: Enquête franceinfo Quand des tests ADN jettent le trouble sur le recours de gynécologues à leur propre sperme pour des inséminations
Le Conseil national de l'Ordre des médecins a récemment été alerté sur des soupçons visant trois gynécologues français, dont deux sont décédés. Plusieurs tests ADN, réalisés par des personnes nées de dons, soulèvent des questions quant aux pratiques de ces spécialistes.
Le document se veut être un "signalement" sur de possibles "fautes éthiques et déontologiques graves" au cours des années 1970 et 1980. Dans un e-mail adressé le 2 novembre au Conseil national de l'Ordre des médecins, et auquel franceinfo a eu accès, l'association PMAnonyme soupçonne trois gynécologues français d'avoir eu recours à leur propre sperme pour inséminer des patientes, "et ce à leur insu". L'Ordre des médecins, joint par franceinfo, confirme avoir reçu ce message, sans préciser les suites qui seront données à cette alerte. C'est la première fois que de telles accusations sont rendues publiques en France.
De premiers soupçons ont émergé récemment au sein de PMAnonyme, qui réunit des centaines de personnes nées de dons de gamètes et milite pour l'accès aux origines personnelles. Trois femmes membres de l'association ont en effet découvert des liens génétiques avec les familles des gynécologues de leurs mères. Ces trois Françaises, nées entre 1974 et 1986, ont depuis longtemps conscience de leur mode de conception. Elles ont appris, à l'adolescence ou à l'approche de la trentaine, qu'elles étaient nées d'une insémination avec donneur en cabinet de gynécologie. Avec l'anonymat du don de sperme, ces femmes ont composé avec une absence totale d'information sur leur géniteur. Les tests ADN, ces kits interdits en France mais accessibles en quelques clics sur des sites américains comme MyHeritage.fr ou 23andMe.com, sont venus bouleverser leurs recherches.
La découverte d'ADN très rapprochés
En faisant ce test, "je voulais avoir une histoire", justifie auprès de franceinfo Natacha Jolivet, née d'une insémination en 1975 dans le sud de la France. Dans son cas, la démarche a permis de faire émerger de nouveaux "cousins génétiques", c'est-à-dire des personnes ayant elles-mêmes réalisé un test et partageant avec elle une part d'ADN. Un "match" apparaît en effet sur les résultats dès que deux personnes liées par l'ADN ont recours aux mêmes sociétés de recherche sur leurs origines. Dans le cas de Natacha Jolivet, quatre de ses "cousins génétiques" présentent plus de 4% d'ADN partagé, soit un lien génétique rapproché selon les spécialistes. Un travail minutieux de croisement, entre données génétiques et arbres généalogiques déclaratifs, s'est alors enclenché.
Ces éléments consultés par franceinfo révèlent que Natacha Jolivet est descendante des parents du gynécologue de sa mère, aujourd'hui décédé. Cette conclusion résulte de l'analyse de Jonathan Grandaubert, ingénieur en développement de généalogie génétique au sein du site Geneanet.org, qui a observé les segments d'ADN communs entre Natacha et trois de ses principaux "matchs". Nathalie Jovanovic-Floricourt, une autre spécialiste de généalogie génétique, a également analysé ces données pour franceinfo. "Au vu des dates de naissance et des données de l'arbre généalogique, le gynécologue est bien le géniteur de Natacha", assure la présidente de l'association DNA Pass. "C'est indéniable."
"Maintenant, je sais. Il y a la satisfaction d'avoir trouvé, mais j'aimerais savoir pourquoi il l'a fait. Et l'a-t-il fait avec d'autres ?"
Natacha Jolivetà franceinfo
Un spécialiste de la PMA comme géniteur ?
Marjorie Mendes, née elle aussi d'une insémination en 1986, se pose les mêmes questions. Pour cette proviseure adjointe et mère de deux enfants, l'histoire a basculé "à la réception du test" il y a deux ans. "J'avais une grosse boule au ventre. Ma mère n'était absolument pas au courant" de cette démarche, confie-t-elle. A l'ouverture des résultats, la trentenaire découvre une première correspondance ADN de 4,6%, suivie de "beaucoup d'autres". "Je prends conscience que quelque chose va s'écrire", se souvient-elle. Marjorie Mendes contacte alors ses nouveaux "cousins génétiques" sur les réseaux sociaux, leurs noms étant visibles sur la base de données du test. Au gré d'échanges discrets, consultés par franceinfo, elle met ainsi au jour un nouvel arbre généalogique. Rapidement, le nom du gynécologue de sa mère apparaît au cours de ces conversations.
