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"L'écolier ne respecte plus personne" : en 1883, on débattait déjà des violences scolaires

En plein débat sur les violences scolaires, Claure Lelièvre, enseignant-chercheur en histoire de l'éducation, revient sur une "révolte" lancée à la fin du 19e siècle au ycée Louis-le Grand, l'un des plus prestigieux de France.

Article rédigé par The Conversation - Claude Lelièvre, Enseignant-chercheur en histoire de l'éducation
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Publié Mis à jour
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Le lycée Louis Le Grand, à Paris. (GILLES TARGAT / PHOTO12 / AFP)

Établissements huppés et punitions élevées ne sont pas des garanties contre la violence des élèves. Il existe de nombreux exemples historiques de cet état de fait, depuis le XVIIe siècle jusqu’à la période contemporaine, et j’en ai fait amplement mention dans Histoires vraies des violences à l’Ecole, publié en 2007 aux éditions Fayard. Retour sur quelques-uns de ces épisodes.

Une période historique pour l’exemple

On se contentera ici du moment "ferryste" de l’institution républicaine et laïque, précédée de la période que l’on a appelée "l’Ordre moral" (lorsque la Troisième République proclamée n’était pas encore aux mains des républicains)

On peut suivre l’une des "révoltes" les plus célèbres de ce temps-là dans le "saint des saints" des lycées de France, le lycée Louis-le Grand, à partir des rapports de son proviseur. Cela commence dans la soirée du 17 janvier 1883 par un chahut qui prend de l’ampleur suite à une injustice ressentie par les élèves. Le proviseur appelle sept agents de police et procède à l’expulsion des plus turbulents ; cinq élèves sont mis aux arrêts – au "cachot" –, ce qui a pour effet d’accentuer le désordre.

Trois cents élèves "insurgés" se rendent dans les dortoirs : les vitres, les vases de nuit, les lavabos sont cassés et jetés, les matelas sont éventrés à coups de couteau. Les agents de police, renforcés par des troupes nouvelles (ils sont alors soixante) bloquent les "émeutiers" dans un dortoir. Armés de tessons de vase et de barres de fer arrachés aux lits, les élèves se battent contre eux. Les dégâts matériels sont évalués à 20 000 francs or, soit le revenu annuel moyen de 10 enseignants. Les sanctions suivent rapidement : 89 élèves sont exclus définitivement de Louis-le-Grand et 13 autres de tous les lycées de Paris. Des mesures qui n’empêcheront toutefois pas une autre révolte, cinq ans plus tard.

Un air du temps républicain laxiste et délétère ?

Les conservateurs de l’époque mettent en cause l’air du temps délétère, voire laxiste, depuis que les républicains ont pris le pouvoir. Le journal Le Gaulois du 15 mars 1883 accuse :

"Les collégiens de Louis-le-Grand se battent contre les agents de ville. On enseigne à l’écolier qu’il a des droits, et il fait des barricades dans son dortoir pour chasser ses maîtres ; on lui défend de croire en Dieu, et il ne respecte plus personne."

Le journal royaliste "Le Clairon" du 14 mars est encore plus direct :

"Les auteurs responsables de cette révolte sont Jules Ferry et Paul Bert qui ont eu un écho funeste dans le cerveau si facilement irritable de ces adolescents en fringale d’émancipation prématurée."

Le 1er décembre 1882, le journal conservateur L’Abbevillois avait déjà pris prétexte d’une manifestation quelque peu débridée dans un lycée de jeunes filles de Montpellier pour s’en prendre au nouveau pouvoir républicain :

"Une directrice d’externat déplacée harangue les externes qui démolissent les barrières, brisent les vitres et vomissent des obscénités à la face de la directrice de l’internat. Elles ont beuglé la Marseillaise. Ces infantes, élevées sur les genoux de la République dans le culte des idées nouvelles que résume la formule “Ni Dieu ni Maître”, promettent de fières épouses aux infortunés crétins qui voudraient bien les honorer de leur confiance. Que de promesses, sapristi, dans les incartades de ces Louise Michel en herbe pour qui l’insurrection est déjà le plus sacré des devoirs !"

Révoltes contre l’Ordre moral ?

