Violences faites aux enfants : des médecins, poursuivis devant le Conseil de l'ordre après avoir donné l'alerte, dénoncent la "loi du silence"
En 2016, Florence*, pédopsychiatre, reçoit en consultation un petit garçon de 6 ans qui présente des troubles du comportement, alors que ses parents sont en pleine séparation. Rapidement, elle perçoit des "signaux d'alerte" : elle est témoin d'"insultes" du père envers la mère et son fils, et des "faits de violences conjugales" lui sont rapportés par la maman. En parallèle du suivi psychologique, elle décide donc de signaler aux autorités judiciaires et administratives la situation potentiellement dangereuse dans laquelle se trouve l'enfant.
Une enquête sociale est diligentée par le procureur à la suite de son alerte, qui aboutit au placement des trois enfants de la fratrie entre un établissement d'accueil de jour et le domicile de leur mère. En 2019, le père du jeune patient, qui a entre-temps été condamné pour violences conjugales et n'est plus autorisé à voir ses enfants seul, porte plainte devant l'Ordre des médecins contre Florence. En 2021, la pédopsychiatre reçoit un avertissement de la chambre disciplinaire régionale de l'Ordre des médecins. Une sanction confirmée, deux ans plus tard, en appel.
Près de 50 médecins poursuivis en huit ans
Le tort de la praticienne ? Avoir rédigé, en plus de son signalement, un certificat médical dans lequel elle ne détaille pas la situation de violence qu'elle dit avoir observée et qu'elle impute au père. L'Ordre des médecins y voit "un certificat tendancieux pouvant être instrumentalisé", selon la décision rendue en appel, que franceinfo a pu consulter. La médecin est accusée d'avoir, dans un signalement au juge des enfants, utilisé des "termes dépréciatifs" à propos du père. Aujourd'hui, Florence, "épuisée", a fait appel au Conseil d'Etat pour contester cette sanction.
Son cas est loin d'être isolé, même si les poursuites concernent un nombre limité de soignants. Selon l'Ordre des médecins, 48 praticiens ont ainsi été poursuivis entre 2014 et 2022 après des alertes concernant de potentielles violences physiques, sexuelles ou psychologiques sur des mineurs. Dans l'immense majorité des cas, le plaignant est la personne suspectée de violences. Il est reproché aux médecins la rédaction de "certificats de complaisance" et/ou "l'immixtion dans les affaires de famille sans raison professionnelle". Des pratiques proscrites par le Code de déontologie médicale. En cas de sanction, ils peuvent recevoir un avertissement, un blâme, une interdiction d'exercice temporaire de la médecine, voire une radiation. Dans les cas où la justice est saisie, ils s'exposent en outre à des condamnations pour "dommages et intérêts" et "dénonciation calomnieuse".
Pourtant, l'article 43 du Code de déontologie médicale désigne le médecin comme "le défenseur de l'enfant lorsqu'il estime que l'intérêt de sa santé est mal compris ou mal préservé par son entourage". Et l'article 44 prévoit qu' "il alerte les autorités judiciaires ou administratives" lorsque son patient, "victime de sévices ou de privations", est "mineur". Par ailleurs, selon l'article 226-14 du Code pénal, " la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire" du professionnel de santé qui effectue un signalement pour un mineur en danger ne peut être engagée s'il a agi "de bonne foi".
Moins de 5% des signalements émanent des médecins
Alors, comment expliquer ces sanctions ? Le Code pénal demande aux médecins de signaler une situation de danger potentiel en contactant le procureur de la République ou une cellule départementale dédiée. Mais il s'agit d'une possibilité et non d'une obligation de signalement, comme c'est le cas aux Etats-Unis ou au Canada. Seuls les médecins fonctionnaires, à l'instar des médecins scolaires, y sont tenus par l'article 40 du Code de procédure pénale.
En France, moins de 5% des signalements concernant des mineurs en danger ou pouvant l'être proviennent des médecins, a constaté la Haute Autorité de santé (HAS) en 2014. En cause, justement, cette absence d'obligation de signalement, estime un rapport de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), paru le 17 novembre. Mais aussi le "risque, fortement dissuasif (...) de poursuites disciplinaires par le Conseil de l'ordre". Les médecins qui effectuent des signalements et sont ensuite poursuivis ont donc souvent l'impression que leur démarche, parce qu'elle est rare, a été mal comprise.
