: Enquête franceinfo Coronavirus : la France fabrique-t-elle en toute urgence des respirateurs artificiels inadaptés ?
Air Liquide s’est associé à PSA, Valeo et Schneider Electric pour produire 10 000 respirateurs artificiels. Mais certains de ces modèles ne sont pas utilisables pour ventiler des patients atteints de Covid-19, révèle l'enquête de la cellule investigation de Radio France.
8 500 respirateurs artificiels ont-ils été fabriqués pour rien ? C'est la question que pose jeudi 23 avril l'enquête de la cellule investigation de Radio France. Air Liquide s’est associé à PSA, Valeo et Schneider Electric pour produire 10 000 respirateurs artificiels. Cette mobilisation de l’industrie française a pour objectif de répondre aux besoins des soignants. Mais l'enquête de la cellule investigation de Radio France montre que certains de ces appareils, 8 500 sur les 10 000, sont inadaptés aux malades du Covid-19.
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Comme dans toute guerre, il y a un branle-bas de combat. A la mi-mars, sur son flanc droit, le gouvernement est sous le feu des critiques pour n’avoir pas pu livrer suffisamment de masques aux personnels soignants. Il doit donc reprendre l’avantage. L’heure est à la mobilisation. Pas question d’être pris en défaut sur son flanc gauche : celui des respirateurs artificiels. La France disposait de 5 000 lits de réanimation au début de la crise. Le ministère de la Santé veut en équiper 14 000. Encore faut-il les doter du matériel qui doit aller avec.
En France, il n’existe qu’un seul fabriquant de respirateurs artificiels : Air Liquide Medical Systems. Pour répondre à la crise, l’entreprise s’attelle déjà à la fabrication de 1 024 appareils d’un modèle appelé T60. Il est plutôt conçu pour le transport des malades, mais il peut, si nécessaire, s’adapter aux besoins d’un service de réanimation. Air Liquide fait part à l’État de son intention d’augmenter sa production. Agnès Pannier-Runacher, la secrétaire d'État auprès du ministre de l'Économie et des Finances, saisit alors la balle au bond : "Combien pouvez-vous produire de respirateurs en plus ?, demande-t-elle à la direction. Nous souhaiterions vous passer une commande de 10 000 unités."
Quatre fleurons de l’industrie main dans la main
Air Liquide ne peut décliner une telle offre, mais il ne peut passer à une production de masse sans étoffer son organisation. L’entreprise se rapproche de trois groupes qui ont un savoir-faire en la matière : PSA, Valeo et Schneider Electric. Une alliance se forme. Le 24 mars, un collège d’ingénieurs en électronique et d’experts en produits industriels issus de ces quatre entreprises se réunit pour plancher sur l’appareil qu’il serait possible de fabriquer. Dans un premier temps, l’État souhaite que soient produits 5 000 respirateurs T60, et autant d’un modèle plus basique, utilisé depuis 1998, qu’on appelle l’Osiris 3. Mais le T60 est complexe à assembler. Air Liquide propose donc de produire plus de modèles de type Osiris qui, eux, ne nécessitent que 300 composants. Résultat : 8 500 Osiris 3, contre 1 600 T60, seront fabriqués dans un délai record de 50 jours. Le projet est sur les rails. L’alliance fait appel à 240 volontaires. La production démarre le 6 avril.
On ne peut rêver plus belle communication. Quatre fleurons de l’industrie française travaillant main dans la main, au service d’une noble cause, dans une crise d’une ampleur exceptionnelle. "Face au besoin de respirateurs pour traiter les patients les plus sévèrement atteints par le Covid-19", peut-on lire sur le site d’Air Liquide, "Air Liquide, PSA, Schneider Electric, Valeo relèvent le défi de produire 10 000 respirateurs". L’entreprise précise qu’elle ne réalisera aucune marge sur ces appareils. Ils seront vendus à prix coûtant, soit autour de 3 000 euros pièce, ce qui représente tout de même une facture de 30 millions d’euros pour l’État. Le 31 mars, depuis l'usine de masques de Kolmi-Hopen près d'Angers, Emmanuel Macron salue la création de cette nouvelle alliance. Elle incarne le début du retour de la souveraineté française industrielle qu’il appelle de ses vœux dans le domaine de la santé.
Un choix qui pose problème
Mais personne ne mesure alors que le choix fait par l’exécutif sur proposition d’Air Liquide risque de poser problème. Car les 8 500 respirateurs Osiris qui doivent être fabriqués sont des respirateurs destinés à gérer l’urgence. Sur son propre site, Air Liquide décrit ce modèle comme un "ventilateur de transport léger et simple d’utilisation". Autrement dit, un appareil qu’on utilise dans les ambulances, mais pas dans les salles de réanimation.
Le 3 avril 2020, un message transmis aux milieux hospitaliers par le ministère de la Santé et le centre de crise sanitaire précise ce que doit être l’usage de chaque modèle de respirateur dans la crise du Covid-19. Dans la liste des appareils pouvant être utilisés pour traiter des patients malades, l’Osiris 3 n’apparaît que dans la cinquième catégorie, la toute dernière. Il n’est jugé utile que dans les cas de transports les plus simples, mais pas pour une salle de réanimation où sont traités les malades à risques.
