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"La créativité permet d'imaginer des projets et des solutions" : l’artiste et prospectiviste Raphaële Bidault-Waddington sur l’après pandémie

La plasticienne et chercheuse lance des pistes pour entrevoir l’après-crise du coronavirus, avec la culture au coeur de sa réflexion.

Article rédigé par Jacky Bornet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Raphaële Bidault-Waddinghton et une de ses oeuvres "Future Vision #2" (Copyright Maria Spera et Raphaële Bidault-Waddinghton)

Rapidement est apparue la notion d’un "avant et après" pandémie, pour l’individu, nos sociétés, nos modes de vie… Artiste, auteure et prospectiviste, Raphaële Bidault-Waddington, fondatrice du LIID Future Lab, met au cœur de sa recherche et de ses conceptions, la culture, dont on voit bien aujourd’hui l’importance pour combler le confinement actuel. Quels changements cela va-t-il entraîner dans notre rapport aux biens culturels, notre créativité, nos liens sociétaux ?...     

Raphaële Bidault-Waddington donne un éclairage prospectif sur les répercussions socio-culturelles, mais aussi sur les opportunités de résilience individuelle et collective ouvertes par la crise du coronavirus

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"Ecsomatism #5" de Raphaële Bidault-Waddington (© Raphaële Bidault-Waddington)

France Info Culture : Paradoxalement l’isolation due au confinement semble avoir recréé du lien social entre les personnes : nouvelle solidarité, échanges avec les voisins, partage des connaissances, de biens culturels… La vie en ligne est aussi au cœur du sujet, quelles répercutions cela aura-t-il à vos yeux sur l’avenir ?    

Raphaële Bidault-Waddington : En effet, la pandémie nous amène à redéployer tout notre quotidien en ligne, que ce soit pour le télétravail, l'école des enfants, nos relations avec nos proches, nos besoins de service et notre vie culturelle. La ville devient fantomatique, réservée à l'urgence et aux nécessités de survie, avec quelques maigres poches de poésie tels que le partage de vague d'applaudissements à nos fenêtres, ou des concerts improvisés...  

Bien plus qu'un espace public virtuel, les réseaux sociaux deviennent toujours plus notre lieu de vie. Ceci exacerbe notre dépendance digitale déjà problématique, et la situation de crise redouble cette impulsion par le besoin de se tenir informé en temps réel des événements.  Même si de nombreuses initiatives de partage, de solidarité et d'inventivité culturelle voient le jour en ligne, c'est à chacun de rester vigilant sur son temps d'écran. La psychologie comportementale dit qu'il nous faut environ trois semaines pour adopter de nouveaux usages et changer durablement nos habitudes.

Si la généralisation du télétravail peut être un bon acquis sociétal, notamment parce qu'il réduit les besoins de transports et l'empreinte carbone, l'intensification de la vie socio-culturelle en ligne présente de vrais risques d'addiction, d'aliénation et d'isolement. Une transformation de nos modes de vie est à l'œuvre et c'est important d'en avoir conscience. L'après Covid-19 ne sera pas comme avant. 

"Narcisse #1" de Raphaële Bidault-Waddington (photomontage). (© Raphaële Bidault-Waddington)

"Restez chez vous", mot d’ordre du confinement, c’est à la fois rester dans l’habitat, mais aussi renouer avec son intériorité. Comment pensez-vous que cela va influencer nos vies ?  

Le confinement nous impose une situation inédite de repli radical dans la sphère domestique. Si les premiers jours ont été mobilisés par l'adoption des gestes de sécurité, l'information et la réorganisation de toutes les tâches du quotidien, il y a aussi une décharge émotionnelle exceptionnelle à gérer. S'y mélangent d'une part la peur et l'anxiété face au risque de la maladie, de la mort, de l'incertain et de la précarité à venir pour bon nombre. Là encore, il faut garder le contrôle et ne pas laisser la peur nous tétaniser. La peur est une émotion qui ronge de l'intérieur et a tendance à nous diminuer mentalement.  

