Elections municipales : à Saint-Ouen, un tiers des assesseurs ont déclaré des symptômes évocateurs du coronavirus
France Télévisions a tenté de contacter les quelque 300 personnes qui ont participé à l'organisation et à la tenue du premier tour à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Dans le bureau 18, par exemple, plus de la moitié ont signalé des symptôme susps.
La Seine-Saint-Denis est le troisième département de France qui déplore le plus de décès liés au Covid-19 – avec 717 morts au 18 avril. Forte circulation du virus, indicateurs économiques et sociaux... De multiples facteurs peuvent expliquer l'ampleur de l'épidémie dans le département. Ici comme ailleurs, le premier tour des élections municipales du 15 mars a-t-il favorisé la propagation du virus ? A Saint-Ouen, près de 11 200 personnes se sont déplacées dans les bureaux de vote. Au total, ce sont plus de 300 assesseurs, candidats et présidents de bureaux qui ont été mobilisés pour veiller au bon déroulement du vote.
Des équipes d'"Envoyé spécial" – qui diffuse jeudi 23 avril une émission consacrée aux municipales – et de France Télévisions ont contacté toutes les personnes concernées par l'organisation du scrutin. Nos équipes sont finalement parvenues à joindre 209 assesseurs sur 303. Et parmi ces personnes interrogées, 73 ont évoqué des symptômes à un moment ou à un autre de l'épidémie, soit près de 35% de personnes potentiellement contaminées. Certains bureaux (sur les 28 de la ville de Saint-Ouen) n'ont signalé aucun cas. Mais dans le numéro 18, plus de la moitié des assesseurs ont ainsi signalé des manifestations de symptômes suspects (toux, fièvre, courbatures...) avant ou après le scrutin.
Toujours selon le sondage réalisé par France Télévisions, au moins onze assesseurs présents dans les bureaux de vote ont fait état de symptômes avant le jour de l'élection. Ont-ils pu contaminer d'autres assesseurs et des électeurs le jour du vote ? Y a-t-il eu un effet "cluster" ? Impossible d'en avoir le cœur net. Mais il est toutefois intéressant de noter que ces onze assesseurs étaient tous répartis dans neuf des quatorze bureaux de vote où le nombre de personnes ayant déclaré des symptômes est le plus important.
"Beaucoup de gens pensaient identifier la maladie"
Tous ces résultats, toutefois, doivent être interprétés avec prudence, puisqu'ils reposent sur des déclarations et non sur des cas confirmés par un test. Par ailleurs, ce type de sondage comporte d'inévitables biais, notamment liés à l'aspect psychologique. Plusieurs sondés évoquent des symptômes le soir même de l'élection (4) ou le lendemain (15), ce qui semble incohérent avec une infection lors du scrutin. Le professeur Olivier Bouchaud, chef du service des maladies infectieuses de l'hôpital Avicenne, à Bobigny, met d'ailleurs en garde contre d'éventuelles "manifestations psychosomatiques" inhérentes à ces recueils d'informations par téléphone.
Mêmes réserves pour une professionnelle de santé de Saint-Ouen. "Je me souviens d'un couple d'assesseurs sans symptôme venu en consultation après avoir passé le scrutin avec un assesseur testé positif ensuite", explique-t-elle à franceinfo. "La première et la deuxième semaine après le confinement, c'était du Covid-19 non stop. Dans un contexte de stress, beaucoup de gens pensaient identifier la maladie au moindre symptôme."
Le professeur Eric Caumes, chef du service des maladies infectieuses à la Pitié Salpêtrière, accueille avec davantage d'intérêt les résultats de l'enquête, même s'il regrette l'absence de groupe contrôle pour limiter les biais cognitifs. "Je pense qu'il y a eu très peu de contaminations au moment du vote lui-même. La plupart des contaminations ont eu lieu lors du dépouillement, où ils [assesseurs et présidents de bureaux] ont dû relâcher leur vigilance", estime-t-il.
On n'a jamais eu de taux de prévalence [la part de malades dans une population donnée] aussi élevé en France, à part le 'Charles-de-Gaulle'. Si le jour du 15 mars, il y avait plus de deux personnes dans les bureaux de vote qui étaient infectées, c'est-à-dire symptomatiques, alors on peut parler de 'clusters' dans ces bureaux de vote.
Eric Caumesinfectiologue à la Pitié Salpêtrière
Ce spécialiste n'exclut pas, d'ailleurs, que le nombre de personnes qui déclarent avoir eu des symptômes soit encore en deçà de la réalité. "Je pense qu'il n'y avait pas de risques majeurs lors du scrutin, à condition de respecter les mesures barrières et d'ouvrir les fenêtres", explique-t-il, tout en relevant un "moment à risque" lors du dépouillement.
