: Enquête franceinfo "Ce qu’on m’a dit m’a fait vraiment mal" : des victimes de violences conjugales critiquent le numéro d'écoute 3919
Sur les réseaux sociaux, plusieurs femmes assurent avoir été accueillies par des mots très durs d'écoutantes du service "Violences femmes info". Enquête.
"Vous avez joué avec le feu." Sylvie* ne digère pas cette remarque. Dans un message anonyme, posté le 30 mai, sur une page Facebook intitulée Paye ton psy, où les témoins et victimes de sexisme dans le milieu psychiatrique partagent leurs expériences, la jeune femme se dit "sous le choc". A la fin mai, cette étudiante de 26 ans appelle le 3919, numéro de "Violences femmes info". La plateforme d'"écoute téléphonique et d'orientation" pour les femmes victimes de "toutes les violences" est une initiative de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF) depuis 1992, soutenue par le gouvernement. Mais Sylvie va vite regretter son appel.
Selon la jeune femme, après avoir expliqué à l’écoutante du 3919 être victime de violences sexuelles et physiques de la part d'un ex-conjoint puis d'un ami, celle-ci lui répond que le "problème" vient d'elle. Comprendre : quand on croise le chemin de plusieurs hommes violents, c’est que quelque chose cloche forcément chez soi. Dès le lendemain, son message est partagé sur Twitter par une journaliste du Monde diplomatique, qui précise avoir entendu parler d’"un témoignage très semblable" à propos du 3919.
Déjà entendu un témoignage très semblable à propos de ce numéro. pic.twitter.com/pbxrt3GhoF
— Mona Chollet (@monachollet) 31 mai 2017
Faire porter à la victime une partie, voire la totalité de la responsabilité d’une agression, c’est ce qu’on appelle en anglais le "victim blaming". Littéralement, "blâmer la victime".
"Ce genre de choses va continuer à vous arriver"
Sur les réseaux sociaux, plusieurs femmes assurent avoir été mal conseillées lorsqu'elles ont contacté le 3919. Parmi la quinzaine de témoignages compilés par franceinfo en quelques jours, quatre relèvent du "victim blaming". Contactée, Sylvie confie avoir été victime de violences conjugales "il y a six ans", avant d'être agressée sexuellement par un "ami" qu'elle "hébergeait pour la nuit" quelques années plus tard. Elle décide de contacter le 3919 en mai, quand elle apprend que son nouveau conjoint, qui se présente comme un militant féministe, a déjà été accusé de harcèlement et d'agression sexuelle.
"J'avais besoin d'y voir plus clair, que quelqu'un d’extérieur me dise qu’il fallait que j’arrête de fréquenter cet homme-là", raconte-t-elle. Au téléphone, l'écoutante est "assez sèche, pas très compréhensive", voire "moqueuse". Mais c'est le discours sur le supposé "problème" de la jeune femme avec les hommes qui ne passe pas. Sylvie se mettrait volontairement "dans des situations dangereuses", notamment en proposant son canapé à un ami ivre.
L'écoutante me répète au moins cinq fois que je 'joue avec le feu'.
Sylvieà franceinfo
"Continuez à penser ça [que vous n'y êtes pour rien] si vous voulez, mais il continuera de vous arriver ce genre de choses", finit par lui lâcher son interlocutrice, selon les propos rapportés par Sylvie. "C’est quand même pas ma faute s’ils comprennent pas quand je dis 'non'. J’ai toujours été claire, enrage aujourd'hui l'étudiante. Ce qu’on m’a dit au 3919 m’a fait vraiment mal."
"Ces commentaires sont déplacés"
Valérie* contacte le 3919 en mars, car elle s'inquiète pour l'une de ses connaissances, qui sort avec un homme violent. A bout, celle-ci lui a confié que son conjoint la traîne dans l'appartement par les cheveux, la frappe, contrôle son accès à son portable, lui confisque ses papiers administratifs et ses moyens de paiement, ou l'enferme sur le palier, "en pyjama", lorsqu'elle s'est "mal comportée".
J’avais besoin de conseils juridiques pour savoir si je n’outrepassais pas mon rôle en appelant la police.
