de mon tournage. Mais la découverte d’un charnier dans cette ville qui est la ville natale d’un héros de la révolution m’a poussé à y aller. Sur place, il fallait que je trouve le personnage idéal pour décrire le chaos libyen. Le fils du héros de la révolution, était pour moi une évidence. Son père a été kidnappé. Sa sœur a été mutilée et lui a vécu pendant 7 ans sous le joug d’une milice sanguinaire. L’histoire dramatique de ce jeune homme incarne à elle seule l’histoire chaotique de tout un pays.
Êtes-vous surpris par ce que vous découvrez sur le terrain ou le travail de documentation fait avec vos interlocuteurs en amont vous donne un aperçu précis de la réalité ?
J’ai rarement accès à mes interlocuteurs en amont. J’ai bien sûr une idée précise de ce qui se trame dans le pays où je vais tourner, mais je ne sais jamais à l’avance les preuves que je peux récolter. C’est une fois sur place, et surtout une fois que j’arrive à convaincre mes interlocuteurs du bien-fondé de mon travail, que j’arrive à obtenir des preuves inédites et souvent confidentielles.
La tradition au Moyen-Orient et dans le monde arabe en général impose de longues discussions avant d’aborder concrètement le sujet pour lequel on est là. Il faut s’armer de patience. En Occident, on est plus directs, plus pragmatiques. Dans le monde arabe, on aime discuter, jauger la personne en face de soi avant de lui ouvrir les portes.
Prenons par exemple les images de la rencontre du Ministre de la défense turque avec l’ex- Ministre de l’intérieur libyen. On découvre ces deux hommes d’état échangeant sur une aide militaire dans un pays sous embargo depuis 40 ans. Ces images ont été filmées au cœur même du pouvoir libyen. Avant mon tournage, je n’aurais jamais imaginé pouvoir les avoir. Il m’a fallu des années pour bâtir des relations qui me permettent de connaître l’existence de ces images et des heures de discussions pour pouvoir les acquérir.
Votre enquête sur les armes en Libye est minutieuse. Comment l’avez-vous menée ?
Je suis parti du bombardement d’une école à Tripoli où 26 jeunes ont perdu la vie. À partir des fragments des bombes, j’ai identifié le drone responsable de ce massacre. Une fois le drone identifié, j’ai remonté le temps, étape par étape, pour connaître les pays qui avaient acquis ce drone.
Pour cela, je me suis basé sur plusieurs sources. D’abord, l’enquête officielle menée par l’ONU. C’était ma première piste. Elle était malheureusement incomplète et ne désignait pas le coupable de ce crime. Ensuite, c’est un groupe de jeunes Libyens que je connaissais depuis la guerre de Syrte contre Daech en 2016, qui m’ont livré des informations précieuses qui complétaient l’enquête de l’ONU. Mais encore une fois ce sont des sources que je ne peux citer qui m’ont fourni des documents essentiels qui m’ont permis de prouver que seuls les Emirats arabes unis avaient acquis ce drone qui a frappé l’école.
Une fois les dates précises en main, avec l’aide d’Aurélien Biette, mon chef monteur, on a passé des heures à rechercher les images satellite de l’époque qui prouvaient la présence de ces armes de dernière génération dans un pays sous embargo depuis 40 ans. Au final, lorsque l’on superpose ces informations avec le chagrin d’un père qui a perdu son enfant à cause de ce drone, on comprend à quel point les décisions prises par des états pour défendre leurs intérêts sont parfois révoltantes.
Ghassan Salamé a démissionné de ses fonctions, cela suffit-il à expliquer sa parole libre de ton ? On ne l’a jamais entendu parler avec autant de sincérité et de détermination...
Ghassan Salamé a été effectivement d’une sincérité inattendue. Je ne pense pas que le simple fait qu’il ait démissionné de ses fonctions suffit à expliquer son discours dans le film. Je crois que c’est un homme de conviction. C’est un homme qui s’est battu pour ramener la paix en Libye. C’est un homme qui a subi le jeu cynique des grandes puissances et j’ai senti lors de notre entretien qu’il n’avait pourtant pas baissé les bras.
Il veut que cela change et pour cela il montre du doigt le dysfonctionnement d’un organisme tel que l’ONU. Il n’hésite pas à souligner l’ingérence des grands de ce monde dans les affaires libyennes. J’ai réellement un grand respect pour cet homme qui a fait un travail formidable en Libye. Pour moi qui suis de près le dossier libyen depuis des années, sa démission est une grande perte pour l’ONU et un frein pour la paix en Libye.
Vous, Kamal Redouani, après toutes ces interviews croisées et ces rencontres, que gardez-vous de ce reportage en Libye ?
À chaque fois que je plie bagage d’un pays en guerre, j’ai l’impression d’abandonner ceux qui m’ont aidé et soutenu dans mon travail. Les regards de ces hommes et de ces femmes que j’ai croisés me hantent pendant longtemps. On se demande parfois à quoi sert notre travail. À quoi bon continuer à enquêter, parfois au risque de sa vie, sur les crimes commis à des milliers de kilomètres de nous ? Mais abandonner ces peuples c’est aussi les laisser à la merci de qui veut.
Le monde est cynique, mais ce n’est pas une fatalité. On a la chance de vivre dans un pays où la parole est libre, on a la chance d’avoir un service public qui programme des documentaires qui racontent le monde, alors, à nous d’exploiter cette liberté comme il se doit pour faire avancer le droit, la liberté et la démocratie.
Et quel regard portez-vous sur demain ?
Je suis optimiste. C’est mon moteur dans la vie. Je crois profondément à la justice et à la liberté. Je pense que le peuple libyen arrivera à vivre en paix. La jeunesse libyenne aspire à ça. Le chemin vers la démocratie est peut-être long mais il aboutira. Mais encore faut-il que l’ingérence étrangère cesse et que les intérêts financiers ne nous fassent pas oublier l’essentiel : la vie.
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