Ils s'immolent par le feu : les raisons d'un geste désespéré
En 2012, plus d’une dizaine de personnes se sont suicidées de cette manière en France. Francetv info revient sur ce phénomène tragique.
Ils se sont immolés par le feu devant des agences de la CAF, devant une trésorerie générale, devant un foyer social ou une mairie... 15 février 2013 : un homme a tenté de s'enflammer en pleine rue à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), un peu plus tard dans la même journée, un chef d'entreprise a été grièvement brûlé après avoir utilisé la même méthode pour se suicider à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie) sur le parking de sa société. 13 février 2013 : un chômeur en fin de droits se tue devant une agence Pôle Emploi, à Nantes (Loire-Atlantique). Et d'autres cas ont eu lieu l'année précédente. Le 6 avril 2012, un SDF à Saint-Priest (Rhône) ; le 15 février 2012, une femme à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) ; le 10 février 2012, un salarié de Carrefour à Chambourcy (Yvelines).
Qu'est-ce qui pousse ces personnes à s'asperger d'essence puis à allumer un briquet ? Pourquoi choisir ce type de suicide spectaculaire ? Francetv info a essayé de comprendre l’ampleur et les raisons de ce geste désespéré.
Qu’est-ce que l’auto-immolation?
Le sociologue britannique Michael Biggs rappelle dans son ouvrage Mourir sans tuer : les auto-immolations de 1963 à 2002 (Dying Without Killing : Self-Immolations from 1963 to 2002) que le sens originel du mot "immolation" est "sacrifice". "L'immolation est un acte de protestation (...) qui n'est pas forcément commis par le feu", précise le sociologue. Dans le contexte d'aujourd'hui, le terme indique généralement "le suicide commis par le feu".
Ces dernières années, ce sont les images des moines tibétains enflammés qui ont marqué les esprits. Et pour cause : depuis 2009, au moins 101 Tibétains se sont suicidés par le feu – ou ont tenté de le faire – pour protester contre la répression chinoise.
Une revendication politique ou une protestation sociale ?
Au XXe siècle, le monde occidental a connu l’immolation par le feu comme une forme de revendication politique extrême. En 1969, un étudiant contestataire, Jan Palach, s’immole à Prague pour protester contre l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes de l'URSS et du Pacte de Varsovie. En 1998, Alfredo Ormando, écrivain homosexuel sicilien, s'immole par le feu sur la place Saint-Pierre, au Vatican, pour contester l'attitude de l'Eglise catholique vis-à-vis des homosexuels.
Mais aujourd'hui, la situation a changé, estime le sociologue Michael Biggs, contacté par francetv info. "Quand un moine bouddhiste s’immole en Chine, c’est toujours un geste politique fort. En revanche, les personnes qui s'immolent en France ne le font pas pour les mêmes raisons."
Annamaria Rivera, anthropologue italienne, souligne aussi cette différence entre le suicide par le feu en Asie et au Maghreb et dans des pays européens, dans son livre Le feu de révolte (Il fuoco della rivolta).
"En France, comme en Italie, les motivations pour ces actes concernent plus souvent le monde du travail, la protection sociale et les conditions de logement. Pourtant, ce qui est commun à toutes les immolations par le feu, c’est que les suicidaires sont des personnes au bout du rouleau qui n’ont pas réussi à se faire entendre. Que la cause soit politique ou pas, la revendication est toujours la même : réaffirmer sa propre identité et faire entendre sa voix", analyse-t-elle pour francetv info.
Est-ce une volonté de rendre public un suicide ?
Contrairement aux suicides qui se font généralement à l’abri des regards, les immolations par le feu sont destinées à être vues. "Très souvent, ces suicidaires cherchent à informer les médias ou leur entourage du lieu et du moment de leur passage à l’acte, comme le montre le cas de l’homme qui, avant de s'enflammer à Nantes, avait informé les médias de son intention", explique Michel Debout, professeur de médecine légale et ancien président de l'Union nationale de prévention du suicide, contacté par francetv info.
Michael Biggs compare ce type de geste à la grève de la faim. "Le type de contestation est le même. Dans les deux cas, nous voyons une personne souffrir et nous sommes absorbés par sa douleur. Toutefois, il y a une différence importante : la grève de la faim nous choque par sa durée et elle ne doit pas finir tragiquement, alors que l'immolation par le feu choque par sa puissance visuelle."
Existe-t-il un profil type du suicidaire ?
Dans une étude (en anglais) publiée en 2011, un groupe de psychiatres américains de Seattle a décrit le profil type des immolés par le feu européens : "Ce sont habituellement des hommes, et bon nombre d'entre eux souffrent de troubles mentaux."
Pour le médecin Michel Debout, la réalité est beaucoup plus complexe. "Je ne trouve pas qu'il y existe un profil type. Il s'agit peut-être de personnes plutôt impulsives, mais étant donné les préparations que ces gens font avant le passage à l’acte, cette affirmation est aussi à prendre avec des pincettes. Ce sont des personnes qui vivent, ou ont l’impression de vivre, une injustice."
C’est dans le fait social qu’il faut chercher les causes de l’immolation par le feu, d'après Annamaria Rivera. Il n’y aurait donc pas de profils à risque, mais plutôt des situations à risque : le chômage, une situation de précarité extrême ou le surendettement. L’anthropologue italienne va même plus loin et affirme que c’est le symptôme d’une société qui ne prend pas soin de ses membres. "L’immolation par le feu correspond à un échec politique des syndicats et des mouvements sociaux, qui se révèlent incapables de répondre aux besoins des plus précaires."
Le phénomène prend-il de l'ampleur ?
Les chiffres officiels n’existent pas, mais une recherche sur les sites d'information permet rapidement de recenser onze cas d’immolations au cours de l’année 2012.
Pour Annamaria Rivera, il s’agit d’une pratique qui prend de l'ampleur. "Les politiques d'austérité, la crise et la précarité sont des facteurs qui expliquent la hausse des suicides en général. Il ne faut donc pas être surpris de l'augmentation des immolations par le feu."
Pourtant, Michel Debout nuance : "Il faut être prudent. Faute de chiffres officiels, nous ne pouvons pas vraiment parler d’une augmentation. Il est toutefois vrai que, ces derniers temps, on en parle davantage."
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