Des "clusters" à cause des élections ?
L'impact du premier tour comme potentiel accélérateur de l'épidémie est donc difficile à évaluer. L'agence Santé publique France n'a toujours pas publié de données sur l'éventuel rôle du scrutin dans l'évolution de l'épidémie. Il faut dire que la question est sensible, car elle engage un choix politique fort, celui du gouvernement. La position du Premier ministre Edouard Philippe, depuis, n'a pas bougé d'un iota. "Le samedi qui précédait l'élection, il y a eu une vie sociale intense dans le pays", justifiait-il encore dimanche dernier. Le jour du vote, "un certain nombre de commerces étaient ouverts".
La continuité de la vie démocratique, à ce moment-là, était importante.
Edouard Philippeen conférence de presse
Cette position a été défendue par le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, interrogé mercredi par France Télévisions sur les résultats de notre sondage sur les bureaux de vote de Saint-Ouen. "Je ne peux pas tirer de conclusion particulière de cette étude mais nous nous souvenons tous des conditions [sanitaires] qui ont été extrêmement sérieuses et drastiques dans l'organisation des bureaux de vote", a-t-il défendu. Malgré la mise à disposition de gants et de gel hydroalcoolique, pourtant, il n'a pas toujours été facile de limiter la proximité entre les électeurs.
Patricia Renault n'en démord pas : "Il aurait fallu annuler cette élection." La présidente du bureau 18 (l'école primaire Jules-Michelet) souffrait déjà de toux avant le scrutin – alors attribuée à une trachéite. "On avait des gants, du gel, le parcours était banalisé avec des flèches, mais c'était vraiment à risque", témoigne-t-elle. Au lendemain de l'élection, elle dit avoir ressenti de la "fièvre et une très grande fatigue accompagnées de quelques maux de tête. Je dormais la nuit, me levais et me rendormais sur la canapé". Ces symptômes vont durer jusqu'au jeudi suivant. Depuis, cette infirmière vacataire dit avoir passé un test sérologique, le 10 avril dernier, qui a révélé la présence d'anticorps, ce qui signifie qu'elle a bien été porteuse du Covid-19.
Patricia Renault pense toutefois avoir été contaminée deux semaines avant le scrutin, dans le cadre de son travail. Ce qui n'est pas le cas de Gilles Wagner, assesseur dans le même bureau. Il dit pour sa part avoir ressenti de la fièvre le mercredi après le premier tour, avant de perdre le goût et l'odorat le samedi. Les quintes de toux s'amplifient également au fil des jours. "J'ai failli aller à l'hôpital, mais j'ai réussi à reprendre mon souffle", explique-t-il. Au total, il aura souffert pendant plus de deux semaines. Et pour lui, le lien entre le scrutin et la maladie ne fait aucun doute.
Je ne prends pas les transports et je suis le seul à être tombé malade sur une cinquantaine de collègues. J'ai mis en danger ma famille et moi-même. Je n'en veux pas au maire ou au préfet, mais à l'organisation de l'Etat.
Gilles Wagnerassesseur à Saint-Ouen
La campagne électorale plutôt que le scrutin
Le maire de Saint-Ouen, William Delannoy, ne croit pas aux cas isolés. Il estime que le premier tour a bien accéléré la propagation de l'épidémie. La veille du scrutin, déjà, il avait écrit au préfet pour lui annoncer qu'il n'ouvrirait pas les bureaux de vote, avant de se rétracter. "Je me suis dégonflé, j'ai maintenu le scrutin", regrette aujourd'hui l'élu.
On nous a poussés à organiser cette élection au nom de la démocratie [mais] j'ai l'impression que nous avons servi de chair à canon de la démocratie. On ne s'est pas posé la question des assesseurs.
William Delannoymaire de Saint-Ouen
Au-delà du scrutin lui-même, la campagne électorale suscite également des interrogations chez les militants, avec les opérations de tractage et de démarchage au contact de la population. Tête de liste d'A gauche (notamment soutenu par le PCF et Génération.s), Denis Vemclefs explique à France 2 que 18 de ses 39 colistiers ont développé de la fièvre, des courbatures et de la toux, des symptômes évocateurs du Covid-19. "Ce qui a amplifié l'épidémie, c'est la campagne électorale associée à des serrages de mains et des meetings, analyse Eric Caumes. Mais dans certaines régions comme le Grand-Est et l'Ile-de-France [les principaux foyers en France]", car le nombre de malades était trop faible ailleurs, selon l'infectiologue. Le rôle de la campagne dans la propagation de l'épidémie expliquerait alors le nombre important de symptômes déclarés aussitôt après le scrutin.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.