Harcèlement sexuel : l'hôpital n'y échappe pas
"Comme beaucoup de femmes, j’ai eu affaire à des comportements très déplacés dans mon milieu professionnel." Destinée à expliquer son projet de budget de la Sécurité sociale, l’interview donnée par Agnès Buzyn au Journal du Dimanche le 22 octobre s’est conclue sur l’évocation du harcèlement qu’elle a subi lorsqu’elle exerçait à l’hôpital. "Des chefs de service me disaient : « Viens t’asseoir sur mes genoux.» Des choses invraisemblables... qui faisaient rire tout le monde."
A l'heure de l'affaire Weinstein, la parole des victimes se libère dans tous les milieux : cinéma, médias, politique… et médical. Dans ce dernier secteur, quelques voix avaient déjà tenté de se faire entendre pour dénoncer le sexisme ayant cours chez les professionnels de santé.
Le blog (Tumblr) Paye ta blouse a été créé en décembre 2016, sur le modèle des Paye ta schnek et Paye ta robe, qui relaient des témoignages de femmes victimes de harcèlement de rue et dans la profession d’avocat. Les plus de 200 témoignages sont glaçants. Ici : "« J’crois qu’il est grand-temps que tu me suces! » Les quatre autres médecins présents ont bien sûr ricané bêtement". Humour carabin sans doute. Là : "Tu es une nouvelle interne ? Est-ce que tu avales ?". Page suivante : "Tu as déjà titillé des prostates toi ?". Des récits d'externes, d'internes ou d'infirmières, devant lesquelles leur supérieur hiérarchique, un homme, croit avoir licence de tout dire, sous couvert d’un humour propre à la profession.
Une banalisation des violences
Aujourd'hui interne, Sophie (1) a cofondé Paye ta blouse : "Je ne pensais pas que ça prendrait une telle ampleur, même si je savais qu’il y avait de la matière." Elle affirme que le sexisme est très présent à l’hôpital. Même dans les stages qui se passent bien, "on prend toujours des réflexions". Pourtant, en 2014, une enquête (2) interrogeant les étudiants en médecine à propos des violences subies semblait minimiser le phénomène : 3,8% des répondants déclaraient avoir été victimes de harcèlement sexuel, 2% disaient avoir été agressées sexuellement.
Médecin attachée au Pole santé de Sciences Po, le Dr Valérie Auslender avait conclu sa thèse par cette enquête. Lucide, elle juge ce chiffre "sous-évalué". "Je crois que beaucoup d’étudiants et de professionnels de santé banalisent les violences. Ils ne pensent pas être victimes." Les définitions des violences avaient pourtant été données aux étudiants en début de questionnaire. Mais cette banalisation reste ancrée dans les mœurs. "Beaucoup d’agressions sont considérées comme de l’humour, de l’humour carabin", déplore le Dr Auslender.
En mars 2017, elle publie un recueil de témoignages, reçus par mail, d’étudiants en médecine. Omerta à l’hôpital consacre notamment un chapitre aux violences sexuelles, avec des histoires à vomir, où il est constamment question de la domination de supérieurs hiérarchiques. L’un des témoignages, intitulé "Je me sens sale", dénonce la stratégie malsaine d’un Professeur des universités-praticien hospitalier (PUPH) à l’encontre d’une interne en chirurgie. Des clins d’œil, des paroles puis des contacts non consentis sur les fesses ou sur la cuisse. L’interne repousse ses avances, alors le PUPH change brusquement d’attitude : il la "dénigre professionnellement", refusant de lui répondre et mettant par conséquent sa carrière en péril. La seule façon pour la jeune femme de s’attirer les bonnes grâces de son tuteur ? "Revenir à des meilleurs sentiments". Autrement dit, coucher avec lui. "Personne ne me soutiendra parce que, comme le savez, les PU-PH sont les maîtres à bord des services", conclut la victime.