D'autre part, et notamment pour ceux, nombreux, qui vivent seuls, c'est la lassitude, l'ennui, la peur du vide et la solitude, déjà symptomatique de notre société, qui augmentent, et ce malgré une forme de surexcitation sur les réseaux sociaux. Si le divertissement est un palliatif au stress et aide à décompresser, il peut aussi s'avérer une forme de remplissage comme peuvent l'être également l'alcool ou la drogue récréative. Il n'est pas une réponse à nos incertitudes existentielles. On a relevé aussi une hausse de 30% des violences conjugales, ce qui démontre combien la situation est tendue.  

Et le rapport à sa propre intériorité ? 

En réalité, le confinement peut devenir un moment de prédilection pour apprendre à se retrouver avec soi, et à se renouveler en soi, à se reconnecter à son intériorité, à nous donner du repos, de l'espace mental, une forme de vacance résiliente. C’est une vraie tendance depuis des années, comme en témoigne le recours à la méditation et au yoga. Si ces derniers sont une solution pour certains, c'est à chacun de profiter du confinement pour réinventer son nouveau mode de vie, que ce soit individuellement ou en famille. Bien-être individuel et collectif marchent de pair. Se mettre à sa fenêtre pour admirer l'immensité du ciel est un plaisir simple et efficace pour accueillir le vide, trouver du plaisir à écouter le silence et à laisser flâner sa pensée en toute liberté. 

C'est dans ces instants suspendus que viennent les bonnes idées, la créativité, les petits et les grands projets. Pour ma part, la pratique du dessin abstrait est un moment de prédilection pour débrancher, m'aérer l'esprit, me sentir en paix avec l'existence, mais aussi penser au futur, laisser de la place à mon imagination et cultiver ma liberté. Cela fait partie de mon "écologie mentale" pour réfléchir sereinement.

"Fulgurance #8" de Raphaële Bidault-Waddington (© Raphaële Bidault-Waddington)
Ce confinement va sans doute inspirer les créateurs de tous poils, mais aussi être source de créativité personnelle pour tout un chacun.  

Le standby général nous donne beaucoup de temps libre, c'est-à-dire que bien que confinés, il offre une source de liberté. Il s'agit dorénavant de l'utiliser à bon escient. Comment faire des choix équilibrés entre contribuer à l'effort de solidarité face à la crise, se relier, se divertir, se cultiver, travailler et se construire.

Comment ordonner et donner du sens à ce nouvel agenda ? Pour certains, ce temps libre sera l'occasion d'approfondir un sujet, une passion, la connaissance d’un(e) auteur(e), du cinéma, d'un domaine, d'un pan de l'histoire ou d'une région du monde… Pour d'autres, cela sera suivre des tutoriels, se former, apprendre une langue ou une compétence...Mais ce qui me semble vital aujourd'hui c’est de faire marcher sa créativité et l’entrevoir comme source d’avenir. La créativité est une ressource infinie et qui appartient à tout le monde. Comme un muscle, elle peut être entraînée et au quotidien dans chacune des séquences de notre journée. La créativité rend agile, elle permet de voir et de poser les problèmes autrement, d'imaginer des projets et des solutions, de (se) réinventer et d'embrasser le futur. De mon point de vue, la créativité est éminemment politique car elle émancipe, inspire et donne de la force pour agir, explorer et expérimenter.    

La vie online nous maintient souvent en position de spectateur et la surcharge de contenu nous sature mentalement, nous laisse groggy.  La créativité et l'imagination, si on leur fait place, sont à l'inverse de puissants stimulants et donne de l'élan, du désir et de la capacité d'agir. La créativité, lorsqu'elle se traduit en accomplissement, et ce quelle que soit sa dimension, rend également profondément heureuse et satisfaite une part de nos besoins existentiels, car la créativité nous aide à nous connaître, de même que l'art est le miroir d'une société et même la devance.

