Déconfinement : rassemblements sur les quais, foule devant les magasins... Les comportements observés à Paris étaient-ils inévitables ?
Lise Bourdeau-Lepage, professeure de géographie à l'université Lyon 3 et chercheuse au CNRS, auteure d'une étude sur le confinement, décrypte ces comportements.
Elles souhaitaient profiter à nouveau de leur ville et de leurs proches, en cette première journée de déconfinement. Plusieurs dizaines de personnes se sont rassemblées sur les berges du canal Saint-Martin, dans la soirée du lundi 11 mai, afin de célébrer la fin de 55 jours de confinement du fait de l'épidémie de Covid-19. Sans toujours respecter la distanciation physique et les gestes barrières, elles ont été délogées par les forces de l'ordre. Pour dissuader les Parisiens de s'y attarder, la consommation d'alcool a été interdite "sur les berges du canal Saint-Martin et sur l'ensemble du linéaire des voies sur berges dans la capitale", a annoncé le préfet de police, Didier Lallement.
Mardi matin, alors que la maire de la ville, Anne Hidalgo, demandait la réouverture des parcs et jardins parisiens, le ministre de la Santé, Olivier Véran, a rappelé son refus d'envisager cet assouplissement. "Cela peut être extrêmement tentant par le Soleil que nous avons aujourd'hui que les gens se regroupent trop, s'amassent trop, qu'ils ne respectent pas les groupes de 10 et qu'ils ne puissent pas respecter les conditions des gestes barrières", a-t-il insisté, rappelant "avoir vu les images" des Parisiens et Parisiennes amassés "sur les quais de Seine" lundi soir.
Rassemblements le long des berges, reprise des manifestations, files d'attente devant certains magasins... Plusieurs Français ont fait fi des règles de distanciation sociale lundi, à peine sortis du confinement. Comment l'expliquer ? Faut-il s'en inquiéter ? Pour y répondre, franceinfo a interrogé Lise Bourdeau-Lepage, professeure de géographie à l'université Lyon 3 et chercheuse au CNRS, au sein de l'unité mixte de recherche Environnement, ville et société. Elle est l'auteure d'une étude sur le confinement et ses effets sur le quotidien des Français.
Franceinfo : Ces images étaient-elles à vos yeux surprenantes, ou au contraire inévitables lors de la levée du confinement ?
Lise Bourdeau-Lepage : Ces comportements n'étaient pas vraiment étonnants. Pour les comprendre, il faut partir de ce qu'ont vécu les Français pendant ce confinement : une chute réelle de leur bien-être. Seuls 9% des personnes ayant répondu à notre enquête avaient un niveau de satisfaction de vie inférieur ou égal à 5 (sur une échelle de 1 à 10) avant cette crise. Ce pourcentage a atteint 41% pendant le confinement. La moitié d'entre elles ont ressenti de la tristesse, de l'irritabilité, de la colère. Elles se sont senties isolées socialement, pour la première fois de leur vie. Les insomnies sont entrées dans leur quotidien.
Pendant deux mois, nous avons vécu à distance les uns des autres. Nous avons vécu une sociabilité virtuelle, sans toucher, ni face-à-face.
Lise Bourdeau-Lepageà franceinfo
Ces gestes barrières ont pu générer du mal-être. Et le fait de toucher, de se voir, d'avoir des contacts entre nous a un effet rassurant. Les images du canal Saint-Martin renvoient à cette réalité. C'est la nature humaine.
Comment interpréter ces comportements ? Pourquoi ne sont-ils pas surprenants ?
Certaines personnes ont tellement mal vécu le confinement qu'elles ont eu besoin de renouer avec leurs habitudes. Rappelons que les apéritifs le long du canal Saint-Martin sont une habitude parisienne. Il y a eu, tout naturellement, une reproduction de ce qu'ils faisaient avant. Les files d'attente devant les magasins le montrent également : les gens souhaitent un retour à la normale.
Il faut aussi regarder qui étaient ces gens assis le long du canal Saint-Martin. Il s'agissait de jeunes, une tranche de la population moins touchée par le Covid-19, et pour qui la notion de groupe a une plus grande importance. Sans compter le fait qu'il s'agit de Paris, où les habitants vivent parfois dans des appartements exigus. Il y a aussi eu une privation de contacts avec la nature pendant deux mois.
Les explications sont également culturelles. Sur ces images, nous voyons peu de personnes masquées. Le visage découvert est un héritage des Lumières, un signe de liberté et de civisme à la française. Le port du masque est donc plus difficile à faire accepter dans notre société, par rapport à des pays asiatiques où l'on est habitué à cacher son intimité : un masque sur le visage ne pose donc pas de problème. Et puis, nous avons un besoin de proximité en France. Il nous est difficile de voir Paris sans ses cafés ouverts, ce qui explique aussi la présence de ces jeunes le long du canal.
Faut-il s'inquiéter de ce relâchement ?
Ce n'est que mon opinion en tant que citoyenne, mais je pense que nous avons été déconfinés un peu vite, un peu tôt. Je ne suis toutefois pas sûre que ces comportements observés hier durent. Ils étaient peut-être des moments d'égarement. Quand vous levez une cloche au-dessus de quelque chose, cela explose, et c'est en quelque sorte ce qui s'est passé hier.
C'est une réaction de survie. Ces personnes se disent 'je suis vivant'.
Lise Bourdeau-Lepageà franceinfo
Mais n'oublions pas que ces mêmes personnes ont accepté le confinement. Les gens ont conscience des risques d'une deuxième vague. Ils ne veulent pas être vecteurs de ces nouvelles contaminations.
Ces images montrent des comportements naturels, et peut-être quelque part rassurants : dans une crise comme celle-ci, nous sommes restés des êtres humains qui ont besoin de contacts avec l'autre et de sociabilité directe. La sociabilité virtuelle est extrêmement difficile pour certains.
Des personnes critiquent ouvertement ces attitudes, à peine sortis du confinement. Pour quelles raisons porte-t-on ces jugements envers les autres ?
Un ensemble de la population a en effet réagi très fort. C'est un processus normal. Ces gens-là n'ont fait qu'exprimer leur propre peur, attisée pendant le confinement par les discours publics. Le vocabulaire employé pendant cette période a fait peur – en évoquant les gestes barrières, et non des gestes de protection, en disant que "nous sommes en guerre", en donnant un ordre "Restez chez vous" et non "Restons chez nous". L'autre est devenu un danger. Ce vocabulaire a ainsi pu entraîner un clivage dans la société, une moindre solidarité et une plus grande intolérance.
Leur peur est aussi économique. Ces personnes ont sûrement très mal vécu elles-mêmes le confinement et ne veulent surtout pas être reconfinées. Voilà pourquoi elles veulent que ces comportements de relâchement cessent.
Comment limiter ces comportements et ainsi leurs conséquences ?
Il est possible que ces images montrent aussi une réaction à ce discours de peur et de sécurité. Le mieux est d’expliquer le pourquoi du comment : avoir un discours clair, transparent et argumenté. Il faut éviter d’avoir un discours guerrier, de mise en danger, qui génère ces surréactions des individus.
N'est-il pas possible d'avoir un vocabulaire qui apaise, qui permet de mieux faire comprendre les choses ? De comprendre que oui, je ne suis pas personnellement en danger, mais qu'en agissant comme cela, je peux mettre d'autres personnes en danger.
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