Cet article date de plus de deux ans.

Algérie, 60 ans après : "C'est un enrichissement pour la France d'avoir ramené toutes ces cultures, mais on ne le dit jamais", estime Jean Viard

Quelles sont aujourd'hui en France les traces laissées par la guerre d'Algérie ?  Comment soigner les cicatrices et commencer à construire une mémoire commune autour de cet épisode de l'histoire encore très douloureux dans de nombreuses familles sur les deux rives de la Méditerranée.

Article rédigé par Jules de Kiss
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5 min
Des pieds-noirs attendant d'embarquer pour la France, à Oran (Algérie) le 7 juillet 1962 (- / UPI)

Une question douloureuse aujourd'hui dans Question de société avec le sociologue Jean Viard, directeur de recherche au CNRS : les traces laissées par la guerre d'Algérie en France. Comment construire une mémoire commune autour de cet épisode tragique de notre histoire ? 

Les harkis et leurs descendants, les appelés, les pieds-noirs, les indépendantistes aussi, les porteurs de ces mémoires très différentes étaient réunis samedi 19 mars, devant Emmanuel Macron à l'Elysée, 60 ans après la signature des accords d'Evian, qui ont marqué la fin officielle de la guerre. 

franceinfo : Emmanuel Macron a voulu, dit-il, "poser une première pierre de cette mémoire commune". Pourquoi cette tâche est-elle si délicate aujourd'hui en France ? 

Jean Viard : Si vous voulez, parce qu'on a été élevés, formés avec les différents trajets, les uns à côté des autres, ceux que vous venez de citer, les pieds-noirs, etc. Moi, quand j'étais enfant, par exemple, tous les dimanches à la messe, le curé dénonçait la torture. Mon père travaillait plutôt avec le FLN, même si il n'a jamais voulu le financer. C'était des choses qui étaient présentes.

En 1962, moi j'étais sur le port de Marseille pour porter les valises des pieds-noirs. On y était allés avec tous nos copains parce que personne ne les accueillait. La France était fermée aux pieds-noirs qui arrivaient sur le port, parce qu'ils étaient là, avec leurs valises, leurs sacs, etc. Mais des Gaston Defferre évidemment, avaient l'impression que la guerre avait été faite pour les pieds-noirs. Même moi qui ne suis ni pied-noir, ni algérien, après, j'ai beaucoup publié d'écrivains algériens. C'est pour dire que tout cela est mélangé dans nos vies. Et quelque part, c'est encore, y compris dans l'imaginaire des jeunes des quartiers tout ça, d'abord parce qu'entre temps, il y a la Palestine, ils sont assez proches des Palestiniens, bien sûr, en Algérie, encore plus, et puis, ici, ils ont toujours un peu l'impression d'être discriminés.

Il faut se rappeler une chose, pour moi la grande faute de la France en Algérie, c'est le fait d'avoir donné la nationalité à tout le monde, sauf aux musulmans. On l'a donné aux juifs, aux chrétiens, qui étaient déjà là avant qu'on arrive, mais on ne l'a pas donnée aux musulmans, la République n'a pas tenu son engagement fondamental. Aujourd'hui, tout ça est présent d'une manière un peu réinventée. Et ne parlons pas de l'Algérie, où le gouvernement, depuis la guerre, utilise la guerre pour légitimer au fond son pouvoir très largement militaire, c'est tout ça qui joue. 

Ces cicatrices liées à la guerre d'Algérie sont en plus héréditaires ? Elles ont pu se transmettre de génération en génération et ça peut créer, même 60 ans après, des tensions dans la France d'aujourd'hui ? 

Mais elles se transmettent. Là où j'habite, il y a des harkis qui habitent dans des maisons, il y a des camps, il y a des maisons qui leur ont été donnés, construites pour eux, qui sont très médiocres. Ils vivent les uns à côté des autres. Ne parlons pas des pieds-noirs qui est une culture géniale, chaleureuse, une espèce de chaleur, de mélange entre les Juifs, les Espagnols, les Français. C'est festif, cette culture. Donc, toutes ces cultures se transmettent. C'est un enrichissement pour la France d'avoir ramené ces cultures avec leurs dimensions. Mais on ne le dit jamais comme ça. Et donc évidemment, tout ça crée des difficultés, parce qu'au fond, il faut aussi laisser le temps. 

Il faut savoir laisser le temps à une blessure qui existe entre tous ces gens, mais après, il faut dire aussi : attendez, l'arrivée d'une culture musulmane en France, mais c'est un atout, l'arrivée d'une culture pied-noir, mais c'est un atout, ces gens amènent des savoir-faire, amènent des comportements, etc. mais on n'arrive pas à dire ça pour l'instant. On n'arrive pas à donner sa place à l'islam. C'est une question centrale, je le dis souvent, mais pour moi, c'est essentiel. 

Qu'est-ce qui n'a pas été fait, justement, qui aurait pu permettre d'accélérer ce processus, ou qui peut permettre de vraiment l'enclencher ? 

Mais d'une part, le fait de dire que l'islam est la deuxième religion de France et qu'il est temps qu'ils aient des grandes mosquées, sur des places, avec des centres culturels, etc. et que les quartiers les plus défavorisés, on prenne l'éducation des enfants beaucoup plus au sérieux qu'on ne le fait. Il y a des gens admirables dans ces quartiers. On sait bien qu'Henri IV a de meilleurs professeurs si on peut dire que bien des lycées de banlieue. À un moment, il y a tout cela qui est en question. 

Vous reliez directement ces deux enjeux ? 

Bien sûr que je le relis, parce que je pense qu'il y a un certain lien et que sur ce sujet là, on n'a jamais été complètement clair. Après, il faut aussi laisser les historiens travailler, petit à petit. Il y a des liens entre les historiens français et les historiens algériens. Dans une guerre comme ça, il y a de la communication, il y a des horreurs, il y a des choses comme ça. Donc il faut petit à petit que les historiens construisent le récit, la guerre, mais aussi le récit de la colonisation, vous dites aux Français, par exemple, on a conquis l'Algérie en 1830, en fait, on s'est installé en 1860, on a pris les bonnes terres. Est-ce qu'ils le savent ? On a mis les populations locales dans les mauvaises herbes sur les collines et au fond, toute cette destruction de la société locale, on ne le sait pas.

Il y a des choses comme ça qu'il faut raconter. Ce n'est pas pour se repentir, c'est l'histoire du monde, mais se dire effectivement, ceux qui sont venus en France, que ce soit des harkis ou que ce soit des travailleurs algériens noirs qui ne sont pas français, il faut leur faire lentement une place légitime, indépendamment de cette mémoire. 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.