"Le signalement est perçu par les personnes qui abusent des enfants, et parfois même par l'Ordre des médecins, comme une dénonciation."
Laure*, pédopsychiatreà franceinfo
"Or, ce n'est que ça : un signalement d'une situation potentiellement dangereuse pour un enfant vulnérable", assure la médecin, condamnée à trois mois d'interdiction d'exercer en 2022 après un signalement pour suspicion d'inceste.
Les praticiens sont parfois suspectés de prendre parti pour l'un des parents, dans le cadre d'un conflit familial. "L'Ordre considère que lorsqu'on nous amène un enfant, ce dernier nous dit ce que le parent veut qu'il dise, sans que le médecin puisse faire preuve de discernement", estime Patricia*, généraliste condamnée en 2021 à un blâme pour "certificat de complaisance".
"Ne pas prendre position"
Les médecins peuvent aussi être poursuivis en raison de la forme de leur alerte, et non de sa légitimité sur le fond. En cause, notamment : des textes pas toujours très clairs sur la bonne manière d'effectuer un signalement. Selon le Code de déontologie, le professionnel doit ainsi faire preuve "de prudence et de circonspection" dans ses écrits, sans que ces notions soient définies plus précisément. Afin d'éviter les poursuites, les médecins "ne doivent pas prendre position sur la responsabilité de la situation [de violences] en l'imputant à un tiers", conseille Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi, vice-présidente du Conseil national de l'ordre des médecins.
"Le médecin doit recueillir la parole de l'enfant sans polluer ou orienter son discours (...) et doit se restreindre à ce qu'il constate médicalement."
Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi, vice-présidente du Conseil national de l'ordre des médecinsà franceinfo
Elle incite également les médecins à se référer aux modèles de signalements mis à leur disposition par l'Ordre, ou à contacter les commissions départementales vigilance-violences-sécurité, déployées depuis 2020 pour conseiller les praticiens. Or, ces consignes de l'Ordre sont parfois inconnues des médecins... ou volontairement ignorées. "Si on ne peut pas nommer l'auteur suspecté des violences dans un signalement, on met quoi ? Comment fait-on pour dénoncer un inceste sans s'immiscer dans les affaires de famille ?" s'insurge ainsi la pédopsychiatre Françoise Fericelli, cofondatrice du collectif Médecins Stop Violences qui regroupe 70 praticiens militant pour l'évolution de la loi sur le signalement. "Il est normal de devoir respecter des règles, reconnaît Margot Bayart, vice-présidente du syndicat MG France, premier chez les médecins généralistes. Mais même lorsque les médecins sont de bonne foi, ils peuvent se retrouver dans l'embarras parce que les formes n'y sont pas ou parce qu'on attaque quelqu'un qui a le bras long."
Vers une obligation de signalement pour les médecins ?
Pour mieux protéger les médecins et les victimes mineures, le collectif Médecins Stop Violences demande que la loi introduise une "obligation de signalement" pour les soignants qui suspectent des violences. Il souhaite aussi que ces derniers soient mieux protégés, en rendant toute plainte devant l'Ordre des médecins "irrecevable" lorsque "l'enjeu est la protection d'un enfant", et en demandant à la justice de préserver l'anonymat des médecins signalants. Ses propositions, comme l'explique L'Obs, sont soutenues par certains avocats mais aussi par des syndicats de médecins et des associations contre les violences sexuelles.
Dans son dernier rapport, la Ciivise se prononce de nouveau pour une obligation de signalement et pour une meilleure protection des médecins. D'autres défenseurs des médecins "protecteurs", comme la pédopsychiatre Catherine Bonnet, réclament même que l'interdiction des poursuites après un signalement pour des suspicions de violences sur un mineur s'étende à toute action civile, pénale, disciplinaire et administrative.