Au total, la proviseure adjointe compte des correspondances génétiques avec sept membres de la famille du spécialiste, toujours en vie aujourd'hui : des enfants de cousins du médecin, une cousine directe du gynécologue et le petit-fils de sa sœur. "Quand je réalise, je commence à accuser le coup, commente la trentenaire. C'est quand même une vraie violence." Quelques mois plus tard, un nouveau "match" émerge avec un homme, cette fois-ci bien plus élevé. La correspondance est de 20%, un pourcentage équivalent à un lien entre demi-frère et demi-sœur biologiques selon les spécialistes. La mère de cette personne, contactée par franceinfo, confirme avoir été une patiente du même gynécologue que la mère de Marjorie. Elle l'avait consulté pour une insémination prévue avec les spermatozoïdes de son mari.
Ce spécialiste de la PMA aurait-il eu recours à ses propres gamètes ou à celle d'un proche, comme un frère ou un cousin ? Contacté par franceinfo, le praticien réfute totalement le fait d'avoir utilisé son propre sperme et évoque un cousin. Mais les analyses du cas de Marjorie Mendes, que franceinfo a confié à trois spécialistes de généalogie génétique, mettent à mal cette version. Pour Nathalie Jovanovic-Floricourt, la prudence doit être de mise en raison de cas d'endogamie dans la famille du gynécologue. Ces mariages au sein d'un même groupe peuvent en effet fausser les niveaux d'ADN partagé, prévient la généalogiste. Les deux autres experts se montrent plus définitifs. Pour Paul Woodbury, membre de l'Association des généalogistes professionnels (APG), la probabilité que le gynécologue ou l'un de ses frères soit le géniteur de Marjorie Mendes est de "99,9%" par rapport au scénario d'un cousin par exemple. Même avis du côté de Jonathan Grandaubert.
Une pratique "artisanale mais pas interdite"
Avec l'anonymat du don en vigueur jusqu'en 2021, l'identité des géniteurs a toujours été cachée. Impossible d'établir avec certitude une paternité sans un test ADN fait par le donneur ou ses enfants reconnus. Cela n'empêche pas Pauline*, le troisième cas évoqué par PMAnonyme, d'être convaincue de l'implication du gynécologue de sa mère dans sa conception. La découverte récente de liens génétiques avec ce médecin, attestés par son test ADN et l'arbre généalogique du praticien, consultés par franceinfo, a été "un moment très éprouvant", "une trahison" pour ses parents. L'histoire entendue depuis ses 18 ans, celle d'un donneur étudiant en médecine aux origines italiennes, a volé en éclats à la suite de ses recherches. "Ma mère a été très abîmée, mon père très en colère", confie cette femme née en 1974. La quadragénaire dit avoir trouvé "une assise, une tranquillité" en ayant de premières réponses sur ses origines, mais elle reconnaît "un état de sidération".
Ces témoignages illustrent les zones d'ombre qui entouraient les parcours de PMA avant les premières lois de bioéthique. Jusqu'à la création du premier Centre d'étude et de conservation des œufs et du sperme humains (Cecos), en 1973, "les inséminations artificielles se faisaient dans un certain nombre de cabinets médicaux, selon les pratiques qui étaient celles des gynécologues concernés", souligne le biologiste de la reproduction Pierre Jouannet, ancien président de la Fédération française des Cecos. Ce dernier évoque, dans le courant des années 1960, des "gynécologues qui recrutaient des étudiants en médecine pour être donneurs de sperme" frais, c'est-à-dire non congelé.
Une pratique dont certains médecins ne se cachent pas : "C'était artisanal, mais ce n'était pas interdit", reconnaît une gynécologue interrogée par franceinfo, en affirmant avoir cessé avec l'arrivée des Cecos. A l'inverse, le gynécologue de la mère de Marjorie Mendes proposait encore des gamètes dits "frais" en 1986, selon plusieurs témoignages recueillis par franceinfo. Il aurait ainsi parlé de cette méthode à sa patiente après plusieurs échecs avec des dons congelés, comme celle-ci l'affirme sous couvert d'anonymat.
"Pour moi, c'était une personne venue avant. Lors de l'insémination, il n'a rien dit, il m'a juste demandé un petit quelque chose pour payer la personne. J'ai demandé s'il y avait des garanties au niveau de certaines maladies, et il m'a dit de ne pas m'inquiéter."
