: Enquête franceinfo Vaccin contre le Covid-19 : qui sont les laboratoires engagés dans la course avec Sanofi ?
Les plus grandes firmes pharmaceutiques sont lancées dans une compétition où les financements privés et publics s'entremêlent. L’enquête de la cellule investigation de Radio France montre que peu de ces candidats iront jusqu’au bout, et que rien ne garantit que le vaccin verra le jour.
C’est une course mondiale à l’intérêt sanitaire évident, mais aussi aux enjeux stratégiques et financiers immenses. Une course dans laquelle se sont lancés 77 laboratoires, de la petite start-up aux mastodontes de l’industrie pharmaceutique, avec un objectif : découvrir un vaccin contre le Covid-19.
Le patron de Sanofi, Paul Hudson, a affirmé mercredi 13 mai que son groupe pharmaceutique servirait en priorité les Etats-Unis s'il trouvait un vaccin contre le Covid-19, car ce pays "partage le risque" des recherches dans le cadre d'un partenariat. En clair : il se montre plus généreux que l'Europe pour financer le développement du vaccin. Au-delà de la concurrence scientifique, c'est sur cette bataille financière que la cellule investigation de Radio France a mené l'enquête.
A chacun sa piste de recherche... et son financement
"Être le premier, ça veut dire potentiellement des rentrées d’argent en or, et des marchés acquis par avance", estime Gaëlle Fleitour, rédactrice en chef adjointe à l’Usine Nouvelle. Dans cette compétition à l'échelle mondiale aux acteurs multiples, cinq grands groupes font la course en tête : GlaxoSmithKline (GSK), Merck & Co (MSD), Pfizer, Janssen-Johnson & Johnson, et Sanofi Pasteur. Ces poids lourds de l’industrie pharmaceutique projettent d’investir au moins cinq milliards de dollars dans la mise au point d’un vaccin. Pas question pour autant de prendre tous les risques. Ils reçoivent donc également de l’argent d’États ou de fondations. Des partenaires qui, en contrepartie, attendent d’eux qu’ils démarrent une production à grande échelle dans 18 mois, d’où une certaine précipitation.
La société américaine Moderna Therapeutics s’est ainsi lancée, dès la mi-mars, dans des tests sur 45 volontaires à Seattle. Au même moment, ce sont les essais de la biotech chinoise CanSino, associée au Beijing Institute of Technology, qui ont commencé aux portes de Pékin.
Pour financer leurs recherches, les industriels ont intégré des grands réseaux de bailleurs de fonds. Le plus important, c’est la coalition internationale CEPI (Coalition for Epidemic Preparedness Innovations), basée en Norvège. Assise sur une réserve de 680 millions de dollars, elle présélectionne et finance des projets, avec le soutien de la Bill & Melinda Gates Foundation. Elle accompagne les laboratoires, depuis les premiers essais en éprouvette, jusqu’à la construction des usines.
Parmi les contributeurs de la CEPI, on retrouve l’ONU, qui abonde son budget grâce à des donations privées qu’il récolte en ligne. À cela s’ajoutent des subventions versées par les gouvernements de Norvège, du Canada, d’Allemagne, d’Inde, du Japon, ou encore d’Australie. En contrepartie de ces financements, les firmes donnent des gages de bonne volonté. L’entreprise pharmaceutique britannique GlaxoSmithKline, qui s’est associée à Sanofi, met notamment à disposition des membres de la CEPI, sa production d’adjuvants indispensable aux vaccins.
Il existe d’autres réseaux du même type, comme le Global Virus Network, un consortium de technologie médicale fondé par un chercheur américain, le professeur Robert Gallo, qui fut impliqué dans une controverse avec le professeur Luc Montagnier au sujet de la découverte du virus du sida, et qui est présidé par Christian Bréchot, ex-directeur général de l’Inserm et de l’Institut Pasteur. Il y a aussi le Global Health Innovative Technology Fund, abondé par une des plus grosses ONG britanniques : le Wellcome Trust de Londres.
De la Bourse aux subventions publiques
Tout est bon pour financer ces recherches. Pour investir dans les start-up, il existe des sites en ligne. Les places boursières, elles, misent plutôt sur les grandes firmes pharmaceutiques. Ainsi, le 4 mai, à la Bourse de Paris, Sanofi était la seule action en progression du CAC 40. Son chiffre d’affaires, de 36 milliards d’euros, en fait un bon placement, autant pour les gros actionnaires, comme L’Oréal et la famille Bettencourt, que pour les retraités américains, ou les petits épargnants français détenteurs d’une d’assurance vie à La Banque Postale Prévoyance.
