Waterloo, les hémorroïdes et la vessie de l'empereur
Les "petites histoires de l'Histoire" sont souvent croustillantes… mais leur authenticité est parfois difficile à établir. Concernant les douleurs hémorroïdaires qui auraient incommodé l’Empereur au petit matin du 18 juin 1815 sur une morne plaine de Belgique, les témoignages de première main manquent. Nulle lettre écrite depuis Sainte-Hélène où l'exilé aurait écrit "Ah, si j’avais eu une meilleure pommade…"
Adolphe Thiers, président de la République de 1871 à 1873 - et âgé de 18 ans lors de la bataille - a rédigé un ouvrage de référence sur l'Empire napoléonien[1], dans lequel il rapporte de nombreux témoignages de proches de Bonaparte. Voici ce qu'il écrit sur Waterloo :
"Napoléon qui ne s'était couché qu'à deux heures après minuit, était debout à cinq heures du matin. Atteint dans ce moment d'une indisposition assez incommode, il n'en avait pas moins passé dix-huit heures à cheval dans la journée du 15, et il allait en passer encore autant dans la journée du 16, preuve assez frappante que son activité n'était point diminuée".
Il poursuit en note :
"Les témoignages contemporains sont fort contradictoires relativement à l'état de santé de Napoléon pendant ces quatre journées. Le prince Jérôme, frère de Napoléon, et un chirurgien attaché à l'état-major, m'ont affirmé que Napoléon souffrait alors de la vessie. M. Marchand, attaché au service de sa personne, et d'une véracité non suspecte, m'a déclaré le contraire. On voit que la vérité n'est pas facile à démêler au milieu de ces témoignages, contradictoires quoique sincères, et je pourrais fournir pour cette même époque d'autres preuves non moins étranges de la difficulté de mettre d'accord des témoins oculaires, tous présents aux faits qu'ils affirment, et tous véridiques, au moins d'intention. […] Je me bornerai à dire que quelle que fût la santé de Napoléon à cette époque, son activité ne s'en ressentit point […]."
Sur ce dernier point, il s’appuie "des témoignages nombreux et authentiques", et notamment de ceux du général Gudin, "alors âgé de 17 ans, et premier page de l'Empereur, lui présentait son cheval. Il ne quitta pas Napoléon un instant, et l'exactitude de sa mémoire, la sincérité de son caractère, m'autorisent à ajouter foi entière à ses assertions."
Un voile pudiquement jeté sur le fessier impérial
Mais beaucoup d’auteurs doutent de l’objectivité d’un Adolphe Thiers napoléolâtre. Karl Marx, dans son ouvrage La Guerre civile en France, qualifiera ainsi Thiers de "cireur de bottes historique de Napoléon"…
Âgé de 5 ans lors de la bataille, le militaire et homme politique français Jean-Baptiste Charras profita de son propre exil en Belgique pour réaliser une enquête historique particulièrement fouillée sur "La campagne de 1815". Dans une réédition de l'ouvrage (datée d'un an après celui de Thiers), Charras ne manque pas d’interroger l’état de santé de Napoléon au matin de la bataille… et le manque de rigueur historique de Thiers.
"Napoléon avait une double maladie, et nous l’avons dit [sur la foi de] témoignages qui nous ont paru certains, et que M. Thiers aurait pu aussi bien que nous, mieux que nous peut-être recueillir. Napoléon, en 1815, souffrait depuis trois ans déjà d'une affection dysurique (c'est-à-dire des troubles urinaires, NDA) et, depuis un an, d'une affection hémorroïdale croissante. Celle-ci notamment lui causa d'atroces douleurs, le jour même de Waterloo. Nous tenons le fait du grand maréchal du palais Bertrand et du général Gourgaud [2] ; et nous avons, plus d'une fois, entendu l'un et l'autre affirmer que ces douleurs furent cause que, pendant la grande bataille, Napoléon resta presque toujours à pied, et y resta même lorsqu'il eût été nécessaire qu'il se portât, à cheval sur tel ou tel point... Le bon général Bertrand entrait même, au sujet du mal qui sévit sur son maître, en ce moment, dans des détails tellement intimes qu’évidemment il parlait […] en toute connaissance de cause."
Charras poursuit :
"Mais ni Bertrand ni Gourgaud ne disaient tout. Nous-mêmes, jusqu'ici, nous n'avions pas cru devoir parler, même par allusion, d'une troisième maladie, accidentelle celle-là, qui gêna, incommoda beaucoup Napoléon ; mais puisqu’on a tant de peine à admettre qu’il ait pu être malade, nous serons moins réservés dans cette note spéciale : Napoléon avait contracté la maladie dont mourut François Ier" [3].
Les forts en histoire (le baccalauréat, c’était ce matin !) se souviendront peut-être que François Ier souffrait d'un "abcès au génitoire", c’est-à-dire d’une fistule entre l'anus et les testicules.
Jean-Baptiste Charras conclut :
"Des trois maladies dont souffrait Napoléon pendant la campane de Belgique, il n’en est pas une qui ne rende très pénible l’exercice du cheval. Aussi c’était une difficulté pour lui de se mettre en selle et une souffrance de s’y tenir. […] Napoléon était très souffrant en Belgique, et ses souffrances furent telles qu’il resta souvent à pied lorsqu’il aurait fallu qu’il fût à cheval. Telle est la vérité."
Quel que fut l’état de santé de Bonaparte, la plupart des historiens s’accordent à dire que la bataille de Waterloo aurait été très difficile à remporter… Mais imaginer qu’une affection bien commune ait pu décider du sort d’un Empire est très réconfortant pour quiconque en souffre aujourd’hui !
L'hymne de la crise hémorroïdaire (ABBA)
[1] Histoire du consulat et de l'empire, faisant suite à l'Histoire de la révolution française - Les passages cités sont tirés du tome 20 (livre XL), publié en 1862.
[2] Plus loin, en note, Charras rappelle que le journaliste et homme politique Achille Tenaille de Vaulabelle avait écrit dans le second tome de son "Histoire des deux Restaurations" (1847) que "L'empereur était depuis quelque temps en proie à de cruelles douleurs physiques, qui lui rendait fort pénible l'exercice du cheval : il souffrait d'une affection hémorroïdale..." Selon Charras, de Vaulabelle tenait cette information du général Gourgaud lui-même.
[3] "M. Thiers, qui a été fort avant, dit-on, dans l'intimité de Jérôme Bonaparte, ne peut ignorer cela", s’étonne Charras. "Car l'ancien roi de Westphalie n'en a jamais fait mystère. Il y a onze ans, notamment, il en témoignait dans deux lettres que nous avons lues et qui existent sans doute encore".
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