A Paris, la salle de shoot ne se fera pas sans accrocs
Le Conseil d'Etat juge les "salles de consommation de drogues à moindre risque" illégales. Paris devait en accueillir une à l'automne, près de la gare du Nord. Reportage auprès des riverains.
- "Mais si, c'est bien. Les seringues, elles ne traîneront pas partout.
- Tu racontes n'importe quoi. Tout le monde va croire que c'est permis."
Il est 11 heures du matin, rue Ambroise-Paré, dans le 10e arrondissement de Paris, à deux pas de la gare du Nord. Face à l'hôpital Lariboisière, Sam, 35 ans, est en grande conversation avec son ami. Sam est "toxicomane", comme il le déclare volontiers, mais il ne veut pas entendre parler de la "salle de consommation à moindre risque" (SCMR), rebaptisée familièrement "salle de shoot". Elle devait ouvrir non loin de là dès cet automne, mais éventuellement après la décision du Conseil d'Etat, jeudi 10 octobre, elle ne pourra pas être mise en place avant les municipales de 2014. Cela ne fait que retarder l'échéance, et en attendant, Sam continue de trouver qu'il est saugrenu de vouloir ouvrir ce type de salles. Non, décidément, "il ne faut pas, ce n'est pas du tout une bonne idée". Pourquoi ? "Il faudrait légaliser le cannabis, argumente-t-il. Un enfant de 16 ans va se dire, on peut prendre de l'héro, mais pas du cannabis."
Sam interrompt sa démonstration quand deux hommes passent. Il propose : "Métha ?" Méthadone, Subutex, Skénan, des produits de substitution et des médicaments que l'on deale ici. "De toute façon, il y a déjà une salle de shoot, elle est là", reprend-il, en indiquant, pouce en arrière, la sanisette située juste derrière. Et puis, "on peut faire ça partout, même dans la rue. Enfin, dans les endroits un peu chécas [cachés], on n'est pas non plus idiots."
Dans les caniveaux, quelques flacons vides témoignent de l'activité du lieu. Les toxicomanes peuvent aller chercher gratuitement un jeton doré dans une petite corbeille bleue à l'accueil aux urgences. Cinquante mètres plus loin, dans la rue, le jeton donne droit à un kit au distributeur : deux seringues, eau injectable, préservatif... Près de 180 000 seringues par an y sont distribuées, selon Pierre Leyrit, directeur de l'association Coordination toxicomanies.
"Il faut être taré pour élever son gosse ici"
Une habitante du quartier en a un peu marre de ces "drogués". Ils s'approvisionnent en alcool à l'épicerie non loin. Elle dit pourtant entretenir des relations cordiales avec eux : "Je leur demande de parler un peu moins fort. Ils m'appellent 'belle plante'." La riveraine ne fait quand même "pas la fière" quand elle doit rentrer tard. Elle se souvient d'un "touriste Japonais" qui hurlait. "Il était en train de se faire tirer son sac par deux toxicos, mais il s'agrippait et ne lâchait pas. Un homme à vélo est arrivé." Le "Japonais" a sauvé son sac.
Elle parle encore des seringues abandonnées, de la rue derrière qu'elle a rebaptisée "la pissotière" et conclut : "Il faut être taré pour élever son gosse ici. Moi, j'ai compris, soit je m'en accommode, soit je pars." Daniel, 55 ans, commerçant, ajoute qu'il est parvenu à faire baisser le prix d'un grand appartement de presque 20% : "Personne ne veut venir vivre ici." Il ne l'a d'ailleurs pas acheté, finalement.
Pourtant, à ce moment de la journée, la drogue est presque invisible dans la rue. Mais Daniel pousse la porte du parking souterrain. Dans l'escalier, sur le sol, un homme a disposé une seringue, un petit capuchon de bouteille et s'apprête à s'injecter de la drogue. Il écarte, l'air gêné, son petit atelier, tandis qu'un acolyte se plaque contre le mur pour laisser le passage. Daniel s'agace : "Comment voulez-vous ne pas avoir peur quand vous êtes une femme et que vous rentrez tard ?" Il précise, "attention, ils n'agressent pas" et conclut, comme à lui-même : "On s'habitue, ils font partie du paysage."