Quatrième capitalisation boursière au CAC 40, le français Sanofi se porte si bien qu’il a versé le 28 avril dernier quatre milliards d’euros de dividendes à ses actionnaires, dont 200 millions au fonds de pension américain BlackRock. La seule division vaccins de Sanofi lui rapporte 5,7 milliards d’euros. Un chiffre d’affaires en hausse de 12% sur un an.
D’autres groupes entendent toujours se placer dans cette course. C’est le cas de l’américain Novavax, qui travaille sur un des huit projets de vaccin injectable sélectionné par la CEPI. Il a vu son action gagner 400% à Wall Street. La simple annonce d’essais à la mi-mai sur une cohorte de 130 volontaires a fait flamber les cours. Mais les investisseurs misent aussi sur des vaccins par voie orale ou par inhalation.
Dans cette course aux financements, la recherche publique française part avec des boulets aux pieds. Lorsque le patron d’un laboratoire privé allemand comme CureVac a voulu vendre sa technologie vaccinale aux Etats-Unis, la Commission européenne a immédiatement trouvé 80 millions d’euros pour qu’elle reste en Europe. C’est dix fois ce que la France accorde à l'Agence nationale de la recherche (ANR). "Comment voulez-vous qu’on ne se sente pas humilié ?", fait remarquer le directeur de recherche au CNRS Bruno Canard. Thierry Bodin de la CGT-Sanofi, a, de son côté, calculé que la multinationale dans laquelle il travaille, reçoit chaque année de l’État français plus de 130 millions d’euros en crédit d’impôt recherche, alors que l’ANR ne dispose que de 15 millions d’euros. Le résultat, dit-il, c’est que "pas une seule des 30 molécules de médicaments qui sauvent des millions de vie n’est sortie de la recherche publique française ces 20 dernières années".
Un vaccin, mais à quel prix ?
Si tout le monde espère qu’on trouvera un vaccin, de nombreuses questions demeurent sur ce qu’il rapportera aux firmes pharmaceutiques. Sera-t-il vendu à prix coûtant ? Un grand groupe pourra-t-il s’arroger l’exclusivité des bénéfices d’une découverte, alors que la moitié de l’économie mondiale est à terre ? "Le dilemme est le même qu’avec le sida", explique Patrick Biecheler, expert de l’industrie pharmaceutique au cabinet conseils Roland Berger.
Soit on fait du profit sur la santé des gens, soit on considère que c’est une industrie qui a d’abord vocation à sauver des vies
Patrick Biecheler
"Quoi qu’il en soit, ajoute-t-il, si une petite équipe de recherche fait la découverte que tout le monde attend, elle sera dans la foulée absorbée par la grande industrie, comme ont pu l’être Genentech racheté par Roche, ou Genzyme racheté par Sanofi". Si le vaccin devait générer des profits, ceux-ci retomberaient donc, in fine, dans les poches des actionnaires du "club des cinq".
Le vaccin n’existe pas encore, mais pour être certains d’en disposer, plusieurs États ont pris les devants. Sanofi a ainsi signé un contrat avec le gouvernement américain pour garantir l’approvisionnement de ses réserves stratégiques avec un vaccin pourtant aujourd’hui purement virtuel. C’est ce qui explique que le 13 mai le patron de Sanofi, Paul Hudson, déclenche une polémique en déclarant que ce pays "a le droit aux plus grosses précommandes". Sa division Sanofi Pasteur a aussi perçu de la Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda), l'agence fédérale américaine de recherche biomédicale, un chèque en blanc de 226 millions de dollars. De l’argent qui provient des réserves budgétaires votées par le Congrès depuis 2004, et accumulées depuis, en prévision d’une crise sanitaire. Mais le gouvernement américain ne met pas tous ses œufs dans le même panier. Il a également versé à Johnson & Johnson 456 millions de dollars pour redésigner son vaccin qui ciblait le virus Ebola, sans garantie que cela fonctionne, et sans même attendre que la FDA l’approuve.
Des vaccins, mais pour qui ?