"Je ne l’utiliserai pas en réanimation"
"Ce n’est clairement pas, pour être pudique, un respirateur adapté à la prise en charge d’une détresse respiratoire aiguë compliquée", explique Philippe Meyer, médecin-réanimateur à l’hôpital Necker à Paris. "On a un peu l’impression qu’on a fait un effet d’annonce pour montrer qu’on était capable de produire 10 000 respirateurs. Mais personnellement je n’utiliserai pas un Osiris en réanimation. C’est très clair." Son confrère anesthésiste et réanimateur au CHU de Nantes, Yves Rebufat, se montre encore plus critique : "Si vous vous en servez pour un syndrome respiratoire aigu, vous avez un risque de tuer le patient au bout de trois jours. Parce que ce n’est pas fait pour ça. Les malades du Covid ne sont pas faciles à ventiler. Il faut des respirateurs performants avec des systèmes de contrôle des pressions et des volumes. Au mieux, on peut s’en servir pour transporter un patient une demi-heure pour un scanner, mais c’est le maximum qu’on puisse demander à cet appareil." Et cette vision des choses est partagée par d’autres experts en dispositifs médicaux que nous avons consultés.
Des versions contradictoires
Air Liquide, via son service de communication, nous a dit s’étonner de ces critiques. "Le NHS [National Health Service, le système de santé britannique] a validé ce modèle pour traiter les patients Covid. On peut l’adapter en réanimation moyennant des procédures que nous donnons aux soignants", nous a-t-on expliqué. L’entreprise précise : "Le choix final de l’Osiris a été fait sur recommandation des experts du ministère de la Santé, et de la Société de réanimation de langue française [SRLF]". Chez cette dernière cependant, on dit tomber des nues. Fin mars, son président, Éric Maury, a bien approuvé une note préconisant de prendre des précautions importantes en cas d’utilisation d’un Osiris pour des patients atteints du Covid-19. Il y est notamment stipulé que "les respirateurs de transport 'mono-branche' type Osiris ou Oxylog ne doivent être utilisés qu’en dernier recours" (voir document ci-dessous). Mais Martin Lavillonnière, le directeur administratif de la SRLF, nous a affirmé que son association "n’a pas été sollicitée pour rendre un avis sur quel respirateur privilégier pour une production d’urgence".
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Valérie Moreno, la présidente d'une autre société savante qui fait référence, l’Association française des ingénieurs biomédicaux, affirme ne pas avoir été consultée non plus. "Nous avions deux ingénieurs dans la cellule de crise interministérielle qui étaient au courant du projet, mais ils n’ont pas participé à la décision." Quant à l’utilité de ces appareils, elle ajoute : "Effectivement, ce n’est pas avec les Osiris qu’on va ventiler des patients Covid." Certes, il est possible de ventiler un patient en situation intermédiaire, "mais dans cette pathologie" ajoute un autre expert en matériel médical, "les situations se dégradent souvent tellement vite qu’il vaut mieux avoir un respirateur qui convienne dès le départ".
Alors que faire de ces appareils ?
Si, comme le soutiennent les médecins que nous avons interrogés, ces respirateurs ne sont pas adaptés aux malades du Covid, pourquoi donc en avoir commandé autant ? "Le choix a été fait en lien avec le ministère de la Santé, mais aussi en tenant compte de la disponibilité des pièces critiques, nous a-t-on expliqué au cabinet d’Agnès Pannier-Runacher. Se posait la question de produire en un temps record dans un contexte où les chaînes logistiques sont fortement impactées par le ralentissement de l’économie."
Pour le cabinet d'Olivier Véran, qui a réagi après la publication de cette enquête et revendique aujourd'hui "un choix de prudence et de responsabilité", il faut tenir compte du contexte. "La commande passée à Air Liquide l’a été à un moment où le nombre de patients admis en réanimation continuait de croître très rapidement, et où il apparaissait absolument nécessaire de sécuriser la capacité à armer un nombre de lits de réanimation beaucoup plus important."
Se pose désormais la question de l’usage qui sera fait de ces respirateurs. À Orsay et à Garches en région parisienne, un dispositif "CLEAR-M", mis au point par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), destiné à améliorer les capacités de l’Osiris, a été testé sur des patients Covid en phase de récupération. Ces appareils simples ont été transformés en appareils un peu plus complexes. Mais cela n’en fait pas pour autant un outil de thérapie adapté à des patients en situation de détresse respiratoire. Et ce dispositif devra faire l’objet de nouveaux essais cliniques, puis d’une homologation, avant d’être commercialisé.
Il est donc probable que les Osiris, du moins dans un premier temps, serviront à autre chose qu’à soigner des patients atteints du Covid-19. Les hôpitaux se préparent à reprendre des activités qu’ils avaient mises en sommeil. Vont-ils être utilisés pour d’autres types de pathologies, et suppléer des respirateurs plus sophistiqués qui ont été réaffectés à la réanimation ? Seront-ils dédiés à des situations d’urgence ou de catastrophes ? Ou vont-ils alimenter un stock destiné à la coopération internationale ? Autant d’usages assez éloignés de celui qui était annoncé au départ, mais auxquels Santé Publique France va sans doute devoir réfléchir.
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