Valérieà franceinfo
De sa conversation avec une écoutante du 3919, la trentenaire parisienne retient "un discours qui [l']a choquée". Quand elle détaille les violences subies par son amie, on lui répond : "Dans ce couple, on ne sait pas qui domine qui." "Qu'on puisse réfléchir aux mécanismes qui ont permis aux victimes de s'installer dans ce type de relations, pourquoi pas, reconnaît aujourd'hui Valérie. Mais là, quand on décrit des faits hyper violents et qu'on demande des conseils pratiques pour une urgence, ces commentaires sont déplacés. Et si c'était mon amie qui avait appelé le 3919 et entendu ça ?"
Deux autres témoignages datant de 2011 font écho à ceux de Sylvie et Valérie. Dans un contexte où les violences conjugales peinent généralement à attirer l'attention, comme le rappelle Libération, ces femmes disent s'être senties "abandonnées" par tous les acteurs institutionnels, y compris le 3919.
Des situations qui "restent exceptionnelles"
Face à ces témoignages, la directrice générale de la FNSF, Françoise Brié, reconnaît qu'il "arrive" au 3919 de recevoir des "réclamations" de femmes déçues de la qualité d'accueil de la plateforme. Mais "ces cas restent exceptionnels", assure-t-elle. "Violences femmes info" traite effectivement des milliers d'appels chaque année (18 000 appels traités en 2009 et jusqu'à 48 000 appels traités en 2015, derniers chiffres disponibles).
Si l'associative imagine volontiers le mal que peut provoquer "une parole de l'écoutante qui a été mal comprise", elle rappelle que les salariés du 3919, venues notamment du secteur sanitaire et social, sont formées en continu à l'écoute, au droit des femmes et à l'égalité femmes-hommes. Pour expliquer les "couacs", la responsable de la FNSF souligne aussi que ses salariées doivent faire face à un "stress" important, confrontées à des femmes dont les situations sont extrêmement "complexes". "Face à une appelante, il ne faut surtout pas se tromper, justifie Françoise Brié. Si le discours n'est pas clair, s'il n'y a pas de formation, on peut envoyer une femme sur un mauvais chemin."
Pour tenter de mesurer la fréquence du phénomène, franceinfo a contacté, en se faisant passer pour des victimes de violences, le 3919 à dix reprises en deux jours. Ces appels, compris entre sept et seize minutes, ont été abrégés dès qu'il était clair que l'écoutante assurait sa mission d'écoute sans problème particulier. Dans la moitié des cas, aucune écoutante n'était disponible, un message enregistré nous prévenant que celles-ci étaient toutes déjà "en ligne". Sur les cinq appels où un échange s'est engagé, l'écoutante a fait preuve de la bienveillance attendue.
S'il y a eu des choses mal vécues par les personnes qui nous ont appelés, il faut qu'elles nous le signalent pour comprendre ce qu'il s'est passé. C'est important qu'on reprenne ce qui s'est passé avec l'écoutante.
François Briéà franceinfo
C'est ce qu'ont fait trois des quatre femmes que nous avons contactées. Valérie et Sylvie ont ainsi rempli un formulaire sur le site internet de la FNSF. A la mi-juillet, le coordinateur des écoutantes du 3919 a confirmé à Sylvie que l'écoutante qui lui a répondu a été "identifiée" et "convoquée" pour un échange sur ce qui s'était passé.
Un problème de subventions
"On essaie de s'améliorer en fonction des moyens qui nous sont alloués", souligne aussi Françoise Brié. Car la question financière est fondamentale, pour pouvoir assurer une écoute de qualité. Une fois sur deux, selon notre test réduit, et un peu moins de trois fois sur dix selon les chiffres de 2015 fournis par "Violences femmes info", une femme qui compose le 3919 ne trouve personne pour prendre son appel. Un problème ancien, comme en témoigne un article de Slate daté de 2013.
Avec 1,4 million d'euros de subventions gouvernementales, qui finance principalement le fonctionnement du 3919, la FNSF peut rémunérer 25 écoutantes, soit l'équivalent d'une quinzaine de temps-plein. Pas assez pour répondre aux plus de 65 000 appels reçus, pour 48 000 appels traités, en 2015.
*Les prénoms ont été modifiés.
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