Depuis le début des années 2000, des parlementaires ont, par 12 fois, tenté d'intégrer ces différentes propositions dans la loi, en vain. Un texte de 2015 a bien clarifié la procédure de signalement, en estimant qu'un médecin ayant agi "de bonne foi" et ayant effectué un signalement dans les règles ne peut engager sa "responsabilité civile, pénale ou disciplinaire". Mais elle n'a pas empêché certains signalants d'être sanctionnés depuis. Margot Bayart, du syndicat MG France, estime donc qu'il faut "élargir les règles du signalement pour protéger au maximum celui qui signale", sans se prononcer sur le moyen de le faire.
De son côté, l'Ordre des médecins n'est pas favorable à une obligation de signalement, craignant que cela aboutisse à un "éloignement des soins" des mineurs par les auteurs des violences. La vice-présidente du Conseil de l'ordre estime toutefois "nécessaire de renforcer l'information et la formation des médecins sur ce sujet et de protéger sur le plan juridique (...) le médecin qui signale de bonne foi". Elle assure à cet égard préparer un "projet législatif" et précise qu'il a été présenté "aux ministères concernés". Sollicités à propos des suites qu'ils souhaitent ou non apporter aux demandes d'évolution de la loi, ni le ministère de la Santé, ni le secrétariat d'Etat chargé de l'Enfance n'ont répondu à franceinfo.
"Huit ans de combat à s'épuiser"
Pour les médecins concernés interrogés par franceinfo, il est souvent trop tard. Tous décrivent des poursuites extrêmement difficiles à vivre, alors qu'ils ont le sentiment d'avoir agi "au nom du serment d'Hippocrate". "Ça m'a beaucoup torturé de me retrouver jugé par mes pairs", explique Vincent, médecin généraliste, récemment poursuivi pour "immixtion dans les affaires de famille" après la délivrance de certificats médicaux .
"Je me demande parfois si j'ai bien fait et si, à l'avenir, je devrai faire les choses différemment."
Vincent, médecin généraliste poursuivi pour "immixtion dans les affaires de famille"à franceinfo
"Pour moi, c'était huit ans de combat à s'épuiser, c'est cauchemardesque", renchérit Eugénie, interdite de pratiquer durant trois mois, dont un avec sursis pour "immixtion dans les affaires familiales". Catherine Bonnet, initialement sanctionnée en 1998 de neuf ans d'interdiction d'exercice de la médecine dans quatre affaires différentes – puis à 15 jours d'interdiction et à un blâme en appel – a vu sa trajectoire professionnelle coupée en plein vol. "J'ai perdu ma patientèle en quelques mois", se rappelle la médecin qui a dû attendre fin 2004, et l'extinction de huit poursuites administratives ou pénales en France, pour pouvoir exercer de nouveau, à l'étranger cette fois.
Si certains praticiens, comme Vincent, continuent d'effectuer des signalements "peu importe les conséquences", de nombreux autres ont trouvé un moyen de se protéger des poursuites. Après la plainte déposée contre elle, Laure est ainsi partie à la retraite plus tôt que prévu. "Je ne voulais pas devoir entendre un jeune patient et faire comme si je n'avais pas entendu, ou minimiser totalement la situation dans un signalement." Florence, elle, fait désormais "relire [s]es signalements par un avocat." De son côté, Eugénie assure rediriger certains patients vers des psychologues, qui, n'étant pas médecins, ne risquent pas de poursuites devant l'Ordre. Un bricolage qui désole les soignants. "Comme les victimes de violences, on est condamnés à la loi du silence", se désespère Eugénie.
* Les prénoms suivis d'un astérisque ont été modifiés.
Si vous êtes un enfant en danger, si vous êtes une personne témoin ou soupçonnant des violences sexuelles faites à un enfant ou si vous souhaitez demander conseil, il existe un numéro national d'accueil téléphonique pour l'enfance en danger : le 119, ouvert 24h/24 et 7j/7. L'appel est gratuit et le numéro n'est pas visible sur les factures de téléphone.
Il est aussi possible d'envoyer un message écrit au 119 via le formulaire à remplir en ligne ou d'entrer en relation via un tchat en ligne : allo119.gouv.fr.
Pour les personnes sourdes et malentendantes, un dispositif spécifique est disponible sur le site allo119.gouv.fr.
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