Témoignages "J'ai tout accepté par amour de mon métier" : la vie sur le fil des médecins étrangers installés en France

Article rédigé par Florence Morel
France Télévisions
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De nombreux médecins étrangers souffrent de précarité à leur arrivée en France. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Le projet de loi immigration prévoit l'instauration d'une carte de séjour dédiée aux professions médicales. Cette mesure est censée faciliter l'arrivée de médecins étrangers sur le sol français.

"Cette loi est une bonne nouvelle pour les nouveaux arrivants. Mais quid de nous, qui sommes déjà sur le sol français ?" Kahina Ziani, médecin d'origine algérienne, arrivée en France en 2012, s'interroge, alors que le projet de loi immigration prévoit la création d'une carte de séjour "talent-professions médicales et de la pharmacie". Un dispositif censé faciliter l'arrivée sur le sol français des professionnels de santé et de leur famille, "dès lors qu'ils sont recrutés par un établissement de santé public ou privé à but non lucratif".

Environ 4 500 praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue) exercent déjà à l'hôpital en France, selon la direction générale de l'offre de soins (DGOS), interrogée en juin 2022 par 20 Minutes . Pour l'heure, à leur arrivée, les autorités leur accordent un statut "faisant fonction d'interne" (FFI), qui leur confère les mêmes droits que les internes français. Pour avoir les mêmes conditions d'exercice que leurs homologues français, ils doivent passer les épreuves de vérification des connaissances (EVC), un concours à l'issue duquel ils peuvent obtenir une autorisation d'exercice. Mais cet examen est très sélectif et les praticiens manquent de temps pour le préparer.

Pour mieux comprendre le quotidien particulier de ces médecins, franceinfo a recueilli les témoignages de six d'entre eux, qui reviennent sur leurs galères administratives, la précarité et la surcharge de travail.

Kader* : "Pourquoi continuer à me battre pour un système qui se passe lui-même la corde au cou ?"

Diabétologue en région parisienne, 30 ans, arrivé d'Algérie en 2019. "J'ai calculé : en un an et demi, après mon arrivée sur le sol français, fin 2019, j'ai cumulé 286 gardes. J'ai officié pendant deux ans en Alsace, en pleine crise du Covid-19, avec des permanences au centre de régulation du Samu. Nous recevions plus de 5 000 appels par jour.

Je travaille maintenant en région parisienne. Grâce à une entente avec l'hôpital, je peux exercer comme 'praticien associé' et donc gagner un peu plus qu'en tant qu'interne. Mais mes contrats sont précaires, renouvelés tous les six mois. Jusqu'à ce que je me marie, sur mon titre de séjour, il était stipulé que j'étais 'stagiaire', ce qui impliquait qu'officiellement je ne pouvais pas travailler. A l'époque, en étant pacsé avec une Française, qui travaille comme cadre, nous n'arrivions pas à être propriétaires. Car en voyant mon titre de séjour, aucune banque ne voulait nous prêter de l'argent. 

Au quotidien, tout se passe très bien. J'ai davantage de moyens et de libertés qu'en Algérie, où la situation politique s'est tendue ces dernières années. L'entente est bonne dans le service, ainsi qu'avec les patients. A tel point que l'un d'entre eux, qui me dit être un ancien élu, a proposé de m'aider dans mes démarches. Je n'ai pas osé accepter. C'est un patient, c'est à moi de le soigner. Il insiste et me répète qu'il en a marre de voir défiler des nouveaux médecins tous les trois mois.

Si la situation ne s'améliore pas, je partirai en Suisse. Une de mes collègues l'a fait. Elle gagne l'équivalent de 6 000 euros, avec une journée par semaine à la fac. Quand elle m'a raconté sa situation, je me suis dit : 'Pourquoi continuer à me battre pour un système qui se passe lui-même la corde au cou ?'"

Régis Mbonimpaye : "C'est comme si je n'avais plus d'identité"

Gériatre à Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence), 34 ans, arrivé du Burundi en 2021. "Mes collègues disent que venir à Digne-les-Bains, c'est un peu comme enterrer sa vie. Moi, au contraire, ce que j'aime ici, c'est le calme, qui me permet de poursuivre mon activité de recherche et de publier régulièrement dans des revues internationales. Et les moyens aussi, que je n'avais pas dans mon pays d'origine.