"Pourquoi l'implanter dans notre quartier ?"
En tout cas, la riveraine a été soulagée quand elle a appris, en juin, que la salle s'implanterait de l'autre côté des voies de chemin de fer, même si elle se dit partagée ("il faut bien faire quelque chose pour eux"). Au 39, boulevard de La Chapelle, dans un endroit qui jouxte le terrain SNCF où un bâtiment préfabriqué doit accueillir les toxicomanes, on n'a pas eu la même réaction. "Ça a d'abord été une très grande surprise", se souvient Marpessa Randolph, du collectif des habitants du quartier qui habite dans l'immeuble voisin. "Nous ne sommes pas dans un quartier touché par la toxicomanie. Pourquoi ici ?"
S'appuyant sur le travail de l'association Coordination toxicomanies, elle souligne qu'il y a 25 à 50 fois plus de seringues collectées dans le quartier Lariboisière que dans son secteur du 10e arrondissement, coincé entre les voies de la gare du Nord (première gare d'Europe en termes de trafic) et le métro aérien.
Afficher Salle de consommation à moindre risque sur une carte plus grande
En signe de protestations, des affichettes "Non" occultent les fenêtres du "39" et de grandes banderoles alertent : "Ici 32 enfants : 1 salle de shoot !" Pierre Coulogner, de l'association Vivre Gares du Nord & Est, les a dénombrés lui-même : "Ils ont de 2 mois à 17 ans." Il martèle que son association n'est "pas contre le principe" d'une "salle de shoot" pour "endiguer le problème de la drogue". Ce qui le chiffonne, c'est qu'elle "est orchestrée de façon précipitée". Il s'inquiète d'un nouveau "point de chute" pour les toxicomanes et il dénonce "une salle au rabais". Il l'aurait voulue à l'hôpital. Mais l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) n'en a pas voulu, dit-il. "On nous présente la toxicomanie comme un problème de santé publique. Or, l'essentiel de la consommation de drogue relevée par les associations se situe aujourd'hui autour de l'hôpital Lariboisière, pourquoi ne pas installer cette salle à proximité immédiate, voire dans l'enceinte de cet hôpital ?" abonde Marpessa Randolph.
"Les habitants ne se sentent pas impliqués"
Guy Sebbah, directeur adjoint du Groupe SOS, se souvient de la lutte qu'il a fallu mener pour installer un lieu d'accueil dans le 2e arrondissement, près des Halles. "Ça va centraliser tous les problèmes. Pourquoi vous ne la faites pas ailleurs ?" lui disaient les riverains mécontents. "Expliquer, cela prend du temps. Les usagers de drogue sont là, dans les métros, les souterrains, la rue, sous les portes cochères. Les produits aussi sont là. Il faut bien faire quelque chose." D'ailleurs, il n'aime pas trop l'expression "salle de shoot". L'idée consiste à "accueillir, accompagner dans la réduction des risques, voire dans le sevrage, ou la réinsertion", plaide-t-il.
Un problème de communication, alors ? La sociologue Anne Coppel rappelle qu'"aujourd'hui, on distribue des seringues, mais les toxicomanes repartent dans la nature. Les environs immédiats sont souvent insalubres". Pour elle, la salle amènerait plus de confort pour les riverains, mais elle n'est pas surprise de la réaction d'une partie d'entre eux. "Le projet actuel a été porté par l'association Gaïa, mais il a été décidé en haut lieu. Cela vient de l'extérieur au nom de la santé des usagers de drogue, mais les habitants ne se sentent pas impliqués. C'est très compliqué à expliquer après coup."
"Les habitants ont une légitimité forte à vouloir être partie prenante, juge Pierre Leyrit, dont l'association fait de la médiation entre habitants et toxicomanes. Il faut leur donner les moyens d'être experts, leur délivrer de l'information, de la contradiction. Mais il y a un moment ou un autre où il faut bien créer la discussion." Difficile tant que le lieu n'était pas arrêté.
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