La question, selon Patrick Biecheler, l’expert du cabinet Roland Berger, sera cependant de savoir "s’il y en aura pour tout le monde". Pourra-t-on en produire suffisamment pour éviter des contingentements ? Selon lui, l’épisode de la pénurie des masques pourrait être transposé au vaccin. "Comment s’assurer que les quantités produites doteront l’ensemble des pays ?, poursuit l’expert. Ce sera à l’OMS de s’assurer qu’il n’y aura pas de freins de la part de l’administration Trump pour privilégier les États-Unis sur les premiers traitements."
Mais pour que cela fonctionne, encore faudra-t-il que les firmes soient en capacité de produire des vaccins en nombre suffisant. Pour être crédible, "il faut donc démontrer que ses propres usines ont suffisamment de capacité, explique Jean Lang, le vice-président de Sanofi Pasteur, pour apporter sur un plateau de quoi mener des campagnes de vaccination massives." Sanofi Pasteur et GSK sont bien placés de ce point de vue. Paul Hudson, le patron de Sanofi, se prévaut de disposer de quatre sites industriels sur lesquels travaillent 10 000 salariés capables de produire deux vaccins de deux technologies différentes.
En Europe, la Commission européenne veut aller vite et peser face aux américains. Bruxelles cherche à créer son propre réseau baptisé Access to Covid-19 Tools (ACT) pour contrecarrer la stratégie jugée trop protectionniste de Donald Trump. La Commission européenne essaie de regrouper plusieurs laboratoires et vient de lever 7,4 milliards d’euros.
En dépit de sa proximité avec le gouvernement américain, Sanofi Pasteur entend bien occuper aussi cette partie du globe. Ce que compte faire le groupe, c’est présenter les résultats des premiers essais qu’il conduit aux États-Unis, pour convaincre l’agence européenne du médicament de l’autoriser à en pratiquer de nouveau, plus poussés, en Europe, en début d’année prochaine. Dans ce jeu de stratégie, le gouvernement français ménage la chèvre et le chou. D’un côté il menace le laboratoire si jamais il devait avantager les États-Unis, mais de l’autre il investit dans la firme. Le 21 avril, l’État a augmenté sa participation au capital de Sanofi Pasteur, tandis que la Caisse des dépôts et consignations a, de son côté, acheté 60 millions d’actions. On n’est jamais trop prévoyant.
Des Français aux postes clés
La France a, certes, un grand champion dans cette course : Sanofi. Mais plusieurs autres personnalités françaises occupent des postes clés dans d’autres écuries pharmaceutiques. Le laboratoire américain de biotechnologie Moderna-NIAID, par exemple, est dirigé par l’ancien directeur général de Biomérieux, le Français Stéphane Bancel qui a racheté cette société il y a 9 ans.
L’Institut Pasteur, un organisme distinct de Sanofi Pasteur, lui aussi, est dans la course. Le pionnier des vaccins universels s’appuie sur un réseau de laboratoires qu’il a développé dans le monde entier : à Hong Kong, au Vietnam, au Laos, ou en Nouvelle-Calédonie. L’institut français a opté pour une technologie de vaccin classique, élaboré à partir d’un virus de rougeole atténué. Les "pasteuriens" restent persuadés que "la nature est le meilleur médecin, et qu’elle est capable de soigner toutes les maladies" sourit Frédéric Tangy, un des chercheurs de l’institut. Des premiers essais sur l’homme sont prévus dès cet été. L’objectif, c’est d’obtenir une autorisation provisoire de mise sur le marché pour début 2021. Pour pouvoir produire en quantité industrielle, Pasteur a intégré une alliance composée de la biotech autrichienne Themis Bioscience, et de l’université de Pittsburgh, et qui a obtenu un prêt de 4,3 millions de dollars de la part de la CEPI.
Autre pays très présent dans cette course : la Chine. L’Institut Pasteur de Shanghai, qui a obtenu son autonomie tout en gardant des liens avec l'Inserm et le réseau mondial des Instituts Pasteur, mobilise une trentaine de laboratoires. Parmi eux, on peut citer la division pharmaceutique de Fosun, le repreneur du Club Med. Connu pour sa proximité avec le pouvoir à Pékin, le groupe s’est associé à l’américain Pfizer et à la biotech allemande BioNTech. À Hong Kong, CanSino, une autre biotech, travaille avec les autorités de santé militaires chinoises sur un vaccin à partir d’un adénovirus que l’on trouve dans les grippes saisonnières.
Un investissement risqué
À la liste de ces compétiteurs, on peut encore ajouter les universités de Singapour, de Taiwan, de Corée, de Tokyo, de Hong Kong et de Pékin, sans oublier les universités du Queensland en Australie, d’Oxford, ou l’Imperial College de Londres. Le pari est pourtant risqué, car personne ne sait si un vaccin pourra un jour être mis au point. "Si vous me demandez de parier, dit Bruno Canard, le chercheur du CNRS qui avait alerté en 2015 sur le risque du coronavirus, je parierais que dans six mois, il n’y aura pas de vaccin, même si le virus est encore présent à ce moment-là." Selon lui, "il y aura des difficultés techniques très importantes parce que le Covid-19 est conçu pour muter". Et compte tenu du nombre de laboratoires engagés dans la course, il y aura sans doute de nombreux perdants. "Les candidats au vaccin se réduiront comme peau de chagrin pour n’être bientôt plus qu’une petite dizaine", prédit de son côté l’analyste Patrick Biecheler.
Quant au retour sur investissement, "il faut être prudent" prévient Jean Lang, le vice-président de Sanofi Pasteur. Il n’oublie pas que si son groupe peut reverser un bénéfice de 3,11 euros par action à ses actionnaires, c’est avant tout grâce à un médicament "blockbuster", le Doliprane, mais pas grâce à un vaccin. Le dernier produit par Sanofi, contre la dengue, devait lui rapporter un milliard d'euros par an, or il se vend très mal. Les vaccins pèsent d’ailleurs assez peu sur le chiffre d’affaire mondial de l’industrie pharmaceutique. Ils ne représentent que 35 milliards de dollars sur un total de rentrées estimé à 1 200 milliards de dollars. Le pari est d’autant plus hasardeux que le temps où l’on déposait 110 brevets sur la séquence d’un seul virus, comme ce fut le cas pour l’hépatite C, est révolu. Aujourd’hui, les données sur le Covid-19 sont libres d’accès. Il y a donc davantage de projets en concurrence et de découvertes partagées. Par ailleurs, la puissance publique investissant aux côté des laboratoires privés, elle, aura sans doute des exigences pour éviter une flambée des prix.
Et si le virus disparaissait ?
Autre indice montrant qu’il ne faut pas s’emballer. Les essais conduits par Sanofi et GSK pour un vaccin contre le sida, avec la Fondation Bill & Melinda Gates Foundation, ont été stoppés en février. Le microbiologiste Bruno Canard se souvient : "Quand j’avais 20 ans, on disait que le vaccin contre le sida arriverait sous quatre ans. Idem pour l’hépatite C. Ce qui soigne aujourd’hui, c’est un médicament."
Je ne veux pas dénigrer la vaccination parce qu’il y a des virus pour lesquels ça marche très bien, contre le tétanos, la rage, la rougeole, les oreillons, la rubéole, ou les méningocoques, mais il y a aussi des vaccins qu’on attend depuis 40 ans et qui n’arriveront jamais.
Bruno Canard (CNRS)
Des vaccins qui ne seront jamais au point, ou alors, très tardivement… Le premier vaccin contre Ebola du laboratoire Merck n’a été commercialisé que l’année dernière. "Et si dans six mois le virus avait disparu ? s’interroge encore Bruno Canard. Miser autant sur le vaccin est une folie !" Cet aléa suscite le ressentiment de certains de ses confrères. "Moi, je cherche un million d'euros pour acheter un microscope, regrette le patron d’un laboratoire d’Aix-Marseille, pendant qu’on investit des milliards dans des choses hyper aléatoires en soutien à de très grosses entreprises."
Patrick Biecheler répond que, même si on échoue à trouver un vaccin, "la recherche ne s’arrêtera pas pour autant". Un autre chercheur du CNRS, Jean-Louis Lazzari, rappelle qu'"avant que ne survienne le Covid-19, on travaillait en nano-médecine sur des vaccins à vecteurs ADN ou ARN capables d’envoyer des messages génétiques dans la cellule pour tuer le cancer. On a repris l’idée pour lutter contre le coronavirus". Aucune recherche ne serait donc vaine. Au pire, si le vaccin tant attendu ne devait jamais voir le jour, les pistes explorées aujourd’hui pourraient tout de même servir, plus tard, et peut-être contre une autre maladie.
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