Sur le plan professionnel, je me sens très bien. J'exerce en gériatrie, ce qui est un peu différent de ce que je faisais au Burundi. Il m'a fallu un temps d'adaptation, mais j'ai reçu beaucoup de soutien de la part de mes collègues et de ma direction, qui appuie mes démarches depuis le début, car j'occupe un poste vacant depuis des années. Mais j'ai l'impression que tout est voué à l'échec.

Mon titre de séjour est valable jusqu'en juillet 2024. C'est comme si je n'avais pas vraiment d'identité. D'un côté, on me rappelle que je n'appartiens pas à l'espace Schengen. De l'autre, on aimerait que je reste pour soigner des patients, car on manque de médecins. J'attends avec impatience les résultats du concours pour avoir mon autorisation d'exercice. Ils doivent tomber dans les prochains jours."

Baptiste* : "Le plus difficile, c'est de voir mes enfants grandir loin de moi"

Pédiatre à Cayenne (Guyane), 43 ans, venu d'Afrique de l'Ouest en 2019. "Après deux années en région parisienne comme pédiatre en néonatalité, j'ai postulé à Cayenne, pour sortir de ma précarité. Avec 1 400 euros par mois, je n'ai pu rentrer que deux fois dans mon pays d'origine, en Afrique de l'Ouest, où la situation géopolitique m'a contraint à partir. Le plus difficile, c'est de voir mes deux enfants de 8 et 5 ans grandir loin de moi. Quand nous nous appelons en vidéo, j'en ai les larmes aux yeux. Mon statut est trop précaire pour qu'ils puissent me rejoindre. Pour l'instant, mon contrat va jusqu'en 2025. Mais après ? Je n'ai pas envie de faire miroiter à mes enfants une vie qui peut s'arrêter à tout moment.

"J'ai prouvé mes compétences, mon autonomie. Le plus beau cadeau que puisse me faire la France, ce serait de me donner une autorisation d'exercer."

Baptiste*, pédiatre à Cayenne, en Guyane

à franceinfo

En 2021, j'ai dû retourner au pays pour voir mon fils qui est tombé gravement malade. Mes collègues franciliens, à l'époque, se sont mobilisés pour qu'il soit soigné en France. Mais on lui a refusé son visa. Nous avons dû nous rendre en Tunisie, où son traitement a coûté 3 000 euros. Tous les jours, je sauve la vie d'enfants prématurés, et là, je n'ai même pas pu soigner mon propre fils. Je vais enchaîner quatre jours de garde cette semaine, parce que nous manquons cruellement de médecins, ici à Cayenne, et que je ne peux pas laisser tous ces enfants livrés à eux-mêmes."

Merzaka Bounoua : "Je trouve toujours la force de me battre"

Médecin généraliste à Marseille, 52 ans, venue d'Algérie en 2012. "Je ne me suis jamais sentie comme une étrangère en France. A tel point que je n'ai jamais ressenti le besoin d'entamer des démarches pour demander la nationalité française. A Alger, on m'appelait 'la Française'. Si j'ai choisi de faire mes études de médecine en Algérie, c'était pour m'occuper de ma mère malade.

Cela fait maintenant plus de dix ans que je suis en France. Je travaille dans différents hôpitaux acceptant des contrats précaires, d'un an, maximum deux. Je vadrouille de la Guyane à Apt, en passant par Cavaillon, Nîmes ou encore Marseille, depuis le mois de janvier. J'ai tout accepté par amour du métier. Je suis praticienne attachée associée, échelon 10, alors que je devrais être deux échelons au-dessus. A 52 ans, je vis seule, sans enfant, avec 3 400 euros net par mois, dans un chalet de 42 mètres carrés, avec un peu de terrain, ma vieille Twingo et mon vélo électrique.

"Je bouge tellement que je ne sais même pas quand je vais pouvoir aller chercher mon titre de séjour."

Merzaka Bounoua, médecin généraliste à Marseille

à franceinfo

Depuis l'été 2022, j'ai perdu sept kilos, mais je trouve toujours la force de me battre. J'attendais la réponse de la commission d'autorisation d'exercice, dont je redoutais les conclusions. Et ça n'a pas manqué. Alors que j'exerce en médecine générale et en diabétologie, on me demande de compléter mon dossier par deux stages de trois mois en pédiatrie et en gynécologie. Comment ? Avec quel argent et dans quel logement ? Cela n'a aucun sens. Au quotidien, je consulte seule, je programme des hospitalisations et je valide les acquis d'internes. Jamais aucun confrère n'a remis en question mes avis."

Sara Hmimina : "Au début, certains patients se permettaient quelques remarques sur mon nom de famille"

Médecin vasculaire dans le Cher, 40 ans, arrivée en 2015. "Je viens tout juste d'être naturalisée, après huit années passées en France. Je suis originaire du Maroc et j'ai suivi tout mon cursus universitaire en Espagne, ce qui m'a épargné beaucoup de galères à mon arrivée en France, en 2015. Quand j'ai commencé mes études, je ne savais pas où j'allais m'installer. Cela s'est fait par hasard. Ce diplôme espagnol m'a permis de m'installer directement, sans avoir d'épreuves à passer. J'ai juste eu à répondre à une offre d'emploi du Conseil de l'Ordre des médecins du département. 

Je suis médecin vasculaire dans une zone sous-dotée, le Cher. A mon arrivée en 2015, nous étions cinq spécialistes, mais après trois départs à la retraite et le déménagement d'une consœur, je suis désormais seule pour l'ensemble du département. C'est intenable : la pression que j'ai sur mon cabinet, le désarroi des patients, dont certains deviennent agressifs, le téléphone qui n'arrête pas de sonner… Et le sens de l'éthique, qui m'empêche de refuser certains patients, créant des journées à rallonge, à mes dépens.

Au début, certains patients se permettaient quelques remarques sur mon nom de famille. Pas toujours directement auprès de moi, mais via ma secrétaire, lors des prises de rendez-vous. Heureusement, ce n'est pas le cas de tous les malades. Le fait de bien maîtriser le français a beaucoup joué en ma faveur. J'ai gagné leur confiance, petit à petit."

Fatma Bouvet : " J'ai joué le jeu de la République du début à la fin" 

Psychiatre à Montrouge (Hauts-de-Seine), 58 ans, arrivée de Tunisie en 1994. "Quand je suis arrivée en France, le 28 octobre 1994, tous les médecins à diplôme étranger étaient deux fois moins payés que leurs homologues français. Cette différence de salaire était humiliante, je me sentais considérée comme une 'sous-médecin' alors que j'étais majore de ma promo à Tunis, ce qui m'avait permis d'obtenir une bourse de l'Organisation mondiale de la santé pour venir poursuivre mon cursus en France. A l'époque, je n'avais pas protesté. J'avais deux enfants en bas âge et je ne voulais pas dépendre de mon mari financièrement. Pour compenser cette précarité, je cumulais les heures supplémentaires, les gardes et les vacations que personne ne voulait faire. J'ai même passé un master en marketing de la santé et travaillé pour un laboratoire pharmaceutique, car mon travail à l'hôpital ne me suffisait pas pour vivre. Mais je tenais à revenir à temps plein à mon métier de départ : aider des patients.

Mes enfants étaient petits, je jonglais entre mon travail en entreprise, les consultations à l'hôpital que j'avais conservées et ma vie de famille quand j'ai recommencé à réviser toute la psychiatrie en vue de passer l'épreuve d'équivalence. J'ai joué le jeu de la République du début à la fin. Avant même d'obtenir mon autorisation d'exercice, j'ai ouvert la première consultation d'alcoologie pour femme à l'hôpital Sainte-Anne à Paris, puis j'ai cofondé l'association Addict'Elles, qui organise des groupes de paroles pour que les femmes malades de l'alcool. J'estime avoir fait plus que mon boulot.

Depuis que j'ai obtenu mon équivalence, je me sens libérée d'un poids. J'ai continué à travailler pendant des années à l'hôpital public après cette autorisation, tout en exerçant dans mon propre cabinet depuis près de quinze ans. Maintenant qu'on m'a accordé cette autorisation, je me sens considérée comme une 'vraie médecin' par certains confrères."

* Le prénom a été changé à la demande de l'intéressé.

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