La mère de Marjorie Mendesà franceinfo
Jusqu'aux années 1990, "rien dans la loi n'interdisait [le recours aux dons de sperme frais] et certains le faisaient", appuie Louis Bujan, qui a présidé la Fédération française des Cecos de 2009 à 2015. Malgré l'existence des banques de sperme, "ce qui se passait dans les cabinets, nous n'en étions aucunement informés. C'était libre", relève ce professeur de médecine et biologie de la reproduction, tout en appelant à "ne pas en déduire que cette pratique était fréquente". Le 31 décembre 1991, une loi y met officiellement un terme, en déclarant que "toute insémination par sperme frais provenant de dons est interdite". Mais le texte n'est pas connu de tous et des gynécologues poursuivent cette pratique, relève Louis Bujan. L'interdiction sera confirmée trois ans plus tard dans les premières lois de bioéthique.
Avant cet arsenal législatif, des médecins ont-ils pu profiter de cette technique pour utiliser leurs propres gamètes ? Déjà dans les années 1980, lorsque le chercheur Grégoire Moutel travaillait en Cecos, des patients en parcours de PMA "s'interrogeaient". Dans les cabinets privés, racontaient-ils, "le médecin partait un moment et revenait avec du sperme frais". "Etait-ce un donneur ou était-ce le médecin ?" s'interroge encore le chef du service de médecine légale et droit de santé au CHU de Caen. "J'ai eu des échos de gynécologues ayant utilisé leurs propres gamètes. C'est possible", poursuit un médecin parisien souhaitant rester anonyme. Lorsqu'il était interne, le professeur Israël Nisand, ancien président du Collège national des gynécologues-obstétriciens français, décrit avoir entendu des rumeurs similaires.
"On me racontait que des gynécologues utilisaient leur propre sperme, mais je n'ai eu la preuve à aucun moment de cela."
Israël Nisand, professeur de gynécologie-obstétriqueà franceinfo
Au cours de notre enquête, le sujet est apparu comme sensible. Nombre de soignants assurent n'avoir jamais eu d'informations à ce sujet, mais trois spécialistes rapportent à franceinfo des interrogations sur le médecin de la mère de Marjorie Mendes. Ils disent avoir chacun eu des échos sur le recours de ce gynécologue à son propre sperme. "Il y avait ces interrogations, car [ses inséminations] avaient beaucoup de succès", confie l'une de ces sources.
Vers un futur scandale sanitaire ?
Dans son e-mail à l'Ordre des médecins, PMAnonyme explique vouloir "signaler de façon informelle" ces découvertes et les questionnements qu'elles posent, "sans objectif de contentieux". Car plus de trois décennies après ces inséminations, seules les anciennes patientes de ces médecins pourraient porter plainte pour "abus de confiance", explique à franceinfo l'avocat en droit médical Antoine Béguin. "L'enfant n'a pas été victime directe, c'est la mère qui l'a été", souligne-t-il. A ce stade, aucune des trois patientes concernées n'a entamé de procédure judiciaire.
Car ces pratiques, aussi trompeuses soient-elles, leur ont permis d'avoir un enfant, soulignent certaines d'entre elles. Anne-Rozenn Jolivet, la mère de Natacha, se remémore les mots prononcés peu avant sa dernière insémination, après cinq ans d'essais infructueux. "Aujourd'hui, c'est gratuit", dit-elle avoir entendu de la part de son gynécologue. "Et puis, j'ai été enceinte. J'ai vu des photos de lui quand il était enfant et c'est exactement Natacha..." Savoir qu'il est le géniteur d'après le test ADN de sa fille la "rassure" car "je me posais la question", confie-t-elle.
"Peut-être qu'il a eu de la compassion, qu'il s'est dit : 'Cette femme, cela fait cinq ans qu'elle vient.' Il s'est engagé."
Anne-Rozenn Jolivet, mère de Natachaà franceinfo
PMAnonyme y voit plutôt "un scandale sanitaire qui débute", selon les mots de Blandine, vice-présidente de l'association. Car au fil des tests ADN, une autre pratique, déjà rendue publique, émerge : le fait que des gynécologues aient pu avoir recours au même donneur pour un nombre important d'inséminations, entraînant des risques "de consanguinité". Blandine assure avoir elle-même retrouvé sept demi-sœurs et demi-frères biologiques dans sa ville, tous issus du même cabinet médical. "Peut-on laisser des gens dans l'ignorance de ces pratiques ?"
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.
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