Droit de grève dans les transports : "Une grande négociation pour sacraliser quelques dates, ce serait mieux que de passer par la loi" estime Jean Viard

Peut-on encadrer ou limiter le droit de grève ? Une question de société décryptée par le sociologue Jean Viard. Une question qui sera débattue au Sénat la semaine prochaine.
Article rédigé par franceinfo - Benjamin Fontaine
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Les voyageurs à la garde de Lyon, le 16 février 2024, pendant la grève des contrôleurs à la SNCF qui a perturbé le trafic ferroviaire pendant trois jours. (Illustration) (DELPHINE GOLDSZTEJN / PQR / LE PARISIEN / MAXPPP)

Aujourd'hui, dans Question de société, on se demande si on peut encadrer le droit de grève. La question sera débattue au Sénat la semaine prochaine. L'idée, venue des rangs de la droite et du centre, est de neutraliser 30 jours par an dans les transports terrestres, où la grève serait interdite. Ça pourrait être par exemple aujourd'hui, jour de départ en vacances.

La balle est donc dans le camp des sénateurs, qui voteront ou non ce texte sur la limitation du droit de grève. Et puis, ce sera au tour des députés. Le gouvernement, lui, reste pour le moment opposé à cette idée.

franceinfo : Ce n'est pas la première fois que des élus cherchent à limiter le droit de grève. Pourquoi ces attaques répétées ?

Jean Viard : Il y a deux droits qui s'opposent. Il y a le droit de grève, un droit non seulement constitutionnel, qui a été gagné après des décennies, des siècles de luttes en réalité, et qui est un droit magnifique. Mais il y a un autre droit, le droit aux vacances. Il a aussi été gagné après des luttes au XIXᵉ siècle. Le droit, ça a été les batailles sociales depuis 1870, l'interdiction du travail des enfants, l'interdiction de travail de nuit pour les femmes, le dimanche férié en 1905, les congés payés, en 36, la retraite en 1945.

La bataille des milieux populaires, des ouvriers et des travailleurs pour "cadrer le temps", c'est une autre bataille, et une victoire populaire aussi. Donc la question au fond, c'est qu'il y a deux droits, qui sont issus des luttes populaires qui s'affrontent. C'est un peu ça le sujet. Il ne faut pas dire : on veut remettre en cause le droit de grève, on dit : comment on pourrait articuler deux droits qui sont aussi légitimes l'un que l'autre ? Et tous les deux sont absolument fondamentaux. 

Il y a deux victoires des luttes populaires, et moi je suis toujours un peu désarçonné quand je vois les syndicats choisir les dates des vacances pour faire grève, parce que j'aurais tendance à penser qu'ils ont intérêt à bloquer plutôt la machine économique, c'est-à-dire l'économie, les entreprises, le travailleur qui va à l'usine, c'est la lutte contre le patronat et contre l'Etat. S'attaquer au temps libre, ça me désarçonne.

Mais ce sont aussi des moments où les sociétés font beaucoup d'argent ? 

Ce sont des sociétés qui font beaucoup d'argent, c'est vrai, mais en ce moment, excusez-moi, mais les trains, ils sont pleins tout le temps, donc je dirais qu'ils peuvent faire grève un peu n'importe quand. Le problème, c'est que l'idéal, ça aurait été qu'il y ait un accord, un consensus. Et je vais rajouter une chose. Vous savez, l'activité première des vacances, c'est la famille. Or, la famille, ce lieu-là est essentiel, c'est le lieu le plus solide de la société. Et c'est ça qu'il faut dire : il faut protéger le lien familial.

Mais ce que disent les syndicats et les élus de gauche, souvent, c'est que lorsqu'on commence à limiter le droit de grève, on finit par finalement toucher à ce principe constitutionnel ?

Mais c'est vrai que c'est un gros danger, c'est pour ça que je ne suis pas très favorable à la limitation. Mais en même temps, par exemple, il y a 30% de couples recomposés, ça veut dire qu'il y a des enfants qui circulent seuls pour aller d'un ménage à l'autre, c'est ça qu'on bloque aussi avec les grèves. Donc ça aussi, c'est légitime quand même d'en tenir compte. Pourquoi est-ce qu'il n’y a pas moyen de faire un accord pour dire qu'on sacralise un certain nombre de dates, parce que franchement, ça ne me semblerait pas impossible. Je préférerais un accord, une table ronde où les syndicats et les grandes associations familiales et de tourisme, etc., sacraliseraient un certain nombre de dates.

Pourquoi l'Italie a réglementé un certain nombre de dates. Ils n'ont pas réglementé un mois, ils ont réglementé certaines grandes fêtes. C'est bien parce que dans un monde aussi mobile, s'attaquer à la vie privée des familles, c'est quand même très grave et très dangereux. Donc moi j'appellerais plutôt à une grande négociation, où on pourrait sacraliser quelques dates, s'entendre là-dessus, ça serait mieux que de passer par la loi, sinon, ça va finir un jour par être voté.

Il faut dire une chose : la grève dans les entreprises a presque disparu. 90% des accords dans les entreprises sont signés par tous les syndicats, y compris la CGT. L'entreprise n'est plus le cœur des luttes sociales. Il y a des luttes sociales écolos, il y a des luttes sociales autour de la place des femmes, il y a des luttes sociales dans les banlieues, il y a des luttes sociales partout, mais elles ne sont plus d'abord dans les entreprises. Effectivement, certaines grandes entreprises publiques gardent cette culture de la grève. Donc, est-ce qu'il n'y a pas aussi une vraie réflexion à mener, dans ces grandes entreprises publiques ou parapubliques, sur une autre culture du dialogue social qui aurait quand même besoin de se développer.

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