: Enquête franceinfo Contre le trafic de drogue, les opérations "place nette" ne sont pas "une baguette magique"
Des dealeurs sont postés tous les 200 m le long de la ligne du tramway qui relie Lyon, et son 6e arrondissement très huppé, au Tonkin, un quartier de 20 000 habitants à Villeurbanne. Le visage dissimulé, ils scrollent sur leurs portables, piétinent en fumant un joint. L'après-midi et en soirée, ils sont jusqu'à six ou sept sur les gros points de deal. "On compte une dizaine de points de vente sur l'ensemble du quartier. Les plus lucratifs font environ 50 transactions à l'heure", glisse Cédric Van Styvendael, le maire socialiste de Villeurbanne. De 10 heures à minuit, les clients se succèdent, plus ou moins discrètement.
Pourtant, une descente "coup de poing" a eu lieu très récemment au Tonkin. Le 27 novembre et pendant dix jours, elle a mobilisé pas moins de 400 policiers et permis d'interpeller 50 personnes et de saisir 31 000 euros en liquide, plus de 5 kg de cannabis et 68 g de cocaïne. Ces opérations spectaculaires, baptisées "places nettes", sont le nouvel outil du gouvernement pour lutter contre le trafic. Depuis le dernier trimestre 2023, elles s'enchaînent à un rythme soutenu. Poitiers, Montbéliard, Argenteuil, Montargis, Béziers, Bordeaux, Marseille... Lors de sa grande conférence de presse du 16 janvier, Emmanuel Macron a annoncé son intention de conduire "dix opérations de ce type chaque semaine". Mais pour quelle efficacité ? A Villeurbanne, comme ailleurs, les résultats apparaissent pour le moins mitigés.
"On maintient la pression sur les pouvoirs publics"
Au Tonkin, ce quartier "très mixte socialement", souligne Cédric Van Styvendael, le trafic a débuté "il y a une grosse dizaine d'années". Jusqu'en 2020, les habitants s'en accommodaient autant que possible. Mais une fusillade a éclaté en juin cette année-là, faisant cinq blessés. Un collectif nommé Tonkin Paisible s'est alors créé pour tenter de mener des actions visant à retrouver un peu de calme. Nicole et Jean-Luc, un couple de jeunes retraités, comptent parmi les membres les plus actifs. "On maintient une pression constante sur les pouvoirs publics, pour ne pas que le quartier devienne une zone de non-droit", explique Jean-Luc. A leur demande, de nombreuses caméras ont été installées, donnant directement sur les points de deal. "On réclame aussi à ce que la végétation soit taillée par endroits, pour ne pas que les trafiquants cachent leur marchandise dans les buissons", détaille Nicole.
Le collectif, qui compte une grosse trentaine de membres actifs, s'organise via des groupes WhatsApp et Telegram pour se passer le mot quand un nouveau point de vente s’installe quelque part : ils n'hésitent pas à aller interpeller le dealer et le sommer de partir, malgré les propos menaçants dont ils font souvent l'objet.
"On nous a dit un jour qu'on allait nous tirer dessus à la kalach. Mais c’est du bluff, on le sait très bien."
Nicole, membre du collectif Tonkin paisibleà franceinfo
Au début, la vente de stupéfiants était principalement centrée sur le cannabis. Mais depuis quelques années, la marchandise s'est diversifiée. "Ce qui part le plus, c'est la cocaïne. Ensuite, le shit [la résine de cannabis]. Et pas loin derrière, la kétamine [un anesthésique notamment utilisé pour soigner les dépressions]", détaille un dealeur tout juste majeur avec lequel franceinfo a pu échanger. "Et puis, il y a le crack et l'héroïne", ajoute-t-il, un peu gêné, reconnaissant que certains clients qui viennent se fournir "sont en très mauvais état". L'émergence de ces deux substances inquiète particulièrement les riverains. "Les usagers consomment directement sur place, parfois en plein jour, tout près des écoles. Et on retrouve des seringues régulièrement dans le parc", s'agace Jean-Luc.
"Tous les points ont rouvert"
Les autorités n'ont pas attendu l'opération "place nette" pour agir. "Plusieurs vagues d'arrestations" ont déjà eu lieu et en mars 2023 "une très grosse opération" a été organisée, mobilisant 100 fonctionnaires et permettant d'interpeller 15 personnes liées au trafic, "dont une dizaine ont été écrouées", se félicite un policier des "stups" de Villeurbanne, qui a participé à "place nette". Les moyens déployés dans le cadre de cette opération, fin novembre, ont, eux, permis de démanteler le point de deal "le plus rémunérateur de la ville, voire de l'agglomération", affirme Juliette Bossart Trignat, la préfète déléguée pour la défense et la sécurité en Auvergne-Rhône-Alpes. Pourtant, le 25 janvier, deux mois après le début de l'opération, le point de deal, situé près de l'école élémentaire Nigritelle Noire, est de nouveau actif. "Tous les points ont rouvert", confirme le policier interrogé par franceinfo. Il estime que "l'occupation du terrain permise par cette opération était intéressante, mais sur un délai bien trop court".
"Pour vraiment essorer les trafiquants, il faudrait maintenir une présence policière sur les points de deal en permanence pendant quatre ou cinq mois. Mais c'est évidemment impossible."
Un policier des "stups" de Villeurbanneà franceinfo
Le maire de Villeurbanne, Cédric Van Styvendael, assure que les habitants "ont vu les efforts et ont apprécié la descente : c'était la première fois qu'ils voyaient autant de policiers. Mais personne n'est naïf. 'Place nette' n'est pas une baguette magique".