"MashUp #2" de Raphaële Bidault-Waddington. (© Raphaële Bidault-Waddington)

En quoi cela peut changer nos vies ?  

Cette période d'incertitude et de confinement peut être une belle occasion d'imaginer et de mettre en marche un "projet créatif". Si les initiatives solidaires sont les bienvenues, pourquoi pas aussi enfin faire quelque chose de ces milliers de photographies accumulées ces dernières années dans nos portables, ou créer quelque chose, seul, en famille ou entre colocataires, un petit film, un "journal spécial de crise", une incroyable mise en scène de cérémonie pour deux personnes, ou même tout simplement pour nos rendez-vous sur zoom, la plateforme de vidéoconférence qui explose en ce moment sur les réseaux. Et pour ceux qui sentent que c'est le moment de faire évoluer leur vie, ce "projet créatif" pourrait être un vrai projet de vie de l'après, car le monde d'après ne sera pas le même et va demander justement de l'agilité pour basculer individuellement et collectivement vers un autre modèle de société.  

Les artistes montrent déjà l'exemple avec beaucoup d'inventivité online pour partager, faire vivre leur création et maintenir une vie culturelle dans une société confinée et distanciée. Notons aussi que leur précarité et leur vulnérabilité sont aussi un moteur de leur réinvention créative et de leur capacité de résilience. Ils sont sans cesse dans une attitude et une culture d'expérimentation pour ouvrir de nouvelles voies prospectives. Cultiver ses talents et sa créativité, c'est s'armer pour l'avenir. De même, le futur appartient à tout le monde, et il est important de s'en saisir, chacun à sa manière.

"Dazzle" de Raphaël Bidault Waddington (tissus plissé). (© Raphaële Bidault-Waddington)

La crise sanitaire va sans doute avoir des conséquences sur la société française et partout dans le monde. Dans quelle mesure la créativité de chacun peut-elle être pertinente pour concevoir des solutions futures ?  

Nous le voyons déjà, la crise crée de nombreux dégâts sanitaires, sociaux et économiques, et les plus précaires sont encore plus fragilisés. Si certains points sont positifs tels que la généralisation du télétravail qui réduit drastiquement la pollution ou le stress des transports, ce sont de larges pans de l'économie qui sont en péril. Quelque soit l'ampleur des subventions, il va y avoir de la casse, car les caisses publiques auront leurs limites et d'autant plus que pour le moment les scénarios d'avenir manquent. Aucun état, parti politique ou institut de recherches n'a de vision prospective et stratégique claire pour engager le changement de paradigme sans déconstruire les acquis sociaux. La transition vers une société et une économie bas-carbone est un grand projet auquel bon nombre d'entre nous adhèrent, mais la feuille de route de ce changement systémique n'est pas tracée et la crise vient tout simplement précipiter les événements.  

Ce qui est certain, c'est que les choses ne reviendront pas à la normale et il est bien trop risqué de se mettre dans une simple posture d'attente, attente qui ne conduira qu'à un chômage massif si nous ne nous mettons pas déjà en situation de préparer l'après-crise. De mon point de vue, et c'était le sens de l'article que j'ai récemment écrit dans La Tribune, c'est par une bascule vers une économie de l'immatériel, c'est à dire de la connaissance, de la créativité et de l'innovation sociétale que nous pouvons aller vers une résilience systémique. Là encore, l'expérimentation créative sera maîtresse du jeu et c'est d'ailleurs vers ce domaine que se tournent les communautés de la recherche prospective, du développement durable, de l'innovation, de l'éducation et de la création.  Pour ma part, je défends la nécessité d'incuber des "futur labs" (NDLR : ateliers de réflexion prospective) créatifs et inclusifs dans tous les domaines, que ce soit dans les entreprises privées et publiques, à l'école, à l'hôpital, comme dans les centres culturels.

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