"Non-assistance à personne en danger"
Les affaires d’agressions sexuelles dans les établissements ne sont pas nombreuses à éclater au grand jour. La faute à la "loi du silence", dénoncée par Valérie Auslender. En mai 2016, Mediapart rapportait le cas d’un anesthésiste de l’Institut médico-chirurgical de Berck-sur-Mer. Celui-ci "aurait tenté d’embrasser une infirmière, avant de lui caresser les fesses puis d’essayer de lui toucher la poitrine", rapporte le journal en ligne. Chose rare, l'infirmière a osé porter plainte et un tribunal derait se prononcer le 7 novembre. L'enquête a montré que l'anesthésiste sévissait depuis longtemps, au vu et au su de sa hiérarchie...
Des condamnations ont déjà été prononcées à Caen en 2012, en libéral, ou à Arras en 2016, mais elles restent rares. La profession médicale, faut-il le rappeler, est soumise à la même loi que tous les autres citoyens et encourent donc deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende selon l’article 222-33 du Code pénal. "Mais il est compliqué de porter plainte", rappelle Valérie Auslender. Face à la solidarité qui existe souvent autour des agresseurs/supérieurs hiérarchique, les victimes ont peur de ne pas faire le poids... et de subir des représailles.
"Les médecins refusent de se remettre en question, il y a une grosse part d’ego dans ce métier", déplore Sophie de Paye ta blouse, donnant l'exemple de la levée de boucliers des gynécologues contre les accusations de violences obstétricales. Une nouvelle preuve, selon elle, du sexisme du milieu médical.
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Expert interrogé dans Omerta à l’hôpital, le Dr Gilles Lazimi déplore l’absence de réaction des structures dans lesquelles travaillent les victimes : "Tout établissement ne protégeant pas les étudiants doit être poursuivi pour non-assistance à personne en danger", écrit-il. Parfois, une bonne décision est prise. Une étudiante en soins infirmiers décrit dans le livre les "propositions indécentes" d’un titulaire chargé de son évaluation. Saisie, la référente pédagogique de son Institut de formation libère la jeune femme de son stage et lui permet de le terminer ailleurs. Une réaction salutaire, qui montre qu’un peu d’écoute permet de mettre fin aux souffrances de la victime.
Le Dr Auslender propose de systématiser ce soutien aux étudiants, en leur dédiant des médiateurs au sein de l’Observatoire national des violences en milieu de santé (ONVS). "Les étudiants sont plus fragiles, ils sont dans une situation de dépendance vis-à-vis de leurs tuteurs de stage, qui sont parfois leurs agresseurs", affirme la chercheuse.
Les chirurgiens ont "toute autorité au sein du bloc opératoire"
Faut-il s’étonner de ces conduites violentes, de la part de professionnels censés prendre soin des autres ? Sans doute, parce que l’empathie devrait leur être chevillée au corps. Mais comme ce n'est visiblement pas toujours le cas, Valérie Auslender propose justement que leur formation comprenne des cours de sensibilisation aux violences institutionnelles ou d’éveil à l’empathie.
En écrasante majorité, les violences sont causées par des hommes et subies par des femmes. "Le milieu médical et le milieu hospitalier avec ses traditions de carabins sont des milieux sexistes, constate le Dr Lazimi. L’absence d’égalité entre les femmes et les hommes aux postes de chefferies le confirme." La cofondatrice de Paye ta blouse juge le problème particulièrement criant chez les chirurgiens : "Ils ont toute autorité au sein du bloc opératoire et se sentent libre de dire tout et n’importe quoi." Instaurer une meilleure représentation des femmes à des positions d’autorité permettrait de réduire les abus de pouvoir, qui peuvent dégénérer en violences sexuelles.
La prise de parole d’Agnès Buzyn, certes limitée à quelques lignes dans le JDD, est perçue comme "courageuse" par le Dr Auslender. "Elle veut transmettre un message : ce sont aux agresseurs d’avoir honte, pas aux victimes." La médecin et auteure se montre plutôt "optimiste" sur la prise de conscience des pouvoirs publics, particulièrement de ce gouvernement. Sophie de Paye ta blouse craint cependant que le manque de volontarisme dans ce domaine ne l’emporte. "Il y a quelques campagnes, de plus en plus de témoignages, mais de là à ce que les directions des hôpitaux bougent…"
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Les violences faites aux femmes: enquête nationale auprès des étudiants en médecine, G.Lazimi, A.Duguet, V.Auslender et coll., Revue Médecine. Février 2014, p. 83-88.
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