L'opération a toutefois eu le mérite de "choper des mecs qui étaient dans le trafic à haut niveau : les majeurs sont en détention préventive en attendant leur jugement, et on peut s'en réjouir", assure le policier. Mais une partie du problème réside selon lui dans le traitement pénal des petites mains du trafic, les "charbonneurs", souvent mineurs, qui sont au contact des clients sur les points de deals. "S'ils ne disent pas grand-chose pendant leurs auditions et que leur téléphone ne parle pas, ils écopent d'une convocation au tribunal en 2025. Et repartent aussitôt à la vente", observe le policier. "Ceux qui peuvent éventuellement être incarcérés, ce sont les gérants de points de deal", poursuit-il. Mais gérant ou petites mains, tous sont de toute façon très facilement remplaçables. "En quelques heures, c'est fait", assure le fonctionnaire, sans compter que "beaucoup de gérants continuent à garder la main sur une partie du trafic depuis la prison, via des téléphones portables".
"On balaie une zone tous azimuts"
De l'avis des préfets, "place nette" a permis une avancée majeure : rassembler des services qui n'avaient pas l'habitude de travailler ensemble. "L'objectif est de travailler sur l'écosystème de la délinquance avec des moyens transverses", commente Philippe Court, préfet du Val-d'Oise.
"Jusqu'à présent, il y avait moins de partage d'infos, on ne reliait pas l'ensemble des acteurs mobilisables."
Philippe Court, préfet du Val-d'Oiseà franceinfo
"Avec 'place nette', on conjugue l'action judiciaire initiale avec tous les services de l'Etat, comme l'Urssaf pour les fraudes sociales, les finances publiques pour contrôler les infractions fiscales ou à la réglementation du travail... On balaie une zone tous azimuts pendant trois ou quatre jours pour rechercher toutes les infractions", décrit le préfet, relevant que les neuf opérations "place nette" effectuées dans son département entre le 26 septembre et le 24 janvier ont permis de déférer 40 personnes, pour une centaine d'interpellations au total. "Un très beau ratio", soutient-il.
"Les petits caïds continuent leur business"
Même constat du côté de François-Xavier Lauch, le préfet de l'Hérault, après l'opération "place nette" organisée fin novembre dans le quartier Saint-Martin, à Montpellier. "La phase d'attaque a duré une semaine complète et depuis, nous sommes dans la phase de dissuasion, avec toujours plus de moyens que d'habitude alloués au quartier. L'objectif étant que les points de deal ne reviennent pas et que les habitants continuent de voir 'du bleu' en bas de chez eux", décrit-il à franceinfo.
Situé à quinze minutes à pied du centre-ville de Montpellier, le quartier Saint-Martin a vu le trafic se développer en son sein depuis "quatre ou cinq ans", selon Karim*, qui y vit depuis trente ans, et se dit soulagé par l'opération. "On a vu des dizaines de camions de CRS qui contrôlaient, s'en prenaient aux vendeurs et aussi aux acheteurs." Il admet toutefois que "quelques-uns des dealeurs sont toujours là, et qu'ils sont impossibles à faire partir, surtout les mineurs".
Un constat partagé par Nora*, une autre habitante de Saint-Martin. Elle connaît les parents d'une partie des mineurs qui s'adonnent au trafic, qui sont souvent complètement dépassés. "Il y en a trois qui ont été enfermés mais les petits caïds continuent leur business", s'inquiète-t-elle. Pour cette quinquagénaire, la présence policière ne suffit pas. "Il faut plus d'éducateurs : on en a trois qui tournent sur quatre quartiers de Montpellier, c'est juste pas possible, il n'y a pas de suivi", regrette-t-elle.
"Le tout répressif ne mènera nulle part"
A Poitiers (Vienne), où une opération "place nette" a eu lieu début novembre, dans le quartier de Beaulieu, sur l'un des points de deal les plus anciens de la ville, le constat n'est pas beaucoup plus encourageant. "On est quasiment revenus à la situation d'avant l'opération : le trafic s'est remis en place, avec une organisation un peu différente, mais pas moins active", constate sans détour Pascal Meynard, secrétaire départemental du syndicat Alliance dans la Vienne.
Patrick Motton, conseiller pour la mission locale de Poitiers, connaît bien le quartier en question : sa permanence est située au cœur du point de deal, faisant de lui un "observateur direct" des opérations de police successives. L'intervention "place nette" qui s'est déroulée le 7 novembre 2023 s'est révélée particulièrement décevante : une trentaine de policiers ont été mobilisés, selon La Nouvelle République, mais seuls 2 g de cocaïne et 3,4 g de cannabis ont été saisis, d'après le journal régional. Au total, 95 personnes et 43 véhicules ont été contrôlés sans qu'aucune interpellation n'ait lieu.
"Le quartier est complètement gangrené, les habitants ont déserté, petit à petit. Les logements se vident. Les gens n'osent même plus venir dans les commerces de proximité, près de la place de la Grande Goule, où campent les dealeurs."
Patrick Motton, conseiller à la mission locale de Poitiersà franceinfo
En tant qu'accompagnateur social, il essaye régulièrement de sortir quelques mineurs du trafic. "Mais c'est extrêmement compliqué, il faut négocier avec les chefs, pour qu'ils les autorisent à quitter les points de deal, ne serait-ce qu'une heure. Et puis, ce sont des jeunes eux-mêmes accros, qui ont besoin d'argent rapide pour acheter leur propre consommation", analyse-t-il. "Le trafic, c'est un cercle infernal et, pour moi, la stratégie du tout répressif ne mènera jamais nulle part. Il faut des moyens pour les travailleurs sociaux, des vraies propositions d'insertion, sans ça, on n'en sortira pas." Sollicité, le ministère de l'Intérieur a fait savoir que Gérald Darmanin communiquerait un premier bilan des ces opérations prochainement.
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