En réalité, et quoi qu’en disent les conservateurs de l’époque, la plupart des révoltes lycéennes ont eu lieu soit sous la Monarchie de Juillet et l’Empire, soit surtout pendant la période de l’Ordre moral, au début des années 1870, avant même que les républicains ne triomphent dans la République. Plus d’une centaine de révoltes ont eu lieu dans les lycées de 1870 à 1888 (sur guère plus d’une centaine de lycées en France !..), ce qui atteste de l’ampleur du phénomène.

Or de 1870 à 1879 (année de la fin de l’Ordre moral et de l’avènement de la Troisième République triomphante) on comptabilise 80 révoltes lycéennes sur la centaine recensées durant la période concernée (de 1870 à 1888). Les révoltes au moment de la Troisième République triomphante sont donc en réalité très minoritaires : pour la plupart, elles ont eu lieu avant, bien avant.

Un taux de punitions très élevé

Il convient sans doute de rapprocher cette comptabilité des révoltes d’une autre comptabilité, celle des punitions, qui sont extrêmement nombreuses, massives, omniprésentes. L’exemple approfondi offert par Louis Secondy dans son Histoire du lycée de Montpellier – un lycée tout à fait ordinaire, et réservé là comme ailleurs aux "fils de famille" – est éloquent.

Pour le seul premier semestre de l’année 1877-1878, les peines infligées au lycée se détaillent ainsi : "division supérieure : 962 retenues simples, 305 privations de promenade, 54 privations de sortie, 4 exclusions (moyenne : 3,5 punitions par élèves en cinq mois). Division de grammaire : 1 102 retenues, 400 privations de promenade, 23 de sortie, 6 exclusions (moyenne : 5,3 punitions par élève). Division élémentaire : 1 400 retenues, 261 privations de promenade, 15 de sortie (moyenne : 7,3 punitions par élève).

Les révoltes sont parfois très violentes

Les révoltes sous l’Ordre moral, qui ont lieu dans des établissements secondaires n’accueillant pourtant guère alors que des "fils de famille", peuvent être très violentes. Dans un lycée marseillais, rapporte ainsi le recteur d’académie à son ministre,

"Les internes se sont rendus au cabinet où dormait le maître répétiteur, qu’ils ont frappé violemment. Profitant ensuite de ce qu’il était étourdi par les coups, ils l’ont ligoté, traîné sur le parquet et lui ont coupé à moitié la barbe. Enfin le censeur, le surveillant général, et d’autres maîtres, réveillés par le tapage sont accourus et ont réussi, non sans peine, après avoir enfoncé la porte, à rétablir l’ordre. Il était temps : les élèves avaient passé la corde au cou du maître et délibéraient s’ils le jetteraient par la fenêtre !

À Bastia, dans la nuit du 15 au 16 novembre 1874, la première division cherche à étrangler son maître et l’assaille à coups de chaise ! Le recteur reste persuadé que les élèves ont voulu le tuer. En février 1880, il suppose le même projet chez les élèves du même établissement."

À Auch, le 14 février 1870, les lycéens de la première division se ruent sur un maître en salle d’étude et lui portent des coups violents avec des morceaux de bois. "Cette exécution terminée, sans que les efforts des maîtres présents aient pu l’empêcher ou en modérer la violence, les élèves du premier quartier sont rentrés dans leur étude et l’ordre n’a plus été troublé".

Mais la période de l’Ordre moral – on le sait – n’a pas eu le monopole de ces révoltes violentes. On peut citer – entre autres – celle qui a bouleversé le collège d’Amiens en 1835, aux proportions assez inquiétantes. Elle commence dans une salle d’étude par des cris "À bas les maîtres !" "Un élève armé d’un canon de fusil fait sortir le maître d’étude. Des barricades se dressent faites de bancs et de tables. Le proviseur fait enfoncer la porte. Les collégiens brûlent du papier dans les tables renversées et assaillent le proviseur de dictionnaires et morceaux de bois. Le proviseur les conjure d’éteindre le feu. En vain : il est de nouveau assailli, et, finalement, blessé. Il alors recours à la force armée – douze militaires – et aux parents qui finissent par persuader leurs enfants de se rendreThe Conversation

Claude Lelièvre, Enseignant-chercheur en histoire de l'éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université Paris